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par Chantal Hémard

L’évaluation individuelle reste à la fois le sujet le plus sensible dans la relation qui lie le salarié à son entreprise, et l’exercice managérial le plus difficile pour les responsables. Bien que son instauration soit dorénavant ancienne (depuis les années 60 pour les cadres, les années 80 pour les non-cadres) et éprouvée, il semble que celle-ci n’ait pas encore acquis sa maturité. Les dispositifs sont régulièrement renouvelés et redynamisés, les managers incités et formés, les outils perfectionnés (notamment par le biais de l’informatique) et pourtant les limites de la mise en œuvre ressurgissent dans tous les contextes. Quelle est donc cette difficulté structurelle ? D’où viennent les insatisfactions ? L’évaluation individuelle mérite-t-elle qu’on y investisse autant? Que peut-on en attendre ?

 

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Le difficile mariage de la gestion et de l’évaluation individuelle

La gestion n’aime pas l’opacité, ni l’incertitude, ni la diversité. Elle n’aime pas ce qui contrarie une vision rationnelle de l’économie. Elle cherche, au mieux, par des systèmes, des dispositifs et des outils, à éclairer le fonctionnement d’une entreprise, à alerter sur les dérives de sa performance. Son champ d’action s’est élargi, depuis trente ans, en cherchant à orienter, guider, stimuler les contributions dans la direction de la performance globale d’une organisation.

 

Les dispositifs d’évaluation individuelle, inspirés des théories économiques des contrats visent, à partir de la mesure de la performance individuelle, à engager le salarié dans l’atteinte d’une progression continue de sa contribution. Or cette contribution est, d’un côté, difficile à isoler de la contribution collective, d’un autre côté, incertaine ex ante car soumise à des aléas, des changements indépendants de la volonté du salarié. De multiples études dans toutes les disciplines (économie, gestion, psychologie et sociologie du travail) l’ont démontré et les managers le savent empiriquement.

 

Par le biais de l’évaluation individuelle, les directions veulent obtenir une photographie globale (voire internationale) de la distribution des salariés selon leur niveau de contribution au développement de l’entreprise (courbe de Gauss). Or cette photographie ne peut être que tronquée, artificielle (même avec l’utilisation de logiciels), car toute organisation se compose de multiples variables telles que les métiers, les contextes, les cultures, les modes de management, les moyens techniques, les législations, etc.

 

L’incertitude et la diversité contrarient la visibilité rationnelle et obligent à accepter une certaine opacité (« un optimum fonctionnel d’opacité » de R.K. Merton [1]). Ce constat ne doit pas, pour autant, éliminer la recherche d’un éclairage de la situation pour orienter les actions. C’est ce à quoi l’évaluation individuelle peut contribuer, en acceptant toutefois ses limites, donc en définissant raisonnablement sa fonction pour éviter d’en faire un outil de gestion trop lourd pour les acteurs et qui passe à côté de ce que l’on peut en attendre.

 

Par ailleurs, au-delà, des attentes gestionnaires forcément inatteignables, les dispositifs d’évaluation individuelle, quelle que soit leur forme, soulèvent dans leur mise en œuvre de multiples insatisfactions et critiques de la part des salariés et de leurs managers, pourquoi ?

 

Les promesses impossibles à tenir

Il y a, de notre point de vue, un grand malentendu dans l’évaluation individuelle. En effet, sa seule existence laisse supposer aux salariés qu’il y a la possibilité d’un ajustement juste et équitable entre sa contribution et sa rétribution. Elle laisse entrevoir la reconnaissance particulière. Or dans la majorité des cas, l’entreprise n’est pas en mesure de rétribuer (ou de reconnaître) les salariés de façon permanente à la hauteur de leur perception de leur contribution.

 

Par nos enquêtes, nous avons constaté que l’évaluation individuelle fonctionne plutôt bien quand son résultat aboutit à une augmentation de salaire ou à la détermination d’une part variable. Cette corrélation est fréquente pour les jeunes salariés dont les salaires sont peu élevés et progressent relativement rapidement au cours des deux premières années. Par la suite, les ressources, étant de fait limitées voire rares pour certaines entreprises, ne permettent pas « l’approvisionnement » de l’évaluation individuelle. C’est ainsi que l’on observe des essoufflements des dispositifs avec l’apparition de la perception générale de leur inutilité. Nous avons observé le même phénomène pour l’attribution de rétributions autres que salariales (formations, promotions), notamment dans les dispositifs d’entretien professionnel. Nous avons constaté, avec d’autres chercheurs, que l’évaluation individuelle suscitait une surenchère salariale que les entreprises peinent à satisfaire (Alexandre Léné [2]).

