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par Jean Vincent, Albane Flamant

Pour un artiste, il y a peu de distinction entre vie personnelle et vie privée. Partout, l’émotion est présente et même exacerbée en cas de conflit au travail. Jean Vincent, avocat français spécialisé en droit de la propriété littéraire et artistique et en droit du travail, a discuté avec Metis de leurs conditions de travail et du rôle joué par les syndicats et les conventions collectives dans leur évolution.

 

Jean Vincent

Parlez-moi de l’évolution du droit des artistes en France. Quelles sont les grandes tendances que vous avez pu observer ?

Quant on parle du droit des artistes, il est important de faire la distinction entre les auteurs et les artistes-interprètes. Les auteurs, pour commencer par eux, doivent faire face à des conditions contractuelles de plus en plus inéquitables, sauf pour ceux qui ont une grande notoriété. Les contrats évoluent vers des cessions globales et définitives des droits d’auteur avec des contreparties financières très faibles. Par exemple, Hachette pratique des taux aux environs de 2% alors qu’un taux normal est de 10%. On se rend également compte que les éditeurs mettent de plus en plus à charge des auteurs le façonnage de leur livre, en les traitant comme des prestataires de service pour un travail d’ordre technique et sans rémunération à ce titre.

 

On rencontre les mêmes problèmes pour l’utilisation de musiques dans des spectacles ou dans des films, où les négociations ont tendance à se durcir. Le droit moral au respect d’une oeuvre (l’interdiction de modifier une oeuvre) disparaît par exemple peu à peu. Ces pratiques pourtant illicites se développent énormément dans l’ère numérique. Au niveau de la photographie, ce qui se développe également, ce sont des formules de commercialisation en masse de photographies « libres de droits » sur la base de conditions générales rédigées essentiellement aux Etats-Unis alors que ces dernières sont pas compatibles avec les principes du code français de la propriété intellectuelle. De nombreuses images sont vendues pour moins d’un euro, avec des droits d’exploitation dans le monde entier pour toute la durée des droits d’auteur, en prévoyant en plus la possibilité de modifier l’oeuvre. Ces pratiques qui s’étendent petit à petit aux domaines de la musique et de l’audiovisuel mettent réellement en danger le concept même de la propriété intellectuelle en France.

 

Les droits des artistes-interprètes sont très différents, mais les contrats qu’ils signent avec les labels ont eux aussi énormément évolué au cours des quinze dernières années. Ils sont plus longs (passés de 15 à 30 pages) et ne portent plus seulement sur la production d’un disque mais sur tout ce qui peut rapporter de l’argent dans l’activité de l’artiste; cela va d’un pourcentage sur les spectacles à une partie des droits d’auteur si l’artiste a lui-même créé ses chansons ou musiques avec des clauses d’exclusivité très dures (exclusivité absolue trois à quatre ans par album) qui restreignent grandement la liberté de travail, y compris par rapport à des activités d’autoproduction. Les contreparties à ces clauses sont de surcroît difficiles à identifier.

 

Face à cette évolution, on constate que le législateur est resté apathique. Les contrats avec les labels sont aujourd’hui des contrats hybrides qu’on a du mal à qualifier, du fait qu’il s’agit de contrats de travail dont certains éléments n’ont rien à voir avec le droit du travail, comme par exemple la possibilité de récupérer une partie des profits du merchandising exploité par des tiers !

 

Toujours dans le domaine du spectacle, il est aussi intéressant de voir comment ont évolué les droits de captation audio ou audiovisuelle de répétitions ou de spectacles, avec l’arrivée des outils et des plateformes numériques : ces droits échappent presque totalement au contrôle des artistes-interprètes. En théorie, la loi est claire : il faut une autorisation préalable pour la fixation des performances et une rémunération pour la diffusion de ces enregistrements, mais en pratique il n’y a aucun contrôle. C’est un problème qui est ignoré des syndicats et qui est d’ailleurs exclu du champ d’application des négociations collectives actuellement en cours dans le domaine audiovisuel. Il serait pourtant possible d’encadrer ces pratiques de captation par des accords professionnels.

 

Justement, quel est le rôle joué par les syndicats dans cette évolution des conditions de travail des artistes?

Les constats diffèrent en fonction des problématiques. On se rend compte par exemple que les droits sociaux des artistes du spectacle sont relativement bien protégés en France par leurs conventions collectives dans le domaine du spectacle (privé ou subventionné). Le constat est cependant inverse en ce qui concerne leurs droits de propriété intellectuelle: dans ce cas-là, les accords syndicaux qui ont été négociées n’aboutissent pas à des résultats satisfaisants, et diminuent même dans certains cas les protections apportées par la loi.

