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par Jeremias Prassl & Ben Jones

Au cours des cinquante dernières années, le Royaume-Uni a vu se développer un système extensif de tribunaux spécialisés en droit du travail. Loin d’un simple réarrangement procédural, cette évolution reflète le développement et le renforcement d’un droit du travail substantif, et une réorientation lente mais fondamentale vers une approche juridique des relations industrielles. Cet article analyse les différentes étapes de développement de cette juridiction ainsi que l’influence de la situation politique actuelle sur son statut.

 

Judge hammerLes premiers tribunaux des relations industrielles (Industrial Tribunals) sont apparus en 1964 avec une juridiction limitée aux appels déposés par les employeurs contre les impôts prévus par l’Industrial Training Act de 1964. Leurs compétences étaient donc très restreintes, et dès 1965, elles furent étendues à des affaires administratives et de droit privé (une drôle de paire) liées à la classification des relations industrielles sous certains régimes d’impôts, ainsi qu’à l’évaluation des indemnités complémentaires de licenciement, une compétence plus en lien avec leur rôle actuel.

 

Une loi fondatrice de 1971

Dans les six années qui ont suivi, les tribunaux ont continué d’exercer cette juridiction mixte, et la majorité des affaires traitées étaient alors administratives. Mais la loi fondatrice des tribunaux britanniques actuels n’était pas loin : en 1971, le gouvernement conservateur d’Edward Heath réinventa le rôle de ces tribunaux avec un nouvel Industrial Relations Act. Parmi ses nombreuses mesures orientées vers la régulation de la négociation collective se trouvait un nouveau droit pour les travailleurs individuels : celui de ne pas être injustement licencié, une revendication introduite au Royaume-Uni en réaction à l’augmentation du nombre de licenciements « cyniques » par les employeurs cherchant à éviter de payer les indemnités complémentaires de licenciement qui avaient été légalement introduites quelques années auparavant. Cette nouvelle compétence a recentré le travail de ces tribunaux sur l’application de la justice des relations industrielles, avec la majorité de leur charge de travail se portant à présent sur les relations (individuelles) de travail plutôt que sur l’administration des règles collectives du travail.

 

Certains n’étaient pas convaincus que ces tribunaux accusatoires, très semblables à une cour de justice, était le lieu approprié pour ce nouveau type de recours, et proposaient à la place des procédures alternatives telles que l’arbitrage ou une procédure de type inquisitoire. Cependant, la loi de 1971 contenait déjà des suppléments à la juridiction des tribunaux des relations industrielles (qui leur donnaient notamment une compétence limitée pour interpréter les conventions collectives), et l’ajout des revendications pour licenciement abusif à cette juridiction avait des avantages pratiques évidents.

 

Du fait de l’augmentation rapide du nombre d’affaires à traiter, les tribunaux des relations industrielles ont rapidement usurpé la place du système civil ordinaire comme tribunal de référence dans le domaine du travail. Au cours des trente dernières années, les changements apportés à leur fonctionnement ont été principalement procéduraux, avec des gouvernements successifs d’orientation politique différente qui relevaient et rabaissaient successivement les barrières d’accès à ces tribunaux, en augmentant par exemple les seuils temporels à respecter avant qu’une revendication de licenciement abusif ou d’indemnités complémentaires de licenciement ne puisse être déposée. Cependant, suite au gain d’importance des droits économiques en Europe, et au passage conséquent de lois contre la discrimination, la compétence de ces tribunaux a continué à grandir et à se diversifier.

 

De larges compétences

Aujourd’hui, les tribunaux du travail britanniques (qui sont connus depuis 1997 sous l’appellation Employment Tribunals) sont compétents pour un vaste champ de griefs individuels allant du licenciement abusif à la rupture de contrat, en passant par les discriminations illégales. Leur contrôle sur les questions du travail n’est cependant pas complet : dans le cas d’un congédiement injustifié (c’est à dire sans préavis contractuel), le requérant peut aussi se tourner vers le système juridique traditionnel.

