Retour sur « The citizen’s share », un livre sur la propriété salariale qui a été publié la première fois en 2013 et qui vient d’être réédité avec, sur sa nouvelle couverture, une phrase de Thomas Piketty : « L’Amérique a été fondée sur un large accès aux richesses et à la propriété. Si vous voulez mieux connaître cette tradition et comment la revitaliser, lisez ce livre ».
Ce livre américain se situe au point de convergence de deux thèmes :
– ce que l’on appelle en France l’épargne salariale qui comprend le partage des résultats de l’entreprise et l’actionnariat salarié. Les auteurs, spécialistes de ces sujets, sont les chantres notamment de l’actionnariat salarié. Ils ont démontré par de nombreuses études que le développement de l’actionnariat salarié a de nombreux aspects bénéfiques : un climat social de meilleure qualité, une implication des salariés plus forte, des performances de l’entreprise significativement supérieures à celles qui ne le pratiquent pas, des salariés qui s’enrichissent davantage.
– les problèmes que posent les fortes inégalités dans nos économies développées et en particulier aux USA. La concentration inégalitaire des revenus et des patrimoines en effet ont retrouvé des sommets inconnus depuis plus d’un siècle. Rappelons qu’en 1989, 5% des Américains les plus riches disposaient de 54% de la richesse du pays ; en 2010, leur part s’élevait à 61% et en 2013, elle atteignait 63% ( cité par Janet Yellen, présidente de la Fed). La classe moyenne américaine décroche.
La thèse du livre est la suivante : le succès politique et économique des USA ( et d’autres pays) dépend de la possibilité donnée aux citoyens de partager la propriété, les profits du système économique et aussi de participer démocratiquement aux décisions. C’est l’idée du partage citoyen : l’accroissement de la propriété salariale pourra réduire les inégalités massives de richesse.
Cela veut dire que les réformes à promouvoir doivent permettre aux salariés de :
– compléter leurs salaires avec des compléments significatifs apportés par un intéressement dans le capital de leur entreprise, par les revenus de ce capital et le partage des profits,
– participer davantage aux décisions pour accroître la valeur de leur entreprise et partager les fruits de la performance.
Les auteurs reconnaissent que ce thème est aujourd’hui invisible dans les débats. Ni les Démocrates ni les Républicains n’ont jusqu’ici accordé une grande attention à l’idée de développer la propriété salariale comme levier pour améliorer l’économie.
Pourtant, c’est une idée partagée par d’autres. Ainsi, en Europe, une conférence a été organisée le 30 janvier 2014 par la Commission Européenne avec pour titre : « Le temps d’agir : promotion de l’actionnariat salarié – débat sur les possibilités d’actions concrètes ». Cette journée était introduite par Michel Barnier, alors Commissaire Européen pour le marché intérieur et les services, qui disait : « … Si l’on regarde les 30 dernières années, la part du travail dans la richesse collective n’a cessé de diminuer. Cette évolution n’est pas propre à l’Europe. On la retrouve dans le monde entier. Mais elle a chez nous une résonance particulière, compte tenu de notre situation économique qui reste fragile, six ans après le début de la crise financière….
Le pouvoir d’achat moyen des Européens est à la baisse. Et ceux qui s’en sortent le mieux financièrement tirent leur richesse des revenus du capital plus que de leur salaire. On aurait tort aussi de voir cette érosion des revenus du travail comme un problème individuel. En réalité, elle nuit au bien-être de notre société dans son ensemble, puisqu’elle se traduit par une baisse des dépenses et donc de la demande pour les biens et services de nos entreprises. Si nous voulons répondre à ces déséquilibres, nous devons agir sur la distribution des revenus, et l’actionnariat salarié est précisément l’un des leviers dont nous disposons pour cela…. ».
Comment renverser la tendance ?
Il existe depuis longtemps des entreprises américaines qui ont développé l’actionnariat salarié et le partage des profits. Dans ce domaine, les Américains bénéficient d’une très longue expérience, fruit de pratiques diverses qui ont permis de voir ce qui marche et ce qui ne marche pas.
Le livre contient ainsi un rappel des multiples initiatives apparues dès la fin du XIXe siècle et qui se sont poursuivies au XXe siècle. On peut dire qu’il y a toujours eu aux États-Unis un courant pour promouvoir des formes d’enrichissement des salariés par le partage du capital sous une forme ou sous une autre (par exemple les ESOP – Employee Stock Ownership Plan, créés en 1974, principalement pour la transmission d’entreprises , les stock-options dans les start-up …). Mais ce courant est resté finalement minoritaire dans le pays : en 2010, environ 18 % des salariés détenaient des actions de leur entreprise (soit 19 millions de salariés – à titre de comparaison, on compte en France 3.8 millions de salariés actionnaires soit proportionnellement autant), 9 % en détenaient des stock-options (9 millions) et un tiers bénéficiait d’un système de partage des profits. Mais on observe un recul de certaines pratiques : ainsi entre 2002 et 2010, la proportion de salariés possédant des actions de leur entreprise est passée de 21,1 % à 17,4 % et celle des possédants de stock-options de 13,10 % à 8,70 %. Ceci est dû notamment à la suppression de certaines exemptionss fiscales favorables à ces dispositifs, décidée dans le cadre des coupes budgétaires.
