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Un documentaire, « Le bonheur au travail » et une série télévisée, 100% française, « Chefs », nous parlent, chacun à sa manière, du vif du travail et de ce qui s’y joue d’économique et d’humain. Ils le font en prime time, sur des chaînes généralistes, sans manichéisme et avec talent. C’est suffisamment exceptionnel pour que nous allions y voir d’un peu plus près…

 

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La liberté avant tout

« Le bonheur au travail », film documentaire de Martin Meissonnier*, nous propose une série de reportages sur des entreprises et des administrations qui ont décidé de s’écarter des normes managériales et de travailler « autrement ». Leur credo : il faut donner la liberté aux salariés de faire et de s’organiser comme bon leur semble. Ils sont les experts de leur activité, ils sont les plus à même d’apprécier le concret des situations et de trouver les solutions aux problèmes. Et surtout seul l’appel à leur liberté, complémentaire de la reconnaissance de leur compétence, peut libérer leur énergie, leur imagination et leur envie de coopérer efficacement au sein d’équipes joyeuses et solidaires.

 

Leur constat, répété au fil des interviews de dirigeants et de salariés : ces modes d’organisation et de management rendent les salariés heureux, les entreprises bénéficiaires et les patrons satisfaits (y compris d’eux-mêmes, mais ça n’était probablement pas dans les motivations initiales !). Une DRH a rebaptisé sa fonction en « directrice du bonheur ». On discute de tout dans ces organisations, y compris (mais pas partout) des salaires. Et ça marche, en Inde, en Belgique, aux Etats Unis, en France, à Montauban comme à Nantes.

 

Puissent ces messages être entendus et ces expériences en inspirer d’autres ! L’analyse qui est faite du Lean management est tout à fait juste. La force subversive des principes de départ a été trop souvent oubliée. Lorsque « la minceur n’est plus une qualité, mais une doctrine »* , lorsqu’un ensemble de règles figées et dures pour les salariés se substitue à la démarche d’apprentissage et de progrès continu, il faut s’attendre à ce qu’ils se désengagent et que toute l’organisation en pâtisse.

 

Des organisations protégées et sans syndicats

Deux interrogations subsistent néanmoins. Est-il juste d’imputer la réussite et le bonheur entièrement aux choix en matière de management ? Les organisations présentées ont une autre caractéristique, elles sont parvenues à desserrer l’étau d’une trop forte concurrence. Elles l’ont fait avec talent -ça n’est jamais octroyé- et par des voies différentes : l’innovation pour Gore-Tex ou HCL Technologies, une marque « légendaire » pour Harley-Davidson ou, dans une certaine mesure, pour les biscuits du Groupe Poult, une technologie exclusive pour Chrono Flex ou la fonderie FAVI, le monopole pour les administrations. On pense aux analyses de François Dupuy* sur la transformation des organisations après les Trente glorieuses, en fonction du renversement du poids relatif de l’offre et de la demande. Lorsque le client cesse d’être captif, les entreprises perdent leur capacité à protéger ceux qui y travaillent. Les organisations « endogènes », celles où il fait bon vivre et travailler, disparaissent alors au profit d’organisations totalement vouées à satisfaire les exigences sans limites de clients en position d’arbitrer en fonction du prix, des délais, de la qualité, du service associé, etc. Le patron de HCL Technologies, Vineet Nayar, le dit explicitement : « Nos employés d’abord. Les clients seulement après ». Certes ce « privilège » a été conquis et doit être préservé. Il n’est pas certain néanmoins que toutes les entreprises puissent partager cette profession de foi.

 

La deuxième interrogation concerne le management lui-même. Les deux adversaires de ce management fondé sur la liberté et sur l’empowerment sont clairement désignés : les cadres intermédiaires (gentiment nommés bullshit jobs !) et les organisations syndicales (à l’exception de Harley et du ministère belge, où l’existence de syndicats est perçue comme positive, sans que le film nous dise à quoi ils servent). Les uns parce qu’ils multiplient les contrôles et tuent l’initiative et la liberté individuelle, les autres parce qu’ils font écran entre les dirigeants et les salariés et accaparent la parole. La célébration des leaders charismatiques, ceux qui prennent tout en charge, font votre bonheur à votre place, mais excluent tous ceux qui pourraient contester leurs mérites ou leurs décisions, est à plusieurs reprises embarrassante. La rhétorique n’est pas celle du paternalisme. L’infantilisation des salariés est perçue comme un danger et combattue. Mais la contestation individuelle et collective est interdite. Point n’est besoin de contrôleurs pour faire respecter la norme, le contrôle social exercé par ceux qui adhèrent à l’organisation, suffit. On peut ne pas être d’accord avec cette version des relations sociales et du bonheur…

 

L’art est en cuisine

« Chefs » est une série télévisée tournée dans les cuisines d’un restaurant gastronomique et diffusée en six épisodes et trois soirées tout au long de ce mois de février 2015*. Elle obéit aux lois d’un genre en passe de submerger la production de fictions filmées. Amour, trahison, pouvoir, rivalité, passé qui ne passe pas (bravo à cette série pour aborder sous un jour positif la réinsertion de petits délinquants en probation), aucun rebondissement, même les moins vraisemblables, ne nous est épargné. Les personnages sont typés. La fin faiblit un peu, mais c’est bien. Le plus surprenant, et ce qui nous intéresse, c’est la place centrale accordée au travail.