 

Cette spécificité provient de la décision de ne pas leur accorder dans la loi de 1971 un rôle interprétatif complet pour les contrats. Même si au fil des années il est devenu clair que les tribunaux devraient s’engager dans un examen juridique de la construction des conventions, la juridiction des cours civiles n’a jamais été totalement usurpée. Il a fallu attendre l’Employment Tribunal Extension of Jurisdiction (England and Wales) Order de 1994 pour que ces tribunaux reçoivent des pouvoirs contractuels plus importants, mais seulement pour des sommes en dessous de £25 000 (depuis lors, cette somme n’a jamais été ajustée pour tenir compte de l’inflation). Les cas qui tombent au-dessus de cette limite, ou pour lesquels le délai de prescription de trois mois est déjà écoulé, n’ont d’autres recours que les cours civiles. Pour les cas plus complexes, ces dernières ont aussi l’avantage de pouvoir faire des ordonnances d’adjudication des dépens, ce qui permet aux requérants de se faire assister légalement sans que ce montant soit décompté de la compensation qui pourrait leur être attribuée. A l’inverse, les tribunaux du travail ne peuvent faire de même que si le litige n’a pas été raisonnablement conduit. Cependant, la procédure civile n’a pas que des avantages : les requérants doivent supporter les délais et les dépenses supplémentaires, et s’exposent à devoir payer les frais de justice de leur employeur en cas de défaite, choses qu’ils pourraient éviter s’ils passaient devant un tribunal du travail.

 

Au-delà de ces différences superficielles, il faut cependant admettre que ces deux systèmes sont de plus en plus harmonisés. Tous deux permettent des divulgations formelles de preuve, et se terminent par une audition formelle et accusatoire avec une contre-interrogation des témoins. A leur tête, on trouve un juge professionnel et expérimenté, et elles ont toutes deux une procédure d’appel renvoyant vers des cours plus chevronnées. Les tribunaux du travail se sont donc considérablement détachés des racines tripartites du modèle originel du tribunal des relations industrielles et de l’implication de juges non-professionnels.

 

En termes de droit applicable, la loi pertinente utilisée par les tribunaux est rédigée de la même façon que les autres, et la jurisprudence qu’ils appliquent provient entièrement des juges civils ordinaires. Cela ne veut pas dire que leur système d’appel fait preuve de constance. Les tribunaux des relations industrielles offraient aussi initialement la possibilité d’un appel devant le Queen’s Bench Division de la Haute Cour avant que les réformes de 1971 ne créent une cour spécialisée en relations industrielles au sein de la Haute Cour (National Industrial Relations Court – NIRC). La NIRC était cependant très controversée du fait qu’en plus d’entendre les appels des tribunaux des relations industrielles, elle avait le pouvoir de donner aux employeurs des injonctions contre les syndicats (tout particulièrement pour empêcher une grève), ce qu’elle faisait régulièrement. Après quelques années d’exercice, cette dernière fut promptement démantelée par le Labour, qui était revenu au pouvoir en 1974, en guise « d’antidote » à la Loi sur les Relations Industrielles promulguée par l’ancien gouvernement conservateur. A la place, on créa le Tribunal d’appel du travail (Employment Appeal Tribunal – EAT), un tribunal indépendant de la Haute Cour mais dont les juges étaient fournis par cette dernière. Il existait cependant toujours une procédure d’appel direct à partir de l’EAT vers le système juridique traditionnel, ce qui démontre que malgré leurs désaccords, les deux partis politiques privilégient tous deux un type de tribunal qui s’incorpore fondamentalement dans la hiérarchie du système d’appel ordinaire.

 

L’arme politique de l’accès au contentieux

En dehors de leur transformation en un système de tribunaux spécialisés en avril 1997, et du changement d’appellation dans les années 90, on a principalement observé un changement politique dans les règles d’accès à ces tribunaux. Les deux partis principaux ont voulu réduire les dépenses de ces derniers en mettant en avant la conciliation anticipée ainsi que des modes alternatifs de résolution des conflits. On a aussi remarqué une tendance à protéger les employeurs en rendant l’accès aux tribunaux plus difficiles pour les requérants.

 

