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Le bonheur est à la mode. Il faut donc s’en méfier. Comme toutes les modes cependant, celle-ci dit quelque chose de la période …

 

Dans les vieux pots … un oxymoron !

D’abord en creux, ce n’est pas un scoop. Comme l’aurait dit Surcouf à propos de l’argent et de l’honneur, on s’intéresse à ce qui nous manque. Je ne suis pas, tu n’es pas, il (elle) n’est pas, nous ne sommes pas heureux … alors que nous n’avons jamais été aussi riches et protégés ! Alors que nous travaillons dans des conditions qui n’ont jamais été aussi bonnes ! Laissons de côté l’étymologie assimilant le travail à la torture. Oublions la damnation au travail pour avoir goûté la pomme : « à la sueur de ton visage tu mangeras ton pain jusqu’à ce que tu retournes à la terre » (Génèse 3:19). Laissons Saint Benoît vitupérer « l’oisiveté est ennemie de l’âme ». Laissons les Latins et les Grecs anciens à leur distinction facile entre l’activité noble, volontaire et le travail obligé et surtout manuel réservé aux esclaves. Que le travail forcément vil des marchands et la cupidité inspirée par Mammon condamnent le bon chrétien, ou qu’au contraire, la réussite soit le signe de la grâce divine, il n’y est pas question de bonheur, au mieux de vocation. Le droit à la paresse est une revendication réflexe de gauche. L’aspiration à la rente est un horizon des droites, aristocratique et libérale. Et puisque l’argent ne fait pas le bonheur mais y contribue, il est au moins une régularité historique démontrée, ce n’est pas par le travail qu’on en obtient le plus.

 

Bonheur dans les sciences du travail ? Connais-pas !

Pour le psychanalyste, le travail est confrontation de l’idéel au réel. Il est d’abord l’espace d’une expérience sans cesse renouvelée de l’échec. Secondairement, il peut être celui d’une sublimation. Pour le psychologue, le travail est une situation à laquelle il est possible de s’adapter. Pour l’ergonome, il est révélation permanente entre l’écart et le prescrit, par soi-même ou par l’employeur. Tout dépend alors de la manière dont l’écart est traité. Pour l’économiste libéral comme pour l’économiste marxiste, il est marchandise, au mieux ressource. Le travail est instrumental pour la survie ou la création de valeur. Pour le sociologue, c’est un construit tout à la fois culturel, espace de jeux de pouvoir, puissance d’agir, manière d’être et de vivre ensemble, d’être reconnu et confronté à des inégalités plus ou moins justes. Après l’excellence et l’injonction d’être soi, l’individu dans la société du malaise passe de la frustration de ne pas être autorisé à être soi, à l’angoisse de ne pas être à la hauteur de sa liberté (de la névrose de transfert à celle de caractère). Dans tous les cas, le bonheur (ou bien-être subjectif) est hors champ. Il est relatif aux représentations, à la répartition de la valeur et à la hiérarchie des valeurs.

 

Qui ose prescrire du sens et le bonheur au travail ?

Il faut attendre la parenthèse travailliste (fin 19ème et 20ème siècle, en occident), période pendant laquelle l’humain n’a jamais été autant appelé à travailler, pour que le travail désigne une voie d’accès privilégiée, au-delà de la survie, à la protection et à la dignité (le droit au travail), à l’égalité, à la reconnaissance du mérite (valeurs républicaines), à l’utilité sociale, à des collectifs, à la possibilité de se réaliser, de faire des choses intéressantes (valeurs démocratiques).

 

Alors que selon certains cette parenthèse pourrait se refermer, voilà que le management s’y (re)met. On connaissait déjà l’adage, entre paternalisme et hygiénisme, qui voudrait que le travailleur heureux fasse le bonheur du client, et celui du client bien sûr celui de l’actionnaire. Juste au moment où le travail est rare ! Dans une traduction soft, le bien-être au travail fait l’efficacité. Et les parangons de reprendre l’antienne de l’argument qu’il est rationnel de faire le bien être des salariés puisque c’est un levier de performance. Nous aimerions bien que cela soit le cas. S’il y a une relation entre le bien-être et le bonheur, celle qui peut exister entre le bien-être (a fortiori le bonheur) et la performance est encore plus lointaine et indirecte. Car enfin, si la relation avec le bien-être des salariés était avérée, il y a bien longtemps que les dirigeants d’entreprises, normalement raisonnables et soucieux de performance, en auraient fait leur priorité.

 

L’éternelle promesse de réduction de la complexité

Le bonheur est à la mode. On a tous envie d’y croire. Ce serait le signe de la fin de l’histoire, c’est-à-dire des conflits, de la finitude, de la complexité. Les adaptes de Taylor et Ford n’ont pas d’autre projet. Ils sont simplement oublieux que l’homme dont ils font un moyen est aussi une fin en soi, au moins en démocratie, à l’usine comme à la ville. L’apparition/retour du bien-être et de son grand frère – le bonheur – dans les thématiques managériales relève d’un fantasme récurrent. En management, dans la langue politique (celle qu’on désigne familièrement de langue de bois) l’usage d’un mot n’a pas grand-chose à voir avec la vérité ou un projet. C’est une promesse. Or, les mots/modes/promesses ont des vertus. Il est question de faire agir (ou justement, de faire en sorte de ne pas agir) à coûts réduits. La promesse n’engage que ceux qui y croient. Ensuite, s’il y a du business à la clé, rien d’étonnant à l’émergence de nouveaux Diafoirus : le sens, la reconnaissance (non monétaire), le bonheur vous dis-je ! Les plus utiles d’entre eux sont les croyants positifs. Ils sont d’autant plus convaincants qu’ils sont sincères…, parce que naïfs ! Les autres sont des escrocs. Rien de nouveau donc, si ce n’est une tendance à la régression. Bien-être et bonheur sont au management ce que la gestion des talents est à la GRH. Ce sont de fausses évidences adossées au sens commun, des impasses logiques. En management, leur usage est symptomatique d’une paresse intellectuelle et d’un recul de l’ambition gestionnaire, cachés derrière le fantasme puéril, la lettre au Père Noël, le recours à la magie.