 

En outre, l’évaluation individuelle est confrontée à la difficulté de satisfaire trois principes de justice par nature contradictoires (François Dubet [3]). En effet, chaque salarié évalue sa situation au regard de l’égalité, du mérite et de l’autonomie (réalisation de soi). Or ces trois principes se contrarient : ce qui peut paraître juste du point de vue de l’égalité sera injuste du point de vue du mérite et de l’autonomie et vice-versa. L’évaluation individuelle est au cœur, d’une part, « d’un balancement entre le singulier et l’égal » qui ne peut jamais être satisfait car la reconnaissance des uns frustre les autres, d’autre part, « de rondes critiques inépuisables » car l’adoption d’un principe conduit à critiquer les deux autres. Ainsi, du point de vue de l’égalité, le mérite pousse à l’égoïsme, et l’autonomie conduit à la réduction de la solidarité. Mais, quand on se place du point de vue du mérite, l’égalité apparaît comme un système trop rigide tandis que l’autonomie génère du « désordre ». Enfin, quand on adopte le principe d’autonomie, « le mérite est une forme de domination et l’égalité, un égalitarisme niveleur ». Cette impossibilité philosophique est en grande partie la source des insatisfactions permanentes envers les dispositifs d’évaluation individuelle.

 

Or, face à l’ensemble de ces impossibilités, l’informatique est apparue ces dernières années comme une solution.

 

Les impasses de l’informatique

En effet, depuis une quinzaine d’années, les entreprises mettent en place des progiciels d’évaluation proposés par le marché, en majorité des ERP [4] dans les années 2000, dernièrement en mode SaaS (Software as a service). Par ce dernier, les éditeurs vendent une économie d’échelle des coûts de conception et de maintenance de l’outil en soumettant une solution standard à leurs clients. L’entreprise cliente loue l’utilisation d’un logiciel auprès de l’éditeur : tant les infrastructures (serveurs) que le logiciel et les données sont hébergés chez l’éditeur. Cette solution ne permet pas ou peu de développement spécifique.

 

Quelque soit le mode, ces progiciels prétendent résoudre les difficultés de mise en œuvre des dispositifs d’évaluation individuelle telles que leur chronophagie, la difficile traçabilité et exploitation des données, la subjectivité de la notation. Or nous avons constaté qu’ils produisaient des effets contraires. Effectivement, les utilisateurs se plaignent de ne pas gagner de temps (bien au contraire), que les contraintes apportées par l’outil de remplissage des rubriques et de validation spolient le dialogue entre le manager et son collaborateur.

 

Ces logiciels ont, pour nous, des défauts de conception. La standardisation et l’exhaustivité qui les caractérisent représentent une erreur car elles ne tiennent pas compte des spécificités de l’évaluation individuelle et de ce qu’on peut raisonnablement en attendre. La standardisation empêche les adaptations nécessaires aux contextes professionnels locaux dont il faut tenir compte inéluctablement dans l’évaluation des salariés. L’exhaustivité des fonctions et des mesures rajoute de la complexité qui va à l’encontre de l’essentiel des attentes en matière d’évaluation. Ainsi, loin de réduire les difficultés, les progiciels d’évaluation les renforcent et par conséquent accentuent les effets non souhaités de l’évaluation individuelle, à savoir un sentiment d’inutilité, de perte de temps, de gâchis de la relation managériale, « d’être ramené à un numéro » du fait de la standardisation, en définitive de démotivation. On peut, à la rigueur, leur concéder qu’ils facilitent l’extraction des données en ressources humaines mais nous émettons des doutes sur leur validité compte tenu des distorsions effectuées par les utilisateurs pour satisfaire artificiellement le logiciel.

 

Pour conclure, l’informatique peut apporter une aide à condition d’en limiter les fonctionnalités à la traçabilité des demandes d’évolution et de formation. Nous mettons en garde les décideurs « d’une illusion informatique » qui ferait croire à sa capacité d’apporter des solutions aux difficultés de l’évaluation des salariés. Celle-ci comporte, en elle-même, des impossibilités, évoquées plus haut, qui nécessitent de la modestie dans la détermination de ses finalités. Le seul retour sur investissement à en attendre est la motivation retirée par le collaborateur suite au dialogue avec son manager sur le déroulement de l’année passée et les perspectives de l’année future (même si les aspirations émises butent sur les limites de ce que peut offrir l’entreprise).
Ainsi le directeur financier doit veiller à ce que l’entreprise ne s’engage pas dans un investissement sur-dimensionné d’outils complexes qui finiront par être utilisés artificiellement. L’évaluation individuelle impose la prudence, c’est pourquoi nous conseillons d’écouter le pragmatisme des managers lors de la conception des dispositifs.

 

A propos de l’auteur

Chantal Hémard est sociologue, directrice associée chez Arcône. Elle réalise des expertises lors d’implantations d’outil informatique d’évaluation des salariés pour le compte de Sextant Conseil. Article paru dans Sociologies Pratiques n°20 en 2010.

[1] MERTON R.K., Eléments de théorie et de méthode sociologique, 3e édition (1ère édition en 1953), Paris, A. Colin, 1997, p.268.

[2] Alexandre Léné, « Rémunérer les compétences, l’entreprise peut-elle tenir ses promesses ? », Revue Française de Gestion, n°184/2008

[3] DUBET F., Injustices, L’expérience des inégalités au travail, Paris, Le Seuil, 2006, p. 30 à 40.

[4] ERP : « Enterprise Resource Planning », progiciel de gestion intégré

 

Crédit image : CC/Flickr/JMR_Photography

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