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Thomas Piketty met à nouveau sur la table un pavé de près de 1000 pages. D’une certaine manière c’est une suite au premier pavé « Les hauts revenus en France au XXe siècle » (publié en 2001) qui se terminait sur cette observation : « On ne peut cependant pas exclure que l’élargissement tendanciel des inégalités observé au cours des années 1980 – 1990 prenne des proportions plus imposantes lors des premières décennies du XXIe siècle ». Nous y sommes.

 

TP

On peut redouter sa lecture : mais le style est clair, la forme agréable à lire. Le cours de sa pensée se développe, avec une fluidité pédagogique, ponctué de « résumons » pour soutenir l’attention du lecteur (et le ramener à l’essentiel du fil de la démonstration). Les considérations méthodologiques ou théoriques nécessaires à la compréhension ou à la démonstration ont été renvoyées dans un entrepôt de notes et de données sur son site personnel.

 

Cette œuvre s’inscrit dans trois courants :
• le retour de la dimension patrimoniale dans l’analyse économique. Les grandeurs patrimoniales avaient pratiquement disparu des modèles économiques dans la seconde moitié du XXe siècle (comme André Babeau le note dans son livre « Richesses du monde »). Aujourd’hui les économistes s’aperçoivent qu’ils se donnaient une vision tronquée des dynamiques économiques.

• La mise en perspective historique. Cela est salutaire pour éviter de nous enfermer dans les représentations de nos courtes expériences historiques. Cette mise en perspective enrichit nos capacités d’analyse. Il faut ici être reconnaissant aux chercheurs qui mènent un travail de bénédictin pour tirer des archives des données qu’ils travaillent ensuite pour construire des séries cohérentes. De plus en plus de travaux dans cette veine sont publiés (par exemple le livre de Carmen M. Reinhart et Kenneth S. Rogoff- « Cette fois c’est différent » où ils analysent huit siècles de folie financière ). L’ignorance du passé est la chose du monde la mieux partagée ; et pourtant il n’est pas inutile de savoir, par exemple, que ce sont les pays anglo-saxons qui ont inventé l’impôt confiscatoire sur les revenus et les patrimoines jugés excessifs ( Aux Etats-Unis, dans l’après guerre, les taux supérieurs d’impôts sur le revenu ont dépassé 80% entre 1940 et 1963 et le taux supérieur de l’impôt sur les successions a été égal à 77% de 1941 à 1976).

• La ré-émergence d’un genre intellectuel : le livre de politique économique (par opposition à ladite science économique). Thomas Piketty le revendique. Les périodes de grandes crises ont été propices à ce genre comme l’a montré Arnault Skornicki dans « L’économiste, la cour et la patrie » : à l’orée de la révolution française, de nombreux essayistes (les Gournay, Quesnay, Mirabeau…) ont tenté de proposer de nouvelles voies. « Il s’agissait de construire une science d’État formée contre la société de cour et le système des privilèges, c’est-à-dire contre les formes dominantes de l’État sous l’ancien régime ».

 

Mais surtout Thomas Piketty cherche à mesurer en mobilisant ( avec d’autres chercheurs dans le monde entier) des données. Il procède d’abord d’une démarche empirique et part des faits qu’il reconstitue. Chaussé de la lunette « des déciles et des centiles de revenus ou de capital », Thomas Piketty essaie d’apporter des éléments de réponse à une question essentielle : qui gagne ? qui perd ?

 

Certes l’univers qu’il décrit est unidimensionnel : il nous fait voir un monde économique avec le filtre d’une seule couleur. Mais ce qu’il donne à voir est effrayant. Pour faire simple, ce qu’il démontre est que nous sommes en train de revenir au niveau des inégalités de patrimoine et de revenus que l’Europe avait connus à la Belle Époque, au début du XXe siècle, nourrissant une crise qui s’est dénouée par le communisme, la guerre, l’inflation, le développement des impôts etc.

Quelques chiffres :
– En France , le rapport valeur du capital/ revenu annuel national a pris les valeurs suivantes : il valait 680% en 1910, pour descendre à 278% en 1950, remonter à 368% en 1990 pour atteindre 605% en 2010. La mesure de la répartition du capital dans la société donne : en 2010, la part des 10% les plus riches atteint 62% du patrimoine total, celle des 50% les plus pauvres est de l’ordre de 4% et la classe moyenne, les 40% en détiennent eux 34%.
– Aux Etats-Unis, ce rapport valait 490% en 1910, 380% en 1950, 419% en 1970 et 431% en 2010. La répartition y est plus inégalitaire : la part des 10% les plus riches atteint 72% du patrimoine total, celle des 50% les plus pauvres est de l’ordre de 2% et la classe moyenne, les 40% en détiennent eux 26%.