 

J’ai notamment deux exemples en tête pour illustrer cette tendance. Dans le domaine du cinéma par exemple, depuis un accord syndical négocié en 1990, le salaire perçu par les comédiens au cours du tournage d’un film inclut le prix de cession de leurs droits à la propriété intellectuelle (pour une exploitation au cinéma, par dvd, etc.) alors qu’il s’agit d’une rémunération du travail. Cette pratique a depuis lors été jugée illégale, et pourtant cet accord est toujours en vigueur. L’ADAMI est supposée percevoir des redevances complémentaires pour les comédiens jouant dans des films qui ont été amortis, c’est un échec. Autre exemple, pour les musiciens cette fois : depuis le 30 juin 2008, il existe une convention collective nationale de l’édition phonographique, très développée, dont l’annexe III met en place un dispositif contraignant les musiciens à céder définitivement tous leurs droits exclusifs de propriété intellectuelle à travers leur contrat de travail. Une signature devient donc l’équivalent de l’acceptation du transfert définitif des droits exclusifs de l’artiste, et ces derniers n’ont pas le choix : s’ils veulent travailler, ils doivent signer leur contrat de travail, qui est un contrat d’adhésion dont les clauses juridiques ne sont jamais négociables. Une procédure judiciaire a été entamée pour attaquer cette annexe III ; procédure en cours devant la Cour de cassation. Mais ce conflit a créé un clivage profond entre les organisations qui défendent les droits des musiciens et celles qui défendent la convention collective qu’ils ont signée.

 

Quelles sont donc les limites des prérogatives syndicales dans le domaine de la propriété intellectuelle ? A mon avis, la situation actuelle est désastreuse, surtout dans l’industrie du disque où les artistes sont dominés par les grosses entreprises car l’édition phonographique est concentrée à 85%, à l’échelle mondiale, entre les mains de trois entreprises (Universal, Warner, Sony BMG). Le travail devient une manière de perdre ses droits de propriété intellectuelle, une tendance qui est au service des investisseurs et des producteurs plutôt que des créateurs. Un développement étonnant quand on considère l’histoire du droit français en la matière…

 

Parlez moi du Centre de médiation culture, dont vous êtes un des fondateurs

La France est en retard en matière de médiation dans le champ culturel. Cette initiative est née du constat que la médiation est rare dans ce domaine (particulièrement arts plastiques, spectacle, production phonographique, édition) alors que les conflits deviennent de plus en plus nombreux et complexes, et que les artistes ont tendance à se paupériser dans le contexte actuel de crise. Notre association est régulièrement confrontée à des photographes, des dessinateurs, des danseurs… en situation de précarité. De ce fait, ils sont plus fragiles dans la négociation de leurs contrats et n’ont souvent pas les moyens financiers d’entamer une procédure judiciaire.

 

De plus, l’émotivité joue un grand rôle dans le métier d’artiste, et tend donc à influencer les rapports que ce dernier a avec ses interlocuteurs professionnels. Pour un artiste, son art, c’est à la fois sa vie personnelle et professionnelle, et dans une situation de conflit il faut souvent chercher les mots pour dédramatiser la situation, ce qu’il est difficile de faire devant un juge dans une situation d’affrontement, alors que le médiateur aura au contraire ce rôle. La médiation permet dans un court délai de trouver des accords venant des parties elles-mêmes, avec l’aide du médiateur qui n’a aucun pouvoir mais qui va arriver à changer les attitudes de gens qui n’arrivent plus à communiquer intelligemment et utilement. C’est quelque chose qui marche très bien : tous secteurs confondus, le processus aboutit à un accord en France comme à l’étranger dans approximativement 65% à 80% des cas. C’est pour cela que nous tentons, à travers le Centre médiation culture et avec l’aide de treize organisations professionnelles, de faciliter l’accès des acteurs culturels aux procédures de médiation.

 

Par rapport à ces différents constats, quelles réformes ou développements peut-on envisager pour l’avenir du droit des artistes ?

Ce qui serait révélateur d’une volonté politique, ce serait de réformer le code de la propriété intellectuelle pour ce qui concerne les exploitations en ligne. Il y a eu de nombreux rapports sur le sujet, les plus récents étant les rapports Lescure et Pheline, qui ont tous constaté les problèmes générés par les partages en ligne pour lesquels les créateurs ne sont pas rémunérés. Les idées sont déjà sur la table pour cette réforme, mais il reste à la concrétiser, et cela fait déjà près de dix ans que nous l’attendons.

 

A un autre niveau, on pourrait également espérer un renouveau syndical. De fait, les artistes français sont très peu syndiqués en comparaison avec d’autres pays comme les Etats-Unis et les pays scandinaves, ce qui a bien sûr des conséquences importantes.

 

A propos de Jean Vincent 

Jean Vincent est un avocat français spécialisé en droit de la propriété littéraire et artistique et en droit du travail. Il a été secrétaire général de la Fédération internationale des musiciens et directeur juridique de plusieurs sociétés de gestion collective des droits des artistes interprètes.

 

Crédit image : Jean Vincent

 

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