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La littérature comme les organisations syndicales en témoignent : tensions, malaises, crises identitaires, pathologies, dérapages, se multiplient dans les services, au sein des institutions, entreprises et administrations.
D’un coté, il est normal et rassurant que l’investissement subjectif demandé, justement au nom de la performance -financière et budgétaire-, ne cesse de s’accroitre. Il est bon que le travail exige une expression de soi, des savoir-faire, de l’intelligence. C’est un gage de productivité du travail. De l’autre, bien des signes montrent qu’il est difficile de s’y retrouver aujourd’hui. On doit souvent accepter de faire des choses « qui n’en valent pas la peine ». On est aussi souvent condamné à ne pas pouvoir faire ce qui serait pourtant utile, sinon efficace… La porte est alors ouverte, d’un coté pour la montée des incivilités, et de l’autre, pour la multiplication de comportements douteux sinon, frauduleux comme en témoignent les affaires récentes, petites et grandes, dans le privé et le public, dans la santé comme dans la police (politique du chiffre) ou dans les services financiers (politique du résultat).

 

industrialisme

Un travail qui en vaut la peine, sous peine d’être malade…
La domination du champ de l’économie produit une extension de l’humanité sur la nature, mais également, une réduction de l’homme (vie psychique, spirituelle…) individuel et social à ses « besoins » et à leur satisfaction par la consommation. L’industrialisme est aujourd’hui le modèle de référence qui justifie de mettre les « services au service de l’économie ». Il ne veut s’intéresser qu’à la dimension instrumentale du travail pour le salarié (accéder à des revenus). Sous prétexte de scientificité, le mesurable est privilégié au point de limiter la prise en compte de la production à ses seuls effets matériels. La contribution du travail est réduite à la valeur de ses expressions mesurables et gestionnaires ; des outputs tangibles dénombrables et mesurables en volumes et en coût. Dans ce modèle, l’efficacité se dit dans le registre d’une performance économique (monétarisée) et concurrentielle (compétitivité relativement aux concurrents, ou du « public » relativement au privé).
Parce qu’il est confrontation au réel (lequel résiste à l’idéel), le travail est effort, il est peine. Pour autant, il est acceptable et potentiellement même une ressource, à condition qu’il soit l’expression d’une victoire (la réduction des écarts), d’une projection de soi, d’une extension de chacun…, quand il est production de valeur. Alors, du point de vue de celui qui « peine », le travail en vaut la peine ; il est sublimation et plaisir. L’expérience quotidienne du travail n’est pas douleur ou souffrance, même s’il est dur et difficile, s’il vaut pour le travailleur comme pour la société qui l’abrite, l’emploie et le paye. Son travail est alors une opportunité de projection de lui-même dans le monde (dimensions expressives du travail), il est engagement subjectif, il peut « s’y reconnaître ».

 

La production servicielle exige un travail de plus en plus intellectuel
Il faut le rappeler, la subordination « industrialiste » qui fonde le salariat n’est pas démocratique. Elle est clairement en écart avec le principe de l’égalité en droit et en dignité dus à chacun. L’entreprise fondée sur la subordination relève ainsi, vue des sciences politiques, de l’univers domestique. Elle met le salarié au service du patron, du client, de l’actionnaire comme le domestique l’est au maître et l’enfant au père.
Fort de son succès dans le champ des productions matérielles et par l’intégration des nouvelles technologies, l’industrialisme atteint les services publics, y compris les services publics régaliens. L’univers des organisations ou institutions « productives » publiques (dont la production des services publics et des services de santé et de sécurité) est désormais sous la domination de cette pensée industrialiste. Une doctrine selon laquelle ; la valeur se mesure, la performance consiste à satisfaire une demande, la rationalité gestionnaire exige des objectifs et l’efficience se mesure à la réduction des coûts.
New public management, LOLF, RGPP et maintenant MAP…, sont des avatars de cette pensée transposée aux services publics. La qualité des services publics dans cette conception est sensée « satisfaire une demande sociale ». Et l’on sait bien que l’expression et l’interprétation de cette demande sont un enjeu tant il est vrai qu’elle n’existe pas avant sa construction par le politique. Là est cependant la légitimité supposée de l’activité dans cette pensée. La valeur résultante est évaluée à l’aune de ce qui est mesurable, en termes d’atteinte d’objectifs chiffrés. Là est la référence à l’efficacité présumée ! Le couple « légitimité efficacité » est ainsi réuni, mais sur un mode réducteur et d’une manière particulière qui n’a rien de naturel : des objectifs mesurables censés répondre à une demande sociale. Ce couple infernal explique autant qu’il justifie, la managérialisation des services et la manière actuelle d’en désigner la modernité.

