5 minutes de lecture

renault

Le sous-titre attire immédiatement l’attention : « De Pierre Bourdieu à Carlos Ghosn ». Outre que le second pourrait difficilement passer pour un sociologue et ne doit pas nécessairement consacrer beaucoup de temps à la lecture (encore que durant les longs vols Paris-Tokyo ?), on se doute que c’est d’un changement complet de monde qu’il va s’agir. Comme une « autobiographie » d’un chercheur « au travail » en même temps qu’une tranche d’histoire de l’entreprise Renault : 1984-2005.

 

L’auteur pour commencer : Jean-Claude Monnet a d’abord été chanteur et artiste de variété ; il en a conservé le goût des mots et de la mise en écriture : six « Rapports » (produit attendu du chercheur et terme de mécanique auto) et un point « R » comme marche arrière, retour en arrière, structurent le livre, calés sur le schéma graphique d’une boite de vitesse de voiture. Soixante-huitard, il avait cherché à entrer dans la « forteresse » au moment des « événements ». Puis lui vint l’idée de devenir sociologue (Bourdieu) et plus encore de faire profession de sociologue au sein d’une grande entreprise (1984). L’époque était au rapprochement « Sciences sociales et entreprises » : chaque année, Alain d’Iribarne pour le CNRS et moi-même, pour le ministère de la Recherche, organisions des rencontres à Cargèse en Corse avec des entreprises qui voulaient mieux se connaître et des chercheurs qui commençaient à les connaître de l’intérieur. Jean-Claude Monnet en était. Il raconte avec une grande élégance d’écriture ces épisodes, ceux de la recherche partenariale et l’aventure d’un autre regard sur l’entreprise tout en étant dans l’entreprise.

 

Comment fait-on une carrière de sociologue cherchant et agissant dans une grande entreprise : il y faut d’abord beaucoup de persévérance. On le sent au fil des changements de services et de directions, ou d’interlocuteurs. Les « rattachements » de la recherche « socio-économique » sont significatifs, les intitulés aussi : de la Direction des études et de la Prospective à la Direction de la Recherche (en fait une fausse bonne idée car on ne peut pas faire comme si la sociologie était de la R et D pure et dure…). Et pourtant elle est bien utile à la conduite des affaires.

 

En arrivant chez Renault l’une des premières analyses du encore jeune chercheur : « les inégalités de carrière entre les cadres de l’interne et ceux des grandes écoles » (vertigineuses !). L’auteur avec d’autres chercheurs travaillera ensuite au MIDES, un grand moment dans la vie sociale de l’entreprise (Mutations Industrielles et Dynamique Economique et Sociale), une réflexion prospective sur l’avenir de l’entreprise et tous ceux qui la composent : au cœur l’évolution de la fonction ouvrière. Puis à la direction de la formation et du développement social où René Tijou créé un véritable pôle d’études sur le travail. Modernisation de l’organisation du travail, développement social des salariés en leur ouvrant des possibilités de parcours, refus de la formation « catalogue ». C’est aussi la période des politiques « qualité » : beau sujet de recherche, par quels mécanismes subtils une équipe, un service génère de la qualité…ou de la non-qualité. On est au cœur de l’alchimie très particulière qu’est le travail. Durant les années 1980-90, on croit que l’organisation du travail peut renforcer la compétitivité et permettre le développement des hommes, leur montée en compétences, leur responsabilisation. C’est le temps de la « démocratie industrielle » que décrit Bruno Trentin dans son livre La Cité du travail (cf article de Danielle Kaisergruber dans Metis). Ce n’est pas une problématique de ressources humaines. Jean-Claude Monnet est d’ailleurs volontiers ironique sur ceux qu’il nomme « les professionnels de la profession RH » qui font de la gestion des hommes une technique comme une autre.

 

Les six « Rapports » se lisent comme un récit de vie professionnelle et intellectuelle, et aussi en pointillés comme une histoire d’entreprise : les marques laissées par l’assassinat de Georges Besse en 1986, lui qui avait supprimé 20 000 emplois au début des années 1980 et fait prendre conscience à l’entreprise qu’elle était mortelle, l’échec de la fusion Renault-Volvo en 1993. En analysant cet échec à chaud puisqu’ils y sont mêlés, les chercheurs mettent en évidence le tropisme franco-français de l’entreprise, « l’hexagonalité du losange » écrit l’auteur dans une belle formule. On en tirera en partie les leçons dans la conduite du rachat de Dacia en Roumanie. Les sociologues soulignent l’importance des langues, et à quel point parler approximativement une tierce langue induit de fausses complicités et de vrais malentendus. On devrait y penser davantage s’agissant de l’Europe.

 

Au fil du temps, et de vraies réussites, de collaborations fructueuses avec les opérationnels, les hommes de terrain, le sociologue est de plus en plus impliqué, intégré dans les équipes-projets. Les sciences sociales oeuvrent auprès des responsables qualité, puis dans les organisations par projets auxquelles sont associées des équipes comme celle de l’Ecole Polytechnique, (Christophe Midler en particulier), puis sur des questions de design ou de mobilité dans la ville. Alors comme Monnet tient à garder son positionnement de chercheur, son regard critique, ça passe ou ça casse. Et ça a cassé en 2005, enclencher la marche arrière, regarder en arrière : c’est que l’entreprise n’est plus la même.

 

On ne réfléchit plus sur le travail, on ne cherche pas à le changer, on en mesure les effets, on l’affuble d’indicateurs multiples. L’entreprise va vite, s’ouvre à tous les vents internationaux, court après son cours de bourse et n’a plus de temps à consacrer à la réflexion sur elle-même. Et pour savoir ce qu’elle perd, ce que l’approche sociologique apporte à l’entreprise : lisez le livre…

 

PASSAGE 6 R

Carreaux cassés, murs crevassés, l’Ile Seguin porte une usine aux yeux crevés…

Les dernières voitures fabriquées se sont dispersées sur les routes.

Le vent qui court sur le dos de la Seine se souvient des mains et des visages ouvriers.

 

Jean-Claude Monnet : Un sociologue chez Renault. Armand Colin, 2013

 

Print Friendly, PDF & Email
+ posts

Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.