 

Pour éviter tout cela, il propose une utopie : l’impôt mondial sur le capital, qui dit-il, pourrait éviter bien des modes dramatiques de réduction des inégalités. Évidemment, d’aucuns ont trouvé faible et irréaliste cette proposition .

 

En réalité, celle-ci découle d’un constat et d’une conviction. Toutes ces données qu’il a rassemblées sur plusieurs siècles, dans de multiples pays, d’où proviennent-elles ? Elles sont, pour l’essentiel, les traces d’un enregistrement lié à la fiscalité c’est-à-dire à la volonté des États de les connaître d’une manière systématique pour les taxer. C’est ainsi que les meilleures données seraient celles de la France qui, depuis la Révolution, a un État capable de lever l’impôt, d’enregistrer les successions etc.

 

Pas d’impôts, pas de données serait-on tenté de dire. Comme le dit Thomas Piketty : « il est important de bien comprendre que l’impôt est toujours plus que l’impôt ». Il induit des règles de représentation de la réalité économique. C’est ainsi que Thomas Piketty va jusqu’à préconiser un taux de 0,1 % pour taxer le capital, ce qui ferait de cet impôt une sorte de droit d’enregistrement plutôt qu’un véritable impôt. Pourquoi ? Cela rejoint sa conviction : dans une démocratie, pour dénouer les crises, il faut que les choses soient transparentes. La dernière phrase de son livre est : « le refus de compter fait rarement le jeu des pauvres ».

 

Mais il y a une autre raison. Visiblement, les données collectées par les pays sont aujourd’hui insuffisantes et lacunaires : la connaissance de la fortune des plus riches échappe aux Etats. On est quelque peu amusé (avec Thomas Piketty d’ailleurs) de le voir plonger dans les données collectées par Forbes pour nous apporter quelques résultats.

 

La montée des inégalités est aujourd’hui bien connue (cf. par exemple le compte-rendu fait sur les livres de François Bourguignon et de Joseph Stiglitz- cf Métis du 10 janvier 2012) mais à quoi est-elle due ? L’explication que Thomas Piketty en donne constitue un des points les plus intéressants de son travail.
Il s’appuie sur deux lois fondamentales du capitalisme qu’il résume par deux équations simples (il n’y en a que trois dans ce pavé !).

 

La première dit que la part α des revenus du capital dans le revenu national est égale au produit du rendement r moyen du capital par le rapport β du capital sur le revenu. On voit bien que si β augmente, la part 1-α du revenu obtenu par ceux qui n’ont pas de capital (ou peu) risque de diminuer : leur revenu augmentera alors moins vite que la croissance voir diminuera. D’où l’importance de connaître l’évolution du rendement r, du rapport β du capital au revenu et de leur produit r x β .

 

La deuxième loi dit que, tendanciellement, le rapport β du capital sur le revenu est égal au ratio taux d’épargne/taux de croissance. Or dit-il, in fine, tout dépend du fait que, historiquement, les taux de rendement moyen r du capital sont toujours (mais plus ou moins) supérieurs aux taux de croissance. C’est ainsi que les périodes de faible croissance voient inéluctablement s’accroître le rapport capital sur revenu. « En quelque sorte, dit-il, le passé tend à dévorer l’avenir : les richesses venant du passé progressent mécaniquement plus vite , sans travailler, que les richesses produites par le travail ». Or , historiquement, les périodes de forte de croissance ont été rares et il est probable qu’elles soient derrière nous , ce qui veut dire que le coefficient  devrait continuer à s’accroître.

 

Evidemment, une plus grande intensité capitalistique pourrait conduire à un taux de rendement du capital plus faible : mais il montre que plus on est riche, plus le taux de rendement de son capital est élevé. D’où une concentration de plus en plus forte des richesses.
Sans mécanismes correcteurs puissants, la tendance est inéluctable.

