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En février, le nombre mensuel des demandeurs d’emploi inscrits à Pôle emploi en catégorie A (disponibles pour travailler et n’ayant pas travaillé dans le mois) a augmenté de 12 800 (+ 0,4%), effaçant pour partie la baisse de janvier, qui était son premier recul significatif depuis octobre 2013. Ainsi mesuré, le chômage a augmenté depuis cette date de 195 000 (+ 5,9 %), et côtoie depuis décembre le seuil fatidique de 3,5 millions. C’est dire que la promesse présidentielle d’une inversion de la courbe en 2013 n’a pas été tenue (ce qu’on savait déjà), mais aussi qu’il est hasardeux de voir dans un seul résultat mensuel l’indication d’un changement de tendance. Une hirondelle ne fait pas le printemps, un retournement durable ne pouvant venir que d’une reprise consistante des embauches, en réponse à l’amélioration de la conjoncture. En la matière, nous n’en sommes au mieux qu’aux frémissements.

 

Unemployment WallInverser la courbe, mais la courbe de quoi ?

A se focaliser de la sorte sur la pente de la courbe, on risque cependant de perdre de vue son sens, d’oublier cette question préalable : la courbe de quoi ? Que mesure-t-elle, et comment ? Question oiseuse dira-t-on. Il s’agit évidemment du chômage et tout le monde sait ce que veut dire perdre son travail ou ne pas en trouver. Le chômage est la manifestation majeure de la crise, celle par laquelle elle provoque appauvrissement, détresse, exclusion. C’est bien pourquoi citoyens, medias et représentants accordent tant d’attention, tant d’importance à la dite courbe.

 

Pourtant, rares sont ceux qui y croient vraiment : non pas hélas à la réalité du chômage de masse, mais à la sincérité de l’instrument de mesure. Peu d’autres chiffres – si ce n’est l’indice des prix, du temps où l’inflation était un problème – ont autant fait débat. D’où l’intérêt de se pencher sur le dit instrument, pour mieux voir ce qu’il mesure et ne mesure pas.

 

Comment mesure-t-on ?

Première difficulté : il n’y a pas une, mais deux façons de mesurer le chômage:

 

La première consiste à décompter régulièrement le nombre des chômeurs inscrits sur la liste administrative tenue par l’office public de placement, Pôle Emploi en l’occurrence. Son avantage : un résultat mensuel, rapide (3 à 4 semaines après la fin du mois), exhaustif (il couvre la totalité des demandes inscrites, France entière), déclinable selon les territoires, les motifs d’inscription ou de sortie, et quelques caractéristiques individuelles (âge, sexe, ancienneté d’inscription). D’où l’usage généralisé de cette statistique, dite des « DEFM » (demandes d’emploi en fin de mois), co-produite par Pôle Emploi et la direction statistique de son ministère de tutelle (la DARES) à titre d’indicateur de court terme du chômage.

 

Son principal inconvénient tient à sa nature : issue d’un fichier de gestion, elle est comme toute autre statistique administrative (sur la délinquance par exemple) éminemment sensible aux règles et aux nomenclatures propres à cette gestion, ainsi qu’à leurs changements dans le temps. Exemples parmi d’autres : un chômeur en formation sera, selon la durée du stage (voire suivant la pratique de son agence locale), transféré ou non de la catégorie des chômeurs disponibles – de loin la plus commentée – à celle des indisponibles; un autre, resté inscrit deux ans avant de trouver un CDD d’un mois, verra s’il se réinscrit son ancienneté au chômage remise à zéro ; un changement minime dans la procédure d’actualisation mensuelle des demandes retranchera ou ajoutera plusieurs milliers d’inscrits en fin de mois, etc. Cette dépendance étroite aux modes de gestion de la liste nourrit depuis l’origine le soupçon récurrent d’une manipulation du chiffre par le pouvoir politique, par le biais de modulations, bien ou mal intentionnées, des règles de tenue du fichier source.

 

Seconde méthode de fabrication, l’enquête statistique présente à peu près les propriétés inverses. Elle a l’avantage d’être affranchie de toute dépendance – au moins directe – aux choix de gestion de la liste administrative. L’INSEE procède par sondage, en interrogeant (pour une part en face à face, pour l’autre au téléphone) un échantillon aléatoire de ménages représentatif de la population résidente en âge de travailler (15 ans et plus). Comme cet échantillon est de grande taille – 108 000 répondants chaque trimestre, interrogés chacun 6 trimestres de suite selon un système de renouvellement glissant – il produit sans grande marge d’erreur, du moins à l’échelle nationale, une foule de résultats.

 

Car cette « enquête sur l’emploi » ne s’intéresse pas qu’au chômage, mais à l’ensemble des positions vis-à-vis du marché du travail (emploi, mesures d’insertion, chômage, formation, retraite, inactivité), et aux transitions entre elles. Elle recueille un riche ensemble d’informations sur les emplois occupés, les démarches de recherche, le niveau de formation, l’environnement socio-professionnel, le parcours antérieur, etc. Un avantage incomparable sur la statistique administrative, dépourvue d’à peu près tout élément de contextualisation des situations individuelles de chômage.

 

En dénombrant simultanément, sur la base de critères homogènes, les actifs occupés (ceux qui ont un emploi), les chômeurs (ceux qui en recherchent un), et les inactifs (les autres personnes en âge de travailler), l’enquête permet aussi de mesurer la proportion d’actifs sans emploi, autrement dit le taux de chômage, indicateur de référence pour la comparaison entre sexes, âges, diplômes, régions, pays.

 

Enfin elle se conforme – sous le contrôle d’instances collégiales relativement indépendantes – aux règles de l’art fixées au niveau national (Conseil national de l’information statistique – CNIS), européen (Eurostat) et mondial (Bureau international du travail – BIT).

 

La médaille a naturellement ses revers : aussi imposant soit l’échantillon enquêté, ses résultats perdent vite en significativité quand l’analyse descend à un niveau fin (données par région, par secteur ou métier détaillé, populations de faible effectif…). Et il ne fournit le nombre de chômeurs qu’une fois par an, les tentatives pour obtenir des résultats mensuels ou trimestriels fiables ayant jusqu’ici échoué, malgré le passage en 2003 à une enquête « en continu ».

 

Disposer de deux instruments de mesure d’un même objet est pour les experts une richesse ; il en va autrement pour le débat public, deux indicateurs différents ayant toute chance de produire deux chiffres différents, ou pire, divergents. Ce qui n’a pas manqué de se produire au cours de l’histoire déjà longue des statistiques du chômage en France, l’INSEE et Pôle emploi ayant chaque fois été invités, rapports officiels à l’appui, à accorder leurs violons.

 

C’est par exemple la combinaison des deux sources – DEFM pour