 

Il n’est pas question ici de bonheur au travail. Même en rêve aucun des protagonistes n’oserait formuler un tel souhait. Il n’est pas non plus question de management. L’organisation est conçue à l’ancienne, le chef commande et tous, du commis au second, répondent en chœur « oui, chef » ! Le chef sait et les autres ont tout à apprendre. Les relations humaines y sont exécrables (ou viriles, si vous préférez), mais ça a toujours été comme ça, nous dit-on, dans les cuisines des grands restaurants. L’idée qu’il est possible de faire autrement n’est pas au menu ; et ce n’est pas la présence d’une jeune et charmante apprentie qui va entamer l’autorité de cette grande et masculine tradition.

 

Pourtant ce n’est pas une histoire de la souffrance, ni une histoire du harcèlement, ni une histoire des amours et des haines au travail. L’enjeu est ailleurs. Deux conceptions du travail s’affrontent. Qui doit l’emporter du savoir-faire ou du talent ? L’épisode de la compétition destinée à départager les deux héritiers possibles est étonnant et illustre le parti-pris du réalisateur en faveur de la suprématie de la création, de l’œuvre -du chef d’œuvre plutôt- sur la technique. L’arbitre « gastronome » commence en complimentant Yann, ses plats sont techniquement parfaits. Il poursuit en déclarant Romain vainqueur car il a su l’étonner et l’émouvoir. Il a su lui rappeler la poésie de Rimbaud qu’il leur avait demandé de lire en guise de commande, alors que les plats préparés par Yann ne lui ont parlé que de son savoir-faire et de son ambition. Il faut ajouter pour être complet que, si les modes de transmission sont différents, la technique s’enseigne et c’est la responsabilité du père, le talent est en héritage et c’est un don de la mère, l’un comme l’autre ne vaut rien sans y ajouter deux ingrédients : un travail acharné et l’humilité de celui qui sait qu’il est possible de réussir 100 fois une recette et la rater la 101e fois.

 

Tout cela est bien sûr discutable. C’est le mérite de cette série, de nous donner des éléments riches, concrets, bien observés, et qui incitent à discuter à la fois de ce qui fait un travail de qualité, dans lequel celui qui l’a fait reconnaît sa marque unique, et aussi des limites qu’il faut savoir mettre à l’emprise totalitaire du travail, fût-il vécu comme une vocation, une passion, sur les autres ingrédients qui font la recette du bonheur et qu’on trouve plus dans la relation aux autres que dans le fond de son assiette….

chefs. saison 1. feb. 11th 2015. 20h50 (19:50 gmt). France 2 

Avec le sourire

Le point commun à ces programmes est de rappeler la centralité du travail et de rappeler que nous avons à résoudre simultanément deux problèmes plus liés qu’il n’y paraît. Celui du chômage -est-il raisonnable de compter sur le retour de la croissance ?- et celui du travail. Si les chiffres cités dans le documentaire : 11% des salariés viennent au travail avec le sourire, 61% y viennent pour en partir et 28% y viennent pour exposer leur malheur d’être là, les marges de progrès existent. Elles sont à portée de la main et nous avons tout à gagner à les explorer activement et sans attendre.

 

Dessin extrait avec autorisation de l’ouvrage « Le Bonheur au travail ? Regards croisés de dessinateurs de presse et d’experts du travail », sous la direction de Sophie Prunier-Poulmaire, maître de conférences en ergonomie (université Paris Ouest Nanterre La Défense), éditions le Cherche Midi, 2013

 

Crédit image : CC/Flickr/Alatele fr

 

Références (par ordre d’apparition)

* Martin Meissonnier est également musicien, compositeur, guitariste. Le film s’inspire du livre d’Isaac Getz « Liberté et Cie ». Isaac Getz intervient à plusieurs reprises pendant le film. Le bonheur au travail a été diffusé sur la chaîne Arte le 24 février 2015. Il a été en partie financé par appel au crowdfunding grâce au site Touscoprod.

* Je développe cette idée à partir d’une intervention de Philippe Lorino dans un article de la Revue « Cadres » (mars 2015) : « Manager dans la complexité. Grandeur et décadence du Lean management », Jean-Marie Bergère. 

* Lost in management. François Dupuy (2011) et Hope in management. Jean-Marie Bergère. Revue Cadres. Avril 2012.

* Chefs de Arnaud Malherbe et Marion Festraëts, avec Clovis Cornillac, diffusée entre le 11 et le 25 février 2015 sur France 2. 

 

Pour aller plus loin 

Le bonheur au travail vu par les dessinateurs de presse (Metis – janvier 2014)

Le bonheur au travail : on l’attend, et on en souffre (Metis – janvier 2014)

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.