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par Philippe Baudelocque, Claude Emmanuel Triomphe

Mouvement artistique devenu très populaire dans le monde entier, le street art connaît un engouement populaire sans précédent. Metis est allé interroger Philippe Baudelocque, l’un des artistes français emblématique de citée tendance sur son travail, les transformations induites par le numérique, sa vision du marché de l’art ou encore son regard sur la crise.

 

street art profil

Parlez-nous de votre métier…

Je suis un artiste, un artiste plasticien. Dans les pays anglo-saxons on dit artiste tout court… En France on peut dire artiste d’un comédien, de quelqu‘un qui se produit dans un cirque… Pour les gens plus pointus je dis juste que je suis plasticien, ce qui renvoie à l’art contemporain. Moi on m’a mis dans la case street art car j’ai fait pas mal de dessins dans la rue. Le street art, c’est un mouvement mondial. C’est une énorme vague de fond populaire. Lorsque vous faites une expo de street art, une file d’attente gigantesque se forme alors que pour une expo d’art contemporain, ne viennent que les aficionados. Parfois à 20 ans vous avez déjà 20 000 suiveurs sur votre blog ! Alors que vous dessinez sur des immeubles, ça interpelle !!!! Le marché de l’art est là en pleine mutation. Aujourd’hui pour ouvrir une galerie avec des murs, il faut être cinglé. Ouvrir une galerie itinérante par contre, c’est ça ce qu’il faut faire.

 

Le considérez-vous comme un travail ?

J’ai un métier, moi je dis que c’est un travail ! D’autres n’aiment pas le dire parce que dans l’imaginaire des gens, l’artiste c’est une profession à part, hors normes. C’est vrai et faux en même temps…. j’ai rencontré pas mal d’artistes qui ont une vision romantique de leur vie. Moi ce n’est pas ça, je suis un métronome, je me lève à 7h, je me couche à minuit et entretemps je ne fais que ça. Je sors très très peu. Alors que je pourrais faire la fiesta tous les soirs. Donc, je suis vraiment un artiste, j’en vis, c’est ma profession. Qui dit profession, dit travail et qui dit travail dit salaire. Mais en même temps ce n’est pas un métier, car grosso modo je ne pense qu’à ça, ça ne s’arrête jamais, j’y pense tous les jours, même en vacances. Pendant que je vous parle, je regarde la couleur de votre chemise, l’agencement de votre écharpe, de votre table et je me dis « tiens qu’est-ce que je ferai avec ça ? ». D’ailleurs, je me suis rendu compte d’un truc. Avant les artistes allaient au bordel car ils n’avaient pas le temps de s’occuper d’une famille. Ça occupe au moins 95% de notre cerveau et de notre cœur.

 

Peut-on expliquer son art comme on explique un métier ?

On m’interroge très rarement sur mon quotidien. Dans les expos où se croisent ceux qui achètent de l’art (dessin, tableaux) l’artiste parle très peu de son art, il parle de sa renommée, de ses clients. Quand je parle de mon art-travail, ce n’est le plus souvent qu’avec des professionnels.

 

street art 1

Moi par exemple, pourquoi je fais des animaux ? Mon père était peintre animalier, nous recevions comme cadeaux d’anniversaire des tas de livres qui nous expliquaient le monde, la géographie, l’histoire et tout cela se retrouve dans mon art. Ceux qui sont tranquilles avec ce qu’ils font, ils vous l’expliquent simplement. Quand on demandait à Picasso, pouvez-vous faire un dessin, il demandait immédiatement une feuille de papier et il s’y collait immédiatement. Il y a d’autres artistes qui préfèrent, pour des raisons que j’ignore, ne pas expliquer ce qu’ils font. Ils disent « moi ça vient comme ça » et voilà, bref tout est dans l’inspiration selon eux. Dans l’art y a un côté très terre à terre, et un autre très mystérieux. Le mystère c’est l’inspiration. Le côté bien terre à terre c’est l’objet matériel, c’est l’argent, la stratégie, le marché…

 

Y a-t-il des qualités particulières qui sont propres aux artistes ?

Avant, quand j’étais aux Arts déco, on nous a dit c’est la solitude et l’instabilité qu’il va falloir surmonter. Si vous n’aimez pas être seul, ne faites pas artiste. Moi je suis très bien tout seul. Et d’autre part, c’est être bien dans l’instabilité. C’est un métier instable, extérieur et intérieur. Instable par rapport à la société, à la majorité des gens – qui se réveillent petit- déjeunent, prennent leur bus, arrivent au travail, déjeunent, se remettent au boulot puis repartent chez eux à des heures régulières – ….. – et chaque jour on remet ça. Moi comme artiste, si je veux demain je me lève à 11 h. Mais il y aussi l’instabilité intérieure ; les idées ça va, ça vient … une fois ça marche, d’autres ça ne vient pas. Et si ça n’a pas marché, je peux me rebeller, me mettre en colère.. On peut aussi se dire qu’on va évoluer. Pour arriver aujourd’hui à en vivre et donc à vendre des dessins, j’en ai bavé vraiment beaucoup. Il faut aimer les pâtes, les coquillettes au beurre, c’est très dur. Quand on est ingénieur on a droit à une grille de salaires. Quand on est artiste, avec un petit dessin A4 on peut passer de 50 € à 2000 € ou plus. Pour la même taille ! Si vous êtes confirmé mais pas connu, ce sera plutôt 50 voire moins ! Bref, c’est à la cote !

 

street art 8

La crise du travail ça vous parle ?

