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par Marie-Noëlle Auberger, Claude Emmanuel Triomphe

Avec un PIB per capita de l’ordre de mille dollars, le Cambodge demeure classé parmi les pays les moins avancés (PMA) même s’il affiche une croissance d’environ 7% par an. L’économie repose essentiellement sur l’agriculture, le tourisme et la confection de produits textiles, une industrie, contrairement aux deux premiers secteurs, nomade. Que se passe-t-il en matière sociale dans ce pays connu à la fois pour ses beautés architecturales et pour les crimes terribles qu’y commirent les Khmers rouges ? Metis reprend ici de larges extraits d’un passionnant dossier publié par Gestion attentive.

Travailleuses cambodge

La confection, une industrie cruciale

Les exportations de vêtements sont passées de 1 milliard de dollars en 2000 à 2,2 milliards en 2005, 3 milliards en 2010, 5,5 milliards en 2013 et représentent selon les années entre 60 et 75% du total des exportations. Actuellement, le pays compte quelques 500 usines de confection, employant environ six cent cinquante mille travailleurs, à 90% des travailleuses, parfois très jeunes. La croissance des salaires ouvriers qui accompagne la montée en gamme de l’industrie chinoise a poussé un certain nombre d’entreprises, japonaises et autres, à délocaliser cette activité vers le Cambodge. Les dirigeants des entreprises de confection sont généralement issus du monde chinois et il n’est pas rare que les contremaîtres ne parlent pas khmer. Quant aux ouvrières, elles envoient la moitié de leur salaire à la famille ; l’on estime que 20% de la population en dépend et la situation, qui n’était pas idéale, s’est dégradée. Les prix augmentant, le salaire nécessaire s’est écarté de plus en plus du salaire minimal. Resté bloqué à 50 dollars pendant quatre ans, celui-ci est passé à 61 dollars au 1er juillet 2010, alors qu’une étude considérait que le salaire nécessaire pour répondre aux besoins d’une ouvrière se situait entre 90 et 120 dollars et qu’en conséquence le salaire minimal devrait être alors de 75 dollars. Côté conditions de travail, une étude de 2011 pour le BIT affirmait que les visites de contrôle avaient permis d’améliorer les niveaux de conformité aux normes internationales. Se référant entre autres à cette étude, un document du BIT présentait encore en 2013 la situation comme exemplaire, l’Association des fabricants de vêtements du Cambodge (Garment Manifacturers Association in Cambodia – GMAC) étant un acteur responsable et le gouvernement à l’écoute des travailleurs.

 

Une industrie peu exemplaire, n’en déplaise au BIT

Et pourtant ! Une étude de Stanford Law School et de Worker Rights Consortium, publiée en février 2013 après une enquête de terrain et des entretiens avec les parties prenantes, émet de sérieux doutes sur le fait que les usines cambodgiennes sont les meilleures de la région du point de vue des salaires et conditions de travail.

 

Á l’exception des organisations syndicales, tous les acteurs du secteur, les propriétaires des usines, les marques et les distributeurs internationaux qui achètent leurs produits, le gouvernement cambodgien et le Better Factories Cambodia lui-même, affirment que le système d’inspection et de compte_rendu a considérablement amélioré les conditions de travail des salariés des usines de confection. Or, d’après les chercheurs, la réalité serait bien différente depuis 2005 et la fin des quotas. Les acteurs ont vécu sur leur réputation alors que les salaires réels ont baissé, que les heures supplémentaires sont devenues excessives, que la santé et sécurité au travail ne se sont pas améliorées et qu’il n’existe pas de réelle négociation collective entre employeurs et salariés. Les longs horaires de travail (heures supplémentaires obligatoires et mal payées) et une alimentation insuffisante (liés aux faibles rémunérations) ainsi que les conditions de travail délétères (utilisation de produits toxiques et mauvaise aération des locaux) ont notamment pour conséquence ont notamment pour conséquence des évanouissements au travail qui peuvent affecter des centaines de travailleurs d’un même atelier.

 

Le rapport de Stanford fit du bruit et l’OIT décida fin septembre qu’à partir du 1er janvier 2014 les résultats nominatifs de ses inspections seraient publiés, selon la procédure du « name and shame » (désigner et blâmer). La décision de l’OIT provoqua une très vive réaction du GMAC soutenu par le gouvernement qui envisagea de bloquer les inspections.

