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Qu’y a-t-il de commun entre un web designer, un photographe, un apiculteur, un couvreur-zingueur, un avocat, un coiffeur itinérant, un assistant maternel ? Ils peuvent tous être homme ou femme, bien sûr, mais beaucoup d’entre eux exercent (légalement) leur activité sans être salariés. En France, en 2012, un peu plus de 11% des actifs occupés, tous secteurs confondus, sont qualifiés de « non salariés ».

 

Coworking - CC/Flickr/Haldane Martin

Il est difficile de porter une appréciation d’ensemble sur un agrégat statistique défini par le fait de « ne pas être salarié » et regroupant des métiers, des statuts et des personnes mus par des logiques et des dynamiques professionnelles très différentes. Dans son Plan d’action pour l’entrepreneuriat 2020 et dans différents programmes du FSE et du FEDER, l’Union Européenne encourage simultanément la création d’entreprise, l’entrepreneuriat social, les micro-entreprises et l’emploi individuel (self-employment) en ciblant l’accompagnement des demandeurs d’emploi, des immigrés, des jeunes, des femmes.

 

Une histoire peut en cacher une autre

Que leur situation soit voulue ou subie, ils se tiennent en marge des organisations et des cadres collectifs d’action conçus en priorité pour les salariés. Héritiers des paysans, des artisans et des professions libérales, ils cultivent un état d’esprit fait d’indépendance et de l’assurance que procure la maîtrise de savoir-faire spécifiques et recherchés. Travailleurs individuels passés par la case « chômage » et qui ont créé leur propre emploi en vendant des prestations qu’ils exécutent eux-mêmes, ils sont plus proches des journaliers, tâcherons et nourrices des siècles précédents et comme eux obnubilés par la peur du lendemain.

 

Ces histoires opposées sont connues, et il est tentant de s’arrêter là, au risque de ne pas voir qu’une autre histoire est peut-être en train de s’écrire.

 

Le LapTop est un espace de co-working, installé depuis 2 ans dans d’anciens ateliers de l’Est parisien. Leur site affiche d’emblée une citation de Jacques Stenberg, auteur de science fiction : « Je ne suis jamais entré dans un bureau sans me demander comment m’en échapper ». Le ton est donné, le reste est à l’avenant : « Libérez-vous des contraintes du travail au quotidien ! Intégrez le LapTop ! Profitez d’un espace de travail, mais aussi d’un nouveau terrain de jeu dédié à chaque indépendant qui souhaite donner un nouvel élan créatif à sa vie professionnelle… Envie de venir jouer avec nous ? You’re welcome ! ». La liste des « co-workers » nommés « camarades de jeu », de leur spécialité et celle des services partagés suivent. En adhérant à l’association, vous pouvez réserver pour quelques heures, une journée ou un mois, un bureau, une salle de réunion, un casier, y organiser des formations, des évènements, des expositions, y faire des photocopies, y déjeuner, etc. Une gamme de tarifs attractifs vous permet de vous y retrouver, un forfait intitulé « Free as a bird » est proposé à ceux qui louent régulièrement un espace de travail.

 

Exception ? Est-ce si sûr ? La Cantine, premier espace de co-working en France au cœur du Silicon Sentier, existe depuis 2008. Numa y est né grâce au soutien des pouvoirs publics, de plusieurs grandes entreprises et d’une campagne de crowdfunding qui a réuni 606 « co-bâtisseurs ». Si le mélange constant entre le français et l’anglais ne vous effraie pas, vous y découvrirez un lieu très professionnel et très convivial : « C’est en poussant la porte de Numa que le porteur de projet se connecte ». Le programme des évènements annonce aussi bien « Un atelier Start’Up sur la propriété intellectuelle » qu’un « Co Lunch » défini ainsi : « 1) J’apporte quelque chose à manger qui se partage et de préférence, fait maison, 2) Je laisse de côté mon ordinateur, 3) J’amène mes cartes de visites, 4) Je fais le plein de bonne humeur ».

 

Les Fablabs, hackerspaces, makerspaces, ou micro-usines comme la Nouvelle Fabrique installée dans les locaux du 104 à Paris ou le FacLab à Cergy-Pontoise (www.faclab.org ), mettent à disposition de créateurs individuels, d’ingénieurs, d’artisans ou simplement d’adeptes du « do it yourself », des outils technologiques de pointe, imprimante 3D, découpe laser, fraiseuse numérique, etc. Inspirées de l’idéologie des logiciels libres, de l’open source, ces lieux ouverts implantés dans le monde entier inventent au quotidien des modes d’organisation et de coopération afin de développer des « activités militantes et productives ».