Il y a une dizaine d’années au moins, j’entendais à la radio un gars qui parlait de son métier d’artiste, il disait que les artistes sont dans l’instabilité professionnelle et il faut faire avec. On peut gagner 5000 € ce mois-ci et rien pendant 6 mois ….. Et ce gars ajoutait que cette instabilité est en train de gagner les autres métiers. Il y a la peur car il n’y a plus beaucoup de boulot semble-t-il. Pour moi ce sont des « on dit » et je me méfie de ça et je me méfie encore plus des médias…

 

Chez mes interlocuteurs dans les entreprises, je sens la peur. Je suis très sensible à ce que dégagent les gens, les lieux, les objets. Humainement parlant, je le sens quand un homme ou une femme a peur. Prenez l’événementiel des grosses entreprises: on fait appel à moi pour dessiner pendant 4 h d’une soirée de lancement d’un produit. Là j’ai affaire au directeur et aux gens de la « com » de la société. On se met d’accord sur un visuel et ce qu’ils veulent exprimer. Et dans certains services on me fait refaire 15 fois alors qu’à la fin il y a peu de différence. Pour eux, il faut qu’ils vendent, que ça marche, il faut que tout soit parfait. Or il y en a toujours qui ont tellement peur de mal faire que ça se répercute sur les autres et les décisions ont énormément de mal à se prendre. C’est comme ça que je la sens la peur. Et quand le patron arrive c’est tout le monde au garde à vous, c’est la peur de perdre son boulot, qu’on me vole ma place. Finalement ce n’est pas du marché qu’on a peur mais c’est du patron !

 

Et le numérique ça impacte des métiers comme le vôtre ?

L’objet de mon mémoire aux Arts Deco était  » Qu’est-ce qui a changé dans une école comme les Arts Décoratifs depuis l’arrivée d’internet ? » Si je suis un peintre traditionnel, je fais 20 tableaux, j’expose dans une galerie. Par contre, avec un dessin dans la rue, il y a une particularité : tout le monde le prend en photo avec un smartphone, ils l’envoient à leurs copains, le postent sur Instagram ou Facebook. Il y a là une mutation capitale : non seulement le street art est mobile, mais tout le monde le voit et cette forme d’art monte en même temps que les technologies. Quand on fait un grand mur, c’est bien plus vu qu’un 4 par 3. Et tout cela est bloggé, rebloggé. Avec un dessin, je fais le tour de la planète et tout le monde sait ce je fais. L’e-réputation a une énorme importance : j’ai entendu dire que certains collectionneurs se basent sur le nombre de like des images que vous publiez sur Instagram ou ailleurs !!
Aujourd’hui il y a 3500 personnes qui me suivent sur Facebook. S’il y en avait 10 fois plus, je pense que je pourrais prétendre à de meilleurs revenus. Ceci dit, ce monde peut être fragile aussi. Le street art c’est un énorme vague de fond ; quand elle va passer, on va voir ce qui reste comme dirait Warren Buffet.

 

street art 2

Et cela change -t-il quelque chose dans vos rapports de travail ?

Ça change tout ! Pour en revenir à Internet, quand je fais un dessin dans la rue, les gens du monde entier me contactent immédiatement par l’intermédiaire de mon site. L’artiste c’est celui qui a une production artistique et doit vendre ce qu’il fait. Il y a 20 ans il y avait un intermédiaire quasi obligatoire, le galeriste. C’était Dieu ! Il avait le droit de vie ou de mort, il faisait la pub, les ventes, il faisait tout. Il fallait être très gentil avec lui. Alors que maintenant les galeristes ont perdu ce pouvoir. Par exemple, si je fais un mur à Rio, je démultiplie incroyablement les chances d’être contacté directement. De plus en plus, les collectionneurs aujourd’hui contactent directement les artistes.

 

Mes amis plus « tradis » des Arts Deco, ont vraiment plus de difficultés à se faire connaître dans le circuit galeries-collectionneurs-frac etc… C’est incomparablement plus difficile de gagner sa vie correctement en étant presqu’entièrement dépendant d’un seul groupe de personnes qui se connaissent tous. Aujourd’hui, le rapport s’équilibre de plus en plus car les artistes se font de la pub eux-mêmes dans la rue et en récoltent les fruits directement.


Y a-t-il des métiers qui vous étonnent, qui vous interpellent ?

Il y a aujourd’hui des métiers qui m’interpellent. Les banquiers par exemple. Parce que je m’intéresse énormément aux stratégies. J’aime vraiment savoir qui fait quoi et pourquoi. Le travail ne m’intéresse pas car il est le résultat de décisions prises en amont. La notion de travail ne m’intéresse pas plus que ça. Les gens qui spéculent sur les matières premières se mettent d’accord pour acheter toute la matière première, pour la stocker en attente de raréfaction pour ensuite vendre plus cher. Et au même moment surgissent des famines. Et le soir les mêmes rentrent faire une bise à leurs enfants… Autre exemple : les liquidateurs de société. Y a de gens spécialisés là-dedans, ils vont liquider la société quoi qu’il arrive. Voilà des métiers qui m’interpellent, comment peut-on faire ça ? A l’inverse quand je vais dans un supermarché je sens surtout du vide car les tâches m’y paraissent machinales, vides de sens. Il est rare que j’y sois témoin d’éclats de colères ou de joies vraies : c’est l’environnement qui veut ça. Un être humain ce n’est pas fait pour ça. Chez moi, c’est l’homme d’abord et l’économie après !

 

street art final

 

Images reproduites avec la gracieuse permission de Philippe Baudelocque

 

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