En dehors des tribunaux, il y a un autre grand organisme britannique qui s’occupe des griefs des employés : le Service de Conseil, de Conciliation et d’Arbitration (Advisory, Conciliation and Arbitration Service – ACAS). Même s’il n’a pas de pouvoir réel en dehors de celui de conduire des arbitrations entre partis consentants, l’ACAS a joué un rôle central dans la résolution des disputes individuelles et collectives liées au travail au cours des cinquante dernières années. On le traite comme une partie intégrante du système des tribunaux du travail, même si son rôle est beaucoup plus grand que cela n’implique. A l’inverse des tribunaux du travail, il s’agit d’un organisme tout à fait détaché du gouvernement, et qui, bien qu’il n’ait reçu son nom qu’en 1974, date de la fin du 19ème siècle. L’ACAS a reçu certains pouvoirs uniques, comme celui de valider des accords à l’amiable dans le cas où le requérant a consenti à renoncer à son droit à une procédure judiciaire. Le rôle conciliatoire de cet organisme a été récemment modifié, d’abord en 2002 avec un nouvel accent mis sur la résolution des litiges, puis en 2013 avec une nouvelle condition d’accès qui force les requérants à passer par une procédure de conciliation dirigée par l’ACAS avant d’accéder aux tribunaux du travail. Ce changement pourrait se traduire par un éloignement des procédures de confrontation, même s’il est trop tôt pour tirer des conclusions.

 

D’un point de vue plus politique, l’accès aux tribunaux du travail a été rendu particulièrement difficile depuis l’augmentation de l’ancienneté requise dans l’emploi avant de pouvoir déposer une plainte pour licenciement abusif. En 1971, elle se limitait à deux ans, avant d’être réajustée à un an en 1974, puis à six mois en 1975. Sous le gouvernement Thatcher, elle est repassée à deux ans en 1985, puis à un an en 1997, puis de nouveau à deux ans en 2012 sous le gouvernement libéral-conservateur (mais seulement pour les contrats conclus après cette date). Cette dernière augmentation se basait sur la logique que les employeurs hésitaient à engager de nouveaux salariés parce que les lois sur le licenciement abusif rendaient leur licenciement trop difficile. Le gouvernement actuel (une coalition dominée par les conservateurs) a cependant continué à réduire l’accès aux tribunaux du travail.

 

Employment tribunals

A l’inverse des cours ordinaires, les tribunaux n’ont presque jamais fait payer leurs services. Cependant, après quarante-neuf ans d’accès libre, la coalition gouvernementale a instauré pour la première fois en juillet 2013 des frais d’audience et d’émission. Toutes les procédures sous la responsabilité du tribunal ont été divisées en deux catégories, avec la majorité des demandes importantes (comme les plaintes pour licenciement abusif) tombant dans la catégorie B (la plus coûteuse). Il existe des possibilités de libre accès pour les requérants à très faibles revenus, mais la majorité doit faire face à des frais d’émission de £250, et si le conflit n’est pas réglé, à des frais d’audience avoisinant les £950. Cela a bien sûr un effet dissuasif majeur pour des gens ayant récemment perdu leur emploi, et le nombre de plaintes a depuis diminué de près de 75%.

 

En conclusion, nous avons assisté au cours des soixante dernières années à l’émergence des tribunaux du travail britannique en parallèle à celle d’un nouveau système de libre marché pour réguler les relations de travail, à la place du système britannique syndical traditionnel basé sur la négociation collective et une attitude gouvernementale de laissez faire (comme l’avait expliqué Otto Kahn-Freud de manière si mémorable). En tant qu’élément central du système de justice industrielle actuel, les tribunaux symbolisent le retour de la forte tradition juridique britannique, en cela qu’ils ne sont qu’une alternative à peine moins formelle aux cours traditionnelles. Même si ces dernières restent une possibilité pour les plaintes contractuelles, elles sont relativement peu utilisées du fait de l’importance du licenciement abusif et des économies substantielles qui sont faites par les requérants s’ils n’utilisent pas le système civil ordinaire. Cependant, cette situation s’est graduellement détériorée suite aux mesures d’austérité prises par le gouvernement actuel. Il est aujourd’hui plus difficile de porter plainte pour licenciement abusif, et le rôle et l’efficacité de ces tribunaux continuent de dépendre du contexte politique actuel. 

 

Traduit de l’anglais par Albane Flamant (Metis)

 

A propos des auteurs 

Jeremias Prassl  est docteur en droit et professeur associé à l’Université d’Oxford. En plus de ses recherches sur le droit européen et le droit du travail, il était aussi membre du comité de pilotage INLACRIS, un réseau financé par la Commission européenne dont la mission est de surveiller les évolutions des droits sociaux et du droit du travail suite à la crise économique.  

Ben Jones est docteur en droit et professeur à l’Université d’Oxford. Ses recherches se concentrent sur les effets socio-juridiques de diverses politiques gouvernementales. 

 

Source (chiffres d’accès et de coût)

UK Ministry of Justice (Mars 2014)

 

Crédit image : CC/Fickr/ssalonso

 

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