 

Les artistes et ceux que l’entreprise rend malheureux ou fous

Coopaname est l’une des quelques 75 Coopératives d’activité et d’emploi (CAE). Elle réunit plusieurs centaines d’entrepreneurs individuels, autonomes, majoritairement demandeurs d’emploi lorsqu’ils intègrent la coopérative. Issus des métiers du bâtiment, des services à la personne, de la culture, ils mutualisent leurs « démarches entrepreneuriales pour fonder un nouveau type d’organisation économique, coopérative, efficace économiquement et socialement exigeante ». A Coopaname on accueille « ceux qui n’ont pas d’emploi ou que leur entreprise rend malheureux ou fou ». Le site affirme pouvoir associer « travail et rêve » et « faire société » en offrant « une alternative à la création d’entreprise classique pour ceux qui souhaitent se mettre à leur compte ».

 

Le réseau Nomade Office travaille à l’implantation de télécentres et d’espaces de co-working dans la partie rurale de la Seine-et-Marne. Ils peuvent accueillir des indépendants et des salariés qui y trouvent un cadre de travail collectif et connecté qui leur permet de concilier une vie professionnelle de premier plan et une vie confortable dans des villages bucoliques qui ne demandent qu’à (sur)vivre.

 

Les Fermes de Figeac, « coopérative agricole et de territoire » réunit des activités agricoles, de transformation, de commerce et de production d’électricité grâce à l’exploitation collective de panneaux photovoltaïques, et bientôt d’éoliennes, en considérant le territoire comme un « vecteur de développement » et en misant sur les circuits courts, les labels de qualité, les énergies renouvelables et la coopération, y compris pour collecter et investir l’épargne locale.

 

Il faudrait citer encore beaucoup d’autres expériences qui se revendiquent du crowdfunding, de l’économie circulaire, de l’économie sociale et solidaire, des pôles territoriaux de coopération économiques (PTCE), des grappes d’entreprises, ou de tout cela à la fois comme Initiatives et Cité (www.initiativesetcité.com) qui réunit autour de Lille 18 TPE et PME qui mutualisent moyens et clients autour de politiques environnementales et de développement durable.

 

Pro-actif, autonome et collectif

Il est évidemment hasardeux d’estimer l’ampleur de ces initiatives ou de prédire leur avenir. L’association TEDIS (Territoires et dialogue social) a réuni récemment, lors de son colloque annuel, plusieurs de leurs animateurs. Chacun à sa manière illustre parfaitement la définition très éclairante de l’autonomie d’Alain Ehrenberg: « L’autonomie, telle qu’elle se donne à voir dans la vie d’aujourd’hui n’est pas seulement la capacité kantienne à se donner des lois. Elle est un système qui se décompose en valeurs et en normes de choix -fondées sur la propriété de soi- se référant à la nécessité d’être pro-actif dans l’action, et pas seulement réactif- qui se manifestent à travers les trois aspects de l’indépendance, de la compétition et de la coopération. L’autonomie aujourd’hui est le système de relations englobant toutes ces notions qui peuvent être complémentaires ou contradictoires selon les contextes ».

 

Comme nous tous, ils cherchent à concilier un besoin de sécurité et une part d’utopies personnelles, sociales ou politiques. Mais différemment de beaucoup d’entre nous – et sans vouloir nous imposer leur choix – ils n’en croient plus le salariat capable. Le lien de subordination qui lui est inhérent le disqualifie à leurs yeux. Ils cherchent avec optimisme et enthousiasme de nouvelles formes de travail mêlant technologies et convivialité, business plan et militantisme, indépendance et coopération. Le collectif y est synonyme d’échanges « entre pairs », d’enrichissement, d’entraide et in fine de sécurité, mais les organisations syndicales sont absentes de leur univers. Ce sont des rêves ? N’en n’avons nous pas un urgent besoin ? Ils seront vite oubliés. Peut-être. Peut-être pas.

 

Une dernière chose : leur ferveur montre s’il en est besoin, l’importance qu’il y a à trouver, en toutes circonstances et au milieu de toutes les contraintes, un fil à tirer. Même fragile, s’il est concret, il donne le sentiment d’être capable, d’avancer, d’exister en ayant du « pouvoir d’agir ». Ces entrepreneurs nous donnent une leçon sur notre propre condition humaine, une leçon qui nous invite à tenir à distance les passions tristes de la déploration ou de la mise en cause de boucs émissaires, et à leur préférer la joie de l’action et de la coopération, celle de ceux qui ne lâchent rien, ni le beurre, ni l’argent du beurre, ni le sourire de la crémière.

 

Citations

Alain Ehrenberg dans « L’injustice sociale, quelles voies pour la critique », sous la direction de Julia Christ et Florian Nicomède. PUF. 2013.

 

Crédit photo (espace coworking à Cape Town): CC/Flickr/Haldane Martin

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.