Comment faire en sorte que ce qui est minoritaire devienne majoritaire ?
Il y a en effet une sorte de paradoxe : de nombreuses études démontrent que de tels dispositifs sont favorables à l’entreprise et aux salariés et pourtant, ils restent minoritaires.
Il existe une sorte de « plafond de verre » qui bloque leur diffusion. Les auteurs relèvent que l’actionnariat salarié existe dans les entreprises de toute taille , de tout secteur, pour toutes les catégories de salariés avec des proportions diverses certes. Ce n’est pas l’apanage de certains types d’entreprises. Que manque-t-il donc ?
Pour les auteurs du livre, le problème est que le peuple américain a oublié l’essentiel, c’est à dire les principes formulés par les Pères fondateurs : ceux-ci pensaient qu’une démocratie ne peut pas exister sans une large distribution du capital productif. Ils avaient comme anti-modèle l’Angleterre où les richesses étaient concentrées entre quelques mains ; ils rejetaient une société où une minorité possédait l’essentiel des ressources. Ceci parait si important à rappeler que les auteurs consacrent près du quart du livre à retracer les différents faits et discours des premiers grands hommes politiques de la République américaine. Ils rappellent, par exemple, comment, dans la crise de la pêche à la morue de la fin du XVIIIéme , George Washington a accepté de soutenir cette industrie en danger par des crédits d’impôt à la condition qu’un partage des profits entre les armateurs et les pêcheurs soit mis en place pour éviter que l’aide apportée ne bénéficie qu’aux propriétaires….
Pour remédier à des niveaux d’inégalité mortels pour la République, ils pensent que ni des mécanismes de redistribution nécessitant plus d’impôt, ni des hausses importantes des salaires ne permettront d’apporter des solutions à la stagnation des revenus des classes moyennes.
La réduction des inégalités de patrimoine est passée historiquement par l’inflation ou la taxation ( ou la ruine, suite aux guerres ou troubles sociaux). Ceci ne semble pas une option actuelle. Il reste, disent-ils, la diffusion de la propriété du capital actionnarial par des mesures puissantes d’incitation fiscale. Ce qui revient à organiser un transfert massif du capital des entreprises détenu par une minorité à une grande partie des salariés.
On comprend qu’il faille réveiller les mannes des ancêtres pour y arriver.
Au fond, que proposent-ils concrètement ?
Ils appellent de leurs vœux une forte mobilisation nationale pour définir, après un grand débat national, des objectifs répondant à des questions telles que : quelle part du capital de leur entreprise les salariés doivent-ils avoir, quel complément significatif de leurs salaires doivent-ils percevoir ? Ils ont bien conscience que les dispositifs actuels sont assez peu efficaces et qu’il faut en imaginer de nouveaux.
Malheureusement, ils s’arrêtent là et c’est bien dommage . Beaucoup de questions auraient mérité d’être approfondies , par exemple :
– les incitations fiscales souhaitables sont-elles compatibles avec les restrictions budgétaires et le « moins d’impôts » ? Les dépenses fiscales doivent être compensées par des recettes fiscales : quel mécanisme redistributif cela implique-t-il ?
– la pertinence de l’actionnariat salarié pour enrichir les classes moyennes repose en grande partie sur l’idée que les valeurs de la majorité des entreprises devraient continuer à s’accroître. Est-ce réaliste ? D’un points de vue macroéconomique, est-ce une bonne chose que les actifs financiers voient leur valeur s’accroître plus vite que le taux de croissance ?
– cela ne revient-il pas à considérer que la seule activité économique de l’entreprise n’arrivera plus à payer les salariés convenablement et qu’il faut transformer de l’épargne des investisseurs en revenu pour arriver à donner de l’espoir à la classe moyenne ? Est-ce soutenable ?
L’actionnariat salarié a souvent été une voie proposée pour accroître la motivation et la performance des salariés dans un deal gagnant/gagnant. C’était une forme de pacte social managérial. Les auteurs proposent de redéfinir ce pacte social en permettant de redistribuer significativement des revenus et du patrimoine financier par l’intermédiaire de la propriété salariale. Il s’agit de favoriser des revenus d’appartenance à une communauté d’intérêts.
Cette question agitait déjà nos prédécesseurs au début du XXe siècle quand les inégalités de fortune étaient semblables à celles d’aujourd’hui… Vieille recette ou perspective nouvelle ?
Références complètes du livre
The citizen’s share – Reducing inequality in the 21th century. Joseph R. Blasi, Richard B. Freeeman, Douglas L. Kruse – Yale University Press- 2014
D’autres références des mêmes auteurs
– Douglas L. Kruse, Richard B. Freeman, Joseph Blasi -Shared capitalism at work : employee Ownership, Profit and Gains Sharing, and Broad-based Stock Options – The University of Chicago Press 2010
– Aaron Bernstein, Joseph Blasi et Douglas Kruse – In the company of owners : the truth about stock options – Basic Books – Perseus Books Group 2003.
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