 

Certes le début du XXIe siècle n’est pas identique au début du XXe siècle : une classe moyenne s’est développée pendant le XXe siècle ce qui atténue les inégalités, l’État social a mis en place des dispositifs qui apportent des ressources à ceux qui n’ont pas de capital mais les très hautes rémunérations versées aux dirigeants/cadres supérieurs des grandes entreprises permettent des formes d’enrichissement inconnues jusqu’ici. Thomas Piketty parle de société hyperméritocratique (surtout développé dans le monde anglo-saxon) par opposition à une société hyperpatrimoniale où le capital hérité prend une place de plus en plus importante ( société de rentiers).

 

Pour bien mettre en évidence ce développement de la rente, Thomas Piketty a calculé pour la France:
– la part de l’héritage dans les ressources totales reçues au cours d’une vie en fonction de la naissance : cette part était de 12% pour la génération de 1930 ( 20 ans en 1950), de l’ordre de 14% pour les baby-boomers et aujourd’hui de 24%.
– le pourcentage de personnes qui, au sein d’une génération, reçoivent en héritage (sous forme de succession ou de donation) des sommes plus importantes que ce que les 50 % des personnes les moins bien payés gagnent en revenu de travail au cours d’une vie.
Ainsi, 4% de la génération née en 1930 a reçu en héritage l’équivalent d’une vie de travail, cette proportion est de 5/6% pour les baby-boomers. Aujourd’hui elle est de 13% et tend à s’accroître.

 

Cela a déjà un impact visible dans le niveau des prix des logements qui se maintiennent à un niveau très élevé malgré la crise, grâce notamment au fait qu’un nombre significatif de primo-accédants ont la possibilité de payer grâce aux dons de leurs parents (en France aujourd’hui le capital transmis par donation est presque aussi important que les successions proprement dites). Tant pis pour ceux dont les parents ne possèdent presque rien à transmettre (les 50%).A cela il faut ajouter le fait que le logement représente plus de la moitié de la valeur du capital national.

 

La rente revient et le rentier est ennemi de la démocratie car dit-il, nos sociétés démocratiques s’appuient sur une vision méritocratique du monde (ou sur un tel espoir). Émile Durkheim disait déjà que « les sociétés démocratiques modernes ne supporteraient pas longtemps l’existence de l’héritage et finiraient par restreindre le droit de propriété de façon que la possession s’éteigne avec les décès des personnes ».

 

Ainsi, il faut se résigner (?) à constater que le monde des baby-boomers est en train de disparaître, celui où la norme pour s’enrichir passait par le travail qui doit permettre, grâce à ses talents, d’acheter un logement, de progresser socialement, d’avoir une retraite… La contribution de l’héritage était alors insignifiante. Les cohortes nées du baby-boom ont dû se construire elles-mêmes, celles nées au deuxième quart de siècle sont au contraire soumises aux poids de l’héritage.

 

Le monde a changé : la possibilité d’avoir par son seul travail une position dans la société est remise en cause, les représentations des solidarités sociales et politiques héritées du XIXe siècle ne fonctionnent plus : n’est-il pas significatif que Thomas Piketty ne parle que des déciles les plus payés, des déciles les moins payés, des déciles les plus riches, des déciles les plus pauvres, jamais de capitalistes ou d’ouvriers. Les salariés du XIXe siècle croyaient qu’ils étaient pauvres parce que les capitalistes leur extorquaient une partie de la valeur de leur travail. Thomas Piketty parle-t-il vraiment d’autre chose ? Peut-être que non si l’on remarque que sa vision unidimensionnelle ne nous explique pas bien par quelles violences les hauts patrimoines arrivent à maintenir un taux de rendement aussi élevé.

 

 

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Un parcours professionnel varié dans des centres d’études et de recherche (CREDOC, CEREQ), dans
des administrations publiques et privées (Délégation à l’emploi et Chambre de commerce et
d’industrie), DRH dans des groupes (BSN, LVMH, SEMA), et dans le conseil (BBC et Pima ECR), cela à
partir d’une formation initiale d’ingénieur X66, d’économiste-statisticien ENSAE et d’une formation
en gestion IFG.
Une activité associative diverse : membre de l’associations des anciens auditeurs de l’INTEFP, ex-
président d’une grosse association intermédiaire à Reims, actif pendant de nombreuses années à
FONDACT (intéressé par l’actionnariat salarié), actuellement retraité engagé dans les questions de
logement et de précarité d’une part comme administrateur d’Habitat et Humanisme IdF et comme
animateur de l’Observatoire de la précarité et du mal-logement des Hauts-de-Seine.
Toujours très intéressé par les questions d’emploi et du travail.