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par Albane Flamant

Nouvelle Commission, nouveau Parlement et ce dans un contxete de crise persistante et de réformes sociales fort peu populaires… Quel futur pour l’Europe sociale ? Metis s’est entretenu avec Bernardette Segol, secrétaire générale de la Confédération Européenne des Syndicats. 

 

Bernadette Segol

 Cinq ans de mandat pour la commission sortante, dix ans de présidence pour José Manuel Barroso… Qu’en retenez-vous ?

Ce que j’en retiens, c’est que l’Europe sociale s’est considérablement affaiblie. On sort de cette crise avec un chômage en nette augmentation, même si les chiffres étaient déjà auparavant trop élevés, ainsi qu’avec une augmentation de la précarisation de l’emploi. Il y a également eu le programme REFIT, qui aussi est une tentative de déréglementation du social, et des actions du semestre européen qui ont baissé les salaires et la protection sociale. De notre point de vue, il est évident que le bilan est négatif, mais ce n’est pas surprenant étant donné la couleur politique de la commission sortante.

 

Il y a quand même quelques éléments qui vont dans le bon sens : les efforts de la Commission par rapport à la stabilité bancaire, même si nous restons loin du compte, les efforts qui sont faits à l’heure actuelle sur l’évasion ou l’évitement fiscal, et en ce qui concerne la gouvernance économique, la mise sur la table d’indicateurs sociaux qui, même s’ils ne sont pas contraignants, pourraient nous aider à l’avenir.

 

Pour la Commission Barroso, la solution à la crise était dans l’austérité et dans la flexibilisation de la main d’œuvre. Avec les résultats que l’on constate aujourd’hui, la CES ne peut pas être satisfaite. Ce n’est pas une question de personne, mais d’orientation politique.

 

Et qu’en est-il de la problématique des travailleurs détachés ?
Ecoutez, pour nous cette question est toujours sur la table. Il y a un ou deux points qui sont positifs dans la directive de mise en œuvre du détachement, notamment l’augmentation de l’échange d’informations entre les différents pays, mais pour le reste, elle ne règle absolument rien. Pire, elle met sur papier des remarques faites par le Cour de Justice de l’Union Européenne dans les cas Viking et Laval qui risquent d’être gênants, car la jurisprudence est moins « dangereuse », si j’ose dire, qu’une législation concrète. Cette nouvelle loi ne résout absolument pas le problème fondamental de la directive sur le détachement : les libertés économiques ne peuvent pas avoir précédence sur les droits sociaux fondamentaux. C’est pourquoi la CES continue de demander un protocole social attaché à la directive qui établirait cette réalité de façon certaine.

 

La nouvelle Commission est entrée en fonction le premier novembre. Quels sont vos attentes, et que pensez-vous de sa nouvelle structure par rapport aux questions du travail et du dialogue social?

Mon attitude, c’est de ne pas juger avant d’avoir vu la mise en œuvre. J’ai entendu de bonnes choses dans la bouche de M. Juncker, il parle de travail décent, d’Europe sociale triple A, d’investissements, tout cela est très bien, mais les mots ne suffisent pas. Il est très important que des actions concrètes suivent ces intentions. Si ce n’est pas le cas, les gens vont se sentir encore une fois floués par l’Europe. Mais jusqu’à présent, les intentions de la nouvelle commission sont généralement encourageantes.

 

Le grand changement apporté par cette nouvelle structure, c’est le fait de mettre sous le même toit l’Euro et le dialogue social. Cela a des aspects positifs et négatifs. Le type de gouvernance économique qui est mis en place ne peut être valable que s’il fait partie d’un processus de négociation. On ne peut pas avoir une gouvernance économique qui soit imposée de haut en bas. Le dialogue social européen n’est pas là pour valider une politique déjà mise en place, mais pour déterminer ce qui est faisable et pas faisable, dans la recherche commune de solutions. Je vais d’ailleurs bientôt rencontrer le Président Juncker avec le Vice-Président Dombrovskis et la Commissaire Thyssen précisément à ce sujet. Ce choix ne me choque donc pas – ce qui m’inquiète, c’est que la discussion sur le dialogue social pourrait être limitée à la zone euro, en laissant tous les autres Etats membres en dehors. Ce n’est absolument pas tenable, d’autant plus que le pacte budgétaire concerne, si mes souvenirs sont bons, tous les Etats membres. Le dialogue social doit donc être totalement intégré dans le semestre européen pour éviter la création d’une Europe à plusieurs vitesses : une Europe avec un dialogue social, et une autre qui n’en aurait pas.

 

Ceci étant dit, si le dialogue social est pris au sérieux, cela voudrait dire que l’on ne pourrait plus avoir un organisme comme la Troïka qui arrive en imposant plus ou moins aux pays sous tutelle un nombre de réformes. Cela a une signification très profonde. Le fait de lier la gouvernance économique au dialogue social, même s’il ne se limite pas à cela, pourrait avoir un effet positif, si ce dernier n’est pas simplement utilisé comme une courroie de transition d’une certaine politique.

 

Jean-Claude Juncker s’est engagé à présenter son plan d’investissement de 300 milliards d’euros d’ici fin décembre. A quoi pouvons-nous nous attendre quant au volet social ? 

Vous savez que la CES a proposé un plan d’investissement plus ambitieux bien avant celui du président Juncker – nous demandons 2% du PIB européen pendant 10 ans. Néanmoins, nous prenons celui de la nouvelle Commission comme une première étape. Encore une fois, je pense que le président sait très bien que les mots doivent avoir un sens. Je n’ai pas encore eu de réponses à certaines questions : d’où vient cet argent ? Est-ce qu’il y aura de l’argent frais ou est-ce qu’on va simplement réattribuer de l’argent qui existe déjà? Y aura-t-il des initiatives réellement européennes ou bien va-t-on se défausser sur l’investissement au niveau national?

 

On a vu par le passé des « plans d’investissement » qui n’en étaient pas vraiment. En 2012, il y a eu par exemple à la suite du conseil de juin un plan de croissance qui était à mon sens nul et non avenu. Il s’agissait d’augmenter de 10 milliards d’euros le capital de la Banque Européenne d’Investissement (BEI), car elle risquait de perdre son triple A. Dans les faits, ce n’était pas un plan d’investissement. J’insiste vraiment : les mots doivent être suivis par des actes.

 

Bien sûr, c’est la Commission qui entre en fonction ce mois-ci, mais quel rôle le Parlement est-il appelé à jouer en Europe en matière sociale ?

Le Parlement Européen a bien sûr un rôle à jouer dans tout ça, mais l’équilibre des forces en son sein est compliqué puisque c’est le PPE qui majoritaire. Pour moi, s’il y a un message que le Parlement devrait faire passer, c’est que moins on protégera les travailleurs et les gens en général, plus ils s’éloigneront de l’Europe.

 

On remarque que de nombreux Etats pensent à réformer leur marché du travail (la France, l’Italie…). Que pensez-vous de ces développements ?

Je ne peux pas prendre de position sur les détails des questions qui se posent dans les différents pays. Le besoin de réforme dépend bien sûr du pays, mais s’il y a réforme du marché du travail, il faut qu’elle se fasse dans la négociation et le dialogue, à l’inverse par exemple du processus qui a été suivi en Italie récemment. Mettre dans les réformes du marché du travail l’espoir que l’on va trouver une solution définitive à la crise, qu’elles se solderont par un retour à la croissance et à l’emploi est erroné, même si certaines réformes peuvent y contribuer. Selon un calcul effectué par l’Institut syndical européen, il y a eu plus 3650 réformes du marché mises en place en Europe au cours des dernières années, ce qui confirme aujourd’hui que des efforts uniquement concentrés sur le marché du travail ne sont pas la solution. Ce qu’il faut, ce sont des initiatives pour relancer une croissance soutenable et favorise un emploi de qualité.

 

Dans ce contexte européen, quelles sont vos attentes pour vos partenaires patronaux ? 

Nos partenaires patronaux ont eu la vie plus belle que nous ne l’avons eu au cours des cinq dernières années, car les orientations politiques de la commission sortante étaient clairement plus en ligne avec leurs attentes. Mais si on parle du dialogue social et de la gouvernance économique, il faudra à un certain moment déterminer ce qui doit être fait pour que les patrons et les syndicats puissent avoir une attitude constructive quant au modèle social européen, et quant à la nature de nos recommandations communes à la Commission. Nous attendons d’eux la reconnaissance politique qu’il existe des interlocuteurs syndicaux démocratiques et structurés, qui défendent le fait que c’est l’idée qu’on a de la société qui doit guider l’économie, et non l’inverse. C’est une démarche assez complexe qui doit avoir lieu avec les employeurs, et je pense que l’orientation de la Commission à ce sujet sera particulièrement importante.

 

Actuellement, la négociation de l’accord TTIP est un des dossiers les plus discutés au niveau de l’UE. Quel impact pourrait-il avoir sur le monde du travail européen? 

Comme confédération européenne et syndicale, nous ne sommes pas contre le commerce. Les différents Etats membres dépendent du commerce, et certains plus que d’autres, mais ce que nous voulons, c’est un commerce qui soit fait sur des bases justes. Avec l’aide de nos partenaires américains de l’AFL-CIO, nous avons déterminé trois grands points de discussion quant au contenu actuel du TTIP.

 

Le premier concerne le mécanisme de règlement des conflits (ISDS) dont nous ne voulons tout simplement pas dans cet accord avec les Etats-Unis. Nous n’en avons pas besoin : si les employeurs ont besoin d’être protégés, il existe d’autres moyens que la création de juridictions parallèles, comme par exemple les assurances privées ou la juridiction nationale.

 

Le deuxième point rouge pour nous concerne les services publics. Nous demandons qu’il existe une liste positive qui détermine quels sont les secteurs couverts. Le champ d’application doit être clair : nous voulons nous assurer que les services publics ne seront pas touchés par cet accord.

 

Finalement, il est important pour nous que les conventions de l’Organisation Internationale du Travail concernant les droit sociaux et syndicaux soient reconnues et mises en œuvre aux Etats-Unis.

 

Crédit image : CC/Flickr/ETUC CES

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