 

L’histoire continue…
Les témoignages et les réflexions sur le mal être dans les services en général et plus particulièrement dans les services publics et la fonction publique régalienne, indiquent le grand écart qui résulte de la transposition d’un système de valeur et de gestion d’une sphère, celle de l’économie, à une autre, le service de projets politiques. Ils disent combien la soumission relative du politique à l’économique est déjà réelle.
Au-delà, c’est dans la définition « industrialiste » de la performance que se situe la difficulté à s’y retrouver en termes d’éthique et de déontologie. Cette pensée industrialiste et la compréhension financiarisée de la valeur économique sont en tension avec la montée de l’économie servicielle, et de longue date, avec la notion même de service ou d’usage comme en témoigne par exemple la prise de conscience des pratiques d’obsolescence programmée pour les biens matériels. Elle l’est enfin plus récemment avec l’enjeu du développement durable. La valeur de l’activité humaine, individuelle, collective, sociétale, n’est pas réductible aux seuls échanges de produits matériels ou transferts de droits de propriété par l’échange marchand.

 

Cours camarade, le vieux monde est derrière toi !
Le travailleur n’est pas une ressource. Le travail n’est pas qu’instrumental. Il n’est pas nécessairement pénible, ni fatalement usure, contrainte et douleur. Cela ne veut pas dire que ce n’est pas souvent le cas, mais que cela peut être différent. Les principes d’organisation industrialiste ont été légitimes tant qu’ils ont été source d’efficacité. La tradition industrialiste pense le collectif efficace à condition d’être une chaine subordonnée d’individus coordonnés pour des productions mesurables et dénombrables. Ces compréhensions sont inadaptées à la nature même du travail en émergence ; le travail du service, le travail intellectuel, le travail de l’innovation, de traitement d’information dans la relation, dans la communication.
La production de valeur immatérielle (dont la sécurité, l’éducation, la santé…) exige des compétences collectives et de la coopérativité, entre acteur prestataire et avec les bénéficiaires. Le travail intellectuel en particulier et l’activité servicielle en général, ne sont pas divisibles au sens smithien du terme. Cela ne veut pas dire qu’il n’est pas possible ou nécessaire de procéder à des répartitions (une organisation) des activités et des tâches. Bien au contraire, la montée en complexité est la conséquence d’une interdépendance croissante du fait de l’allongement/enrichissement des processus de production. La division verticale du travail y est néfaste cependant, en ce qu’elle rompt l’unité de traitement de l’information, de la qualité de relation inhérente à tout travail intellectuel. Elle interdit, ou masque, la coproduction nécessaire à tout travail serviciel.

 

Là est l’écart pathologique, le siège de l’absurde. Acteurs des services publics, travailleurs intellectuels, producteurs de valeur servicielle non tangible, producteurs de pertinence et de sens…, sont concernés. Si tous n’en meurent pas, tous sont touchés. La doctrine industrialiste (les instruments de gestion, les pratiques RH) les empêche de faire ce que l’éthique, l’évidence, le bon sens…, commande pourtant à chacun de bien faire. Le management industrialiste focalise les efforts sur des objectifs dont le travailleur pas maître, en tous cas, pas individuellement. Il individualise à outrance, alors que la production ne peut être, comme sa valeur, que construite collectivement… Ce que rappelle Peter Drucker ; « la raison d’être des organisations, c’est d’obtenir des choses extraordinaires, avec des gens ordinaires »…
Pour que chacun puisse s’y retrouver au travail, il faut que l’engagement exigé « en vaille la peine ». Il appartient aux organisations de ne pas créer elles-mêmes des tensions telles, entre et légitimité et efficacité, qu’il ne resterait plus aux individus qu’à arbitrer, tantôt à leurs dépends, tantôt à celui des bénéficiaires, et parfois même au détriment de la morale ou de l’éthique. Il appartient aux organisations de réguler institutionnellement ces tensions, avant de demander aux managers de faire en sorte d’éviter que des lignes jaunes soient franchies, et à défaut, de se retrouver devant des juges.

 

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.