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Comment lutter contre les pratiques « d’optimisation fiscale » qui permettent à Apple, Amazon, Google, Facebook et à bien d’autres entreprises florissantes, dont nous sommes les clients plutôt satisfaits, de bénéficier de taux d’imposition très faibles et sans liens avec leurs activités et leurs bénéfices réels ? C’est la question que le film documentaire du Canadien Harold Crooks « Le prix à payer » pose, sans parvenir vraiment à y répondre.

 

Allocine En toute légalité

Que Apple déclare l’essentiel de ses bénéfices en Irlande (et accessoirement au Nevada, un des Etats américains dans lequel il n’y a pas d’impôt sur les sociétés) et que Amazon les concentre au Luxembourg n’est pas seulement surprenant, c’est choquant. Mais les lois sont respectées, les lois des Etats comme les lois de l’économie de marché et du capitalisme. Les clients affluent, les actionnaires sont comblés, les salariés, au prix de quelques révélations sur la vie dans les ateliers de sous-traitants lointains, sont traités conformément aux lois et aux pratiques habituelles, ni plus, ni moins.

 

La présidente de la commission parlementaire britannique ne s’y trompe pas. Elle ne leur fait pas de procès en illégalité, elle les accuse d’immoralité. Les représentants des sociétés mises en cause ont du mal à réfréner un sourire. Un air ennuyé et vaguement contrit convient mieux. Leur bonne éducation et le sentiment d’être malgré tout en bonne compagnie, leur interdit d’exprimer le fond de leur pensée : « juridiquement vous ne pouvez rien, nous sommes immunisés contre la honte d’avoir moralement mal agi et vous nous faites perdre notre temps, si précieux ». Ils pourraient ajouter que chacun doit balayer devant sa porte. Le film est très précis sur le rôle que la City of London joue dans ces processus d’optimisation fiscale. Elle est en effet, grâce à son statut sui generis, à son Lord Mayor, à sa richesse, à ses banques et à son réseau de paradis fiscaux issus de ce qui fût l’Empire britannique, Iles Caïmans, Ile de Man, Jersey par exemple, au cœur même du dispositif tout en bénéficiant du soutien actif des gouvernements successifs du Royaume uni.

 

« J’aime l’entreprise »

La dénonciation des clients de HSBC, ceux qui pratiquent l’évasion fiscale révélée par le SwissLeaks, est aisée. Il n’y a pas seulement une faute au regard de ce qu’on attend d’un bon citoyen, il y a fraude fiscale manifeste. Le débat porte alors sur le niveau des compromis et des arrangements qu’il est raisonnable de faire pour permettre le retour de ces contribuables égarés. Fraudeurs aujourd’hui mais riches contribuables demain…

 

Il est plus difficile de trouver le registre d’une dénonciation efficace de ces nouvelles entreprises mondiales géantes. Faut-il passer par pertes et profits la réussite d’Apple, société en difficulté il y a 20 ans et aujourd’hui première valorisation boursière au monde, détentrice d’une trésorerie de 180 milliards de dollars US et qui annonce « 629 000 emplois créés ou favorisés en Europe » ? Ne réalisent-elles pas mieux que d’autres, grâce à leur sens aigu de l’innovation et du marketing et en toute légalité, les objectifs de performance économique et financière communs à toutes les entreprises, celles que notre premier ministre déclare emphatiquement « aimer » ?

 

Harold Crooks veut sortir de ce dilemme entre admiration et condamnation, entre amour et indignation. Son point de vue dans « Le prix à payer » n’est pas principalement moral, il est politique. Il dénonce avant tout le danger né de la (récente) disproportion entre les moyens et le pouvoir de ces entreprises comparativement à ceux des Etats. Il dénonce un danger pour le financement des biens publics et la démocratie en général dû à la faiblesse des Etats avant d’être dû à la force des acteurs privés. Quand il interroge les nombreux experts qui apparaissent tout au long du film sur ce qu’il convient de faire, les préconisations divergent. Deux thèses s’affrontent : faut-il négocier pour que chaque pays souverain reçoive une fair share de l’impôt sur les sociétés en fonction de la localisation de leur activité réelle et des règles fiscales locales, ou faut-il créer un impôt unique prélevé par une autorité supra-nationale, au sein de la zone euro par exemple. 

 

Une question de souveraineté

C’est la thèse défendue par Thomas Piketty dans le film et à de multiples occasions : « Une monnaie unique avec 18 systèmes fiscaux et sociaux en concurrence débridée, ça ne marchera jamais. A partir du moment où vous perdez votre souveraineté monétaire, il faut absolument gagner d’autres espaces de souveraineté en commun. Par exemple un impôt européen sur les sociétés. Sinon, la souveraineté, c’est le droit de se faire avoir tous ensemble et séparément par les multinationales qui finissent par ne plus payer d’impôt nulle part en Europe. » (interview dans les Echos du 6 juin 2014).

 

Au final, ce sont les Etats qui sont victimes et accusés en même temps. Aux solutions collectives, la majorité d’entre eux, pour longtemps encore on peut le craindre, préfèrera penser qu’on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre et qu’ils ne doivent en aucun cas perdre leur pouvoir d’accorder ces avantages qui attirent les sièges sociaux et les emplois qui vont avec. L’optimisation fiscale pratiquée par ces entreprises qui n’ont qu’un seul marché, le marché mondial, continuera à prospérer tant que les Etats pratiqueront le dumping fiscal sous couvert de souveraineté et de défense de leurs intérêts nationaux. C’est la conclusion qu’il faut tirer de ce film. Peut-elle être entendue ?

 

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.