 

Quand les protestations sociales rejoignent l’opposition politique

Tout ceci se déroule dans un contexte politiquement sensible, l’opposition crie que les fraudes lui ont volé la victoire lors des élections législatives de juillet 2013. En décembre, les travailleurs du textile entament une série d’actions, arrêts de travail et manifestations dans la rue. Comme ces actions persistent, les autorités jouent la division des travailleurs. Alors que le principal parti d’opposition mêle aux revendications sociales des ouvriers du textile sa propre demande d’élections anticipées, de nombreux cortèges dans les rues de Phnom Penh demandent la baisse du prix de l’essence, l’octroi de licences pour des télévisions non gouvernementales, l’amélioration du système éducatif, la fin des expulsions, voire la démission du gouvernement. Le 31 décembre, le ministère du travail tente de calmer la grogne sociale en passant immédiatement le salaire minimum à 100 dollars à partir du 1er février (contre 95 prévus au 1er avril quelques jours auparavant et 160 réclamés immédiatement).

 

Or les 2 et 3 janvier, les manifestations reprennent et donnent lieu à des affrontements violents, la police tire à balles réelles. Au total, 23 personnes – ouvriers, syndicalistes et défenseurs des droits de l’homme – sont arrêtées durant ces deux journées et inculpées de «violences volontaires avec circonstances aggravantes» et de «destruction volontaire de biens avec circonstances aggravantes». Selon le GMAC, le nombre de jours de travail perdus pour cause de grève serait de 139 513 en 2011 (en baisse par rapport à l’année précédente), de 542 827 en 2012 et de 888 527 en 2013, ce dernier chiffre ne comprenant pas « les quinze jours de grève illégale » qui auraient provoqué une perte de quelque 275 millions de dollars. Alors que certaines usines ont été transférées de Chine vers le Cambodge par des entreprises à capitaux asiatiques, la menace d’une délocalisation vers le Bangladesh ou l’Inde est aujourd’hui brandie face aux grèves et aux demandes d’augmentation des salaires.

Après les conflits, la négociation ?

Les manifestations au Cambodge reçurent un écho en dehors des frontières, la catastrophe du Rana Plaza au Bangladesh et la réaction alors plutôt molle des donneurs d’ordre occidentaux étant présentes dans les mémoires. Les syndicats internationaux, CSI, UNI et IndustriALL ainsi que des ONG adressèrent le 17 janvier une déclaration commune au Premier Ministre cambodgien lui demandant notamment de respecter la liberté d’association et de reprendre les négociations salariales. Plus original, cette lettre était cosignée par trente marques et enseignes, principaux clients de l’industrie de l’habillement au Cambodge. D’autres lettres furent signées par la FIDH et de nombreuses organisations notamment américaines.

 

Le 10 février, à la veille de l’examen par la cour d’appel de la demande de libération des personnes arrêtées les 2 et 3 janvier, une journée mondiale d’action est organisée par la Confédération syndicale internationale (CSI), des manifestations ont lieu devant l’ambassade du Cambodge de chaque capitale. Le lendemain, cette demande de libération des 21 personnes détenues est refusée par la cour d’appel en l’absence non seulement des accusés mais aussi de leurs avocats. Le 12, les principaux syndicats décident d’un plan d’action : ne plus effectuer les heures supplémentaires du 24 au 28 février, organiser un forum public sur le salaire minimum avec un comité tripartite le 8 mars. Si cela n’aboutit pas à un accord et si les revendications ne sont pas satisfaites, un appel à la grève générale sera lancé.

 

Les revendications portaient sur sept points : la libération des 21 manifestants détenus,
l’établissement d’un salaire minimum à 160 dollars, le lancement de poursuites judiciaires contre les forces de l’ordre qui ont tué quatre personnes lors des manifestations, l’annulation des poursuites contre les responsables syndicaux qui ont appelé à la grève en décembre, la levée de l’interdiction de se rassembler et de manifester, le paiement des salaires durant les journées de grève.

 

Le 19 février, une réunion entre les envoyés de grandes marques internationales de vêtements, des organisations syndicales internationales et des membres du gouvernement (dont le vice-premier ministre Keat Chhon) eut lieu à Phnom Penh. Les représentants internationaux mirent l’accent sur quatre points : le respect des droits des syndicalistes et employés du textile emprisonnés, le respect des droits afférents à la liberté d’association, une loi-cadre sur les syndicats en adéquation avec les conventions du Bureau international du travail définissant clairement les responsabilités des syndicats et celles des employeurs et la mise en place d’un mécanisme de fixation du salaire minimal.

 

Aux dernières nouvelles, les représentants gouvernementaux auraient avancé, au moins verbalement, sur le salaire minimal et une loi sur les syndicats mais pas sur les personnes emprisonnées. Une nouvelle rencontre devrait avoir lieu en mai. Affaire à suivre !

Pour lire le dossier de Gestion attentive, cliquez ici.

 

Photo: manifestations de travailleuses au Cambodge. CC/Flickr/nicwn

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