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par Laurent Vogel

Laurent Vogel est chercheur senior à l’Institut syndical européen (ETUI), dont il a dirigé le département Conditions de travail, santé et sécurité de 2008 à 2013. À travers sa longue expérience dans le domaine de la santé au travail, il nous livre ici un regard syndical et européen sur les différents rapports à l’expertise entretenus par les syndicats en Europe.

 

Vogel

Comment décririez-vous les différents rapports à l’expertise qui existent au sein du syndicalisme européen ?
Il existe deux différences importantes. La première a trait aux divergences de culture et de stratégie syndicale qui peuvent exister d’un pays à l’autre. Dans nombre de pays (à l’image de l’Allemagne par exemple) les syndicats préfèrent avoir recours à des experts externes dans des domaines perçus comme plutôt « techniques » ou « scientifiques ». D’autres estiment au contraire qu’il y a une place pour une expertise propre au monde syndical, même dans ce type de domaines. Ces divergences s’observent particulièrement bien dans le cadre des comités d’entreprise européens. Sur des questions comme l’emploi et les restructurations, tout le monde est d’accord pour dire qu’elles incombent aux syndicats. Mais lorsqu’on aborde des enjeux plus techniques, comme les risques chimiques par exemple, les Allemands auront plutôt tendance à vouloir s’en remettre à des expertises externes des organismes techniques de prévention des risques professionnels.
La seconde différence relève quant à elle du cadre législatif propre à chaque pays. Elle est évidemment liée à la première. On peut en effet penser que la mobilisation syndicale de l’expertise est ce qu’elle est en France en grande partie grâce aux possibilités ouvertes par la législation. Une situation qui tranche avec l’Angleterre, où le droit à l’expertise n’est tout simplement pas reconnu, ce qui affecte nécessairement la culture et la stratégie syndicale à son égard.

 

Quel regard portez-vous sur l’existence d’un véritable marché de l’expertise, notamment dans le secteur de la santé au travail ?
Comme dans tous les marchés, le meilleur côtoie souvent le pire. Et c’est vrai que l’on se place du côté des producteurs ou de celui des demandeurs. Côté producteurs, un des soucis principaux concerne la méthodologie utilisée. Par exemple, envisage-t-on la participation active des travailleurs comme une véritable plus-value ou comme un simple argument « marketing » ? L’expertise proposée s’appuie-t-elle sur une connaissance poussée du domaine concerné ? On assiste parfois à des formes d’expertise si naïves qu’elles peuvent se révéler nuisibles, peu importe la bonne foi de leur concepteur. Il faut se méfier en particulier du culte du chiffre : les indicateurs statistiques ne sont pas toujours les plus pertinents. Faire parler les travailleurs est souvent plus important que d’aligner des camemberts et des graphiques. À ce sujet, en matière de risques psychosociaux – et sans prétendre qu’ils excellent tous – les instituts liés au mouvement syndical affichent généralement un souci de rigueur plus grand que beaucoup de cabinets indépendants.
Côté demandeurs maintenant, il faut se méfier d’un excès d’instrumentalisation. Il est en effet légitime pour les syndicats de mobiliser l’expertise pour appuyer des revendications ou pour débloquer des situations. Mais quand la seule finalité d’une recherche est d’appuyer des conclusions formulées à l’avance, elle perd forcément en qualité et/ou en légitimité… Par ailleurs, il faut éviter de se retrouver piégés par ses propres choix d’expertise. Je me souviens d’une entreprise chimique où des cas de cancers s’étaient multipliés dans un atelier qui était malheureusement trop petit pour qu’une enquête épidémiologique puisse se révéler probante, surtout si l’on tenait compte des expositions multiples et des localisations différentes des cancers. Or, les syndicats se sont tout de même lancés dans cette voie – sans succès – alors qu’une approche basée sur la toxicologie ou l’ergotoxicologie aurait eu plus de chance d’aboutir à quelque chose.

 

Pensez-vous qu’il existe une tendance à « l’expertisation » de la stratégie syndicale en Europe ?
On ne peut pas vraiment parler de tendance uniforme à la substitution de l’expertise à l’action syndicale en Europe, même si elle est clairement repérable dans certains secteurs et/ou pays. Selon moi, c’est un constat qu’il s’agit de nuancer, de même que ses causes probables. Si le recours à l’expertise peut en effet s’inscrire dans une stratégie de compensation face à un rapport de force (par exemple numérique) défavorable, elle peut également être une façon pour des syndicats puissants de s’affirmer dans des domaines dans lesquels on leur avait jusque-là refusé toute légitimité.

 

Quant est-il au niveau européen ?
Il faut savoir qu’au niveau européen, on n’a absolument pas considéré la question du droit à l’expertise. Les formulations législatives européennes restent extrêmement générales et on renvoie donc chacun à sa propre réalité nationale. Idem en ce qui concerne les comités d’entreprise européens. La directive fixe un cadre général, mais son application concrète dépend de la situation propre à chaque comité. Or, dans la pratique, celle-ci est généralement influencée par la culture nationale dominante dans l’entreprise, que ce soit la France à EDF ou l’Allemagne chez Volkswagen. On peut le regretter ou non. Mais il faudrait à tout le moins que dans des domaines complexes où le niveau d’information est forcément inégal, le droit à la consultation inclue le droit à l’expertise. Par ailleurs, il existe une volonté, au niveau européen, de développer une expertise syndicale propre. Pas en autarcie, mais de manière à pouvoir répondre aux soucis méthodologiques propres au monde syndical que sont notamment la multidisciplinarité et la participation active des travailleurs. C’est autour de ces axes que s’est construit l’Institut Syndical Européen qui collabore avec de nombreux instituts syndicaux nationaux dans différents réseaux et à travers des projets de recherche communs.

 

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