Le symptôme inversé du retour de l’enjeu de santé

Prendre en compte le moment de cette mode est sans doute plus important pour l’analyse que la rémanence des illusions. Le bonheur revient à la suite de la crise suicidaire (2007-2012) et de l’extension de la responsabilité des employeurs sur la prévention des risques psychosociaux. Il n’aura donc pas suffit de confiner le sujet à un risque dans une définition liée au stress. Non pas que cela soit rien. On veut bien croire qu’il est difficile d’être heureux et malade. Dans le domaine de la santé physique et mentale au travail, la première étape consiste toujours à imposer le dépassement du déni. Cette mode est un symptôme.
Le travail mute, au profit d’une valeur immatérielle et servicielle qui n’est ni mesurable, ni dénombrable. En perspective, ce n’est pas seulement une troisième révolution industrielle, c’est une nouvelle révolution économique (services, finance, internet) pour un développement durable dans un monde définitivement fini. Intensité et volume, toujours plus de la même chose exigée, sont des recettes vaines mais connues quand il faut un surcroît de productivité. On ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs. Pressions, hypertrophie des normes, insécurité et flexibilisation, réduction des coûts produisent des effets sur la santé. Faute de pensée alternative à l’industrialisme pour améliorer la productivité sans dégrader le travail et l’environnement, sans prendre des risques sur la santé des personnes et sans créer, c’est déjà fait, un enjeu de santé publique…, on peut toujours parler de bonheur !

 

Un avatar des processus d’euphémisation et de managérialisation des mutations du travail

L’histoire de cette bulle euphorique est analogue à une autre, la non discrimination. C’est le produit d’une managérialisation de la contrainte juridique sur la santé et d’une euphémisation de sa portée sociale. Répression accrue de la discrimination plus faute inexcusable (à l’origine, l’affaire de l’amiante) mettent les entreprises en fâcheuse situation de présomption de culpabilité et en insécurité juridique. Etape 1, les entreprises nient farouchement : « pas chez moi ». Etape 2, devant la pression de la Cité, des médias, de la loi et le risque pénal, elles négocient un accord de méthode. Etape 3, elles inventent un contre feu. Pour la non discrimination, ce sera un plaidoyer pour la diversité (âges, genres, couleurs religions et préférences sexuelles), l’éloge de la différence… Pour la santé, on écartera le soupçon de faute en acceptant de prévenir des « risques » sur le stress, de manière probabiliste, par des questionnaires et des observatoires. Comme cela ne résout rien en soi, on promeut le bien-être (comme levier de performance) et l’on débouche sur la mélodie du bonheur, servie par les bonnes âmes avides d’aider le peuple laborieux à « trouver du sens au travail ».

 

Un travail performant opérateur de santé …

Je veux bien de l’aide, mais pour me garder de mes amis. J’entends les voix modérées et optimistes proposant sans illusion de faire du travail une valeur positive dans un monde sécularisé, dominé par la technologie, l’économie et en voie de dématérialisation accélérée (Simone Weil, Matthieu B.Crawford, Lars Svendsen …). Le bien-être n’est pas une condition de la performance, mais ce peut en être une composante. C’est là affaire de choix et de rapport de force. Le bien-être est un enjeu des apporteurs de travail et non des apporteurs de capitaux. Les ressorts du bien-être au travail ne sont pas tant de l’ordre des équipements, des services, des horaires, des conditions de travail que de celui de la performance du travail. Le travail peut être opérateur de bien-être, mais c’est à la condition d’être performant du point de vue de celui qui l’exerce. Le débat est alors dans la définition politique, au sens premier, de ce que nous évaluons socialement comme relevant de la performance, d’un travail de qualité qui soit pertinent pour chacun et pour la planète.

 

Un problème sans solution est un problème mal posé (Einstein)

Qu’on évite de m’interdire dans les faits d’être performant à hauteur de mes capacités, de mes envies, de mes névroses ou de mes besoins, ce sera déjà bien. « Je ne cherche pas à gagner l’immortalité par mon travail…, je veux y parvenir en évitant de mourir ». A cette citation de Woody Allen, Lars Svendsen philosophe norvégien ajoute malicieusement ; « vu que l’immortalité n’est pas une option, on devrait probablement se fixer un objectif moins ambitieux : une vie relativement équilibrée, par exemple »*. Décidément, « on » ose tout, c’est même à cela qu’on les reconnaît (M. Audiart, philosophe populaire, 1920-1985). Je ne veux pas qu’ « on » me rende heureux. Je refuse catégoriquement qu’ « on » exige de moi que je sois heureux. Je ne veux pas qu’ « on » donne du sens à mon travail, à ma vie, mes amis, mes amours, mes emmerdes. De grâce, qu’« on » me fiche la paix et pour la nouvelle année, des vœux (en faveur d’un travail opérateur) de santé me suffiront. C’est ce que vous souhaite.

 

*Svendsen L., (2013), Le travail. Gagner sa vie, à quel prix ? Traduit par L Drouet, Editions Autrement, collection les grands mots, page 190

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.