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par Michel Aglietta

Economiste de renom, le professeur de sciences économiques à l’Université Paris 10 Nanterre Michel Aglietta est spécialiste d’économie monétaire internationale et connu pour ses travaux sur le fonctionnement des marchés financiers, qui ont permis de mieux connaître l’Histoire des bourses de valeurs ce qu’il considère être des failles du système financier. Il s’est exprimé très récemment dans la Lettre Europe et Entreprises – qui nous en a très aimablement autorisé la reprise – sur l’impérieuse nécessité de réanimer l’investissement productif pour sortir la zone euro du marasme.

 

Réanimer l’investissement productif est la condition sine qua non pour sortir la zone euro du marasme. L’opportunité pour un programme d’investissements publics efficaces et conçus à l’échelle européenne est grande. Un tel programme peut être financé par l’épargne privée à l’aide de l’intermédiation d’un Fonds Européen capitalisé sur le budget européen.

 

La zone euro s’est installée dans un marasme prolongé. Le déclin de longue durée de l’investissement productif en est la raison principale. De 2007 à 2013 la baisse moyenne a été de 17%. Elle a atteint 42% dans les pays périphériques. L’investissement public y a contribué. Il est tombé à 2% du PIB contre 4% il y a 30 ans.

 

Dans une économie dont la croissance potentielle a fortement fléchi et qui a une activité très en dessous du potentiel, au point que le PIB n’a toujours pas récupéré son niveau de 2007, la disparition de l’incitation à investir étouffe tout dynamisme. C’est pourquoi les amorces de retour à la croissance s’éteignent : à la reprise de 2010 après la récession de 2009 ont succédé près de deux années de récession entre le second semestre de 2011 et le début 2013. La reprise au printemps 2013 s’est essoufflée dès la fin de l’année. La stagnation de 2014 menace de se convertir en nouvelle récession.

 

Cette trajectoire hésitante livre deux enseignements pour la politique économique. Le premier est l’échec des politiques de restriction budgétaire entreprises de 2011 à 2013. Lorsque le secteur privé cherche à se désendetter et à détenir des actifs sûrs, la croissance par l’austérité budgétaire n’est pas au rendez-vous. Le second est que la politique monétaire n’a pas le levier sur l’économie qu’elle a dans une conjoncture « normale » de sous-emploi. La baisse du taux d’intérêt nominal jusqu’à zéro n’a pu empêcher la dégringolade du taux d’inflation. Les injections de liquidité aux banques n’ont pas fait repartir le crédit au secteur privé pour financer l’investissement productif. L’abondance de liquidités et les émissions obligataires à très bas coûts des entreprises ont nourri les distributions de dividendes, les rachats d’actions et les acquisitions qui ont provoqué une hausse des cours de bourse sans aucun lien avec les anticipations sur l’évolution de l’économie réelle. Le court termisme de la finance est toujours aussi prégnant.

 

Le temps de l’investissement public

Il faut investir d’urgence et le secteur privé ne le fera pas spontanément. L’érosion du capital public
avec des infrastructures vieillies et une maintenance insuffisante, comme la détérioration de la qualité
des services de santé et d’éducation, désignent l’opportunité d’un vaste programme d’investissements
publics. Le FMI lui-même vient de le plaider avec de sérieux arguments*.

 

L’investissement public est efficace dans les conditions présentes où la sous-activité est persistante et le coût du financement très bas. A court terme il induit un effet demande élevé dans les pays développés. 1% d’augmentation de dépenses d’investissement rapportées au PIB peut entraîner une hausse du PIB de 1,5% dans une situation initiale de stagnation. A moyen terme c’est l’effet d’offre qui domine et il dépend de la sélection des investissements. Ce qui est crucial, c’est l’effet d’entraînement sur l’investissement privé grâce à la hausse de la productivité engendrée par les infrastructures, la R&D et l’apport supplémentaire de capital humain dans l’ensemble de l’économie. Dans les conditions actuelles de coût très bas du capital, de nombreux investissements publics ont un rendement social supérieur au coût de leur financement. Ces investissements-là s’autofinancent. Il faut certes avancer des fonds puisque les coûts fixes initiaux des infrastructures sont souvent élevés. Mais l’effet de croissance est bien supérieur au coût si l’économie est en sous-activité initialement, de sorte que le ratio dette publique/PIB baisse au lieu de monter au bout de 5 ans.

 

L’investissement public doit bénéficier d’un programme européen largement financé par les investisseurs privés.

 

Nous vivons des temps où les finances publiques sont contraintes et où l’épargne privée est abondante et oisive. Un programme d’investissement public européen bien conçu peut mobiliser cette épargne productivement sans solliciter les finances publiques des pays membres. Le slogan est simple et avait été suggéré il y a quelques années par Tommaso Padoa-Schioppa : « aux pays membres l’ajustement, à l’Europe la croissance ». Comment le mettre en œuvre ?

 

Récemment le Cepii a suggéré de créer un Fonds fédéral logé au cœur de la Banque Européenne
d’Investissement dont les missions seraient élargies pour coordonner le financement*. Supposons qu’il
s’agisse de financer un programme de 300mds d’euros suggéré par Jean-Claude Juncker. Le Fonds peut être capitalisé par le budget européen ; ce qui est le moins que l’on puisse attendre pour un programme agréé par l’ensemble de l’Europe. Avec la garantie de l’ensemble des gouvernements un capital public de €35 mds suffit avec un levier de 8,5 pour émettre un montant d’obligations européennes de €265mds qui attireront des investisseurs institutionnels à long terme du monde entier. 35mds peuvent être trouvés sur le budget actuel s’il est redéployé sur la fonction compétitivité croissance. Il permettrait ainsi de créer un produit d’épargne européen, non pas pour mutualiser des dettes publiques existantes, mais pour financer des investissements réels.

 

Le Fonds fédéral serait le pivot d’une intermédiation financière se substituant à la double défaillance des banques et des marchés à s’engager dans l’avenir. En fonction de la structure des investissements programmés, il pourrait lui-même injecter des fonds propres dans des banques de développement nationales, garantir des financements de projets par des banques commerciales, faire des apports en capital dans des fonds de private equity dédiés au financement d’innovations, acheter des project bonds émis par la Commission Européenne pour financer des infrastructures d’intérêt directement
européen (système intelligent de distribution d’électricité, réseau transeuropéen de transport par rail).
Le vrai problème à résoudre, c’est comme toujours en Europe la gouvernance permettant de faire advenir un intérêt commun et de s’accorder sur les choix structurants pour définir des axes de développement permettant aux acteurs privés d’anticiper l’avenir.

 

Références *

« Is it time for an infrastructure push? The macroeconomic effects of public investment », World Economic Outlook, IMF, October 2014

« A new architecture for public investment in Europe », by Natacha Valla, Thomas brand and Sébastien Doisy, Ceppi Policy brief, n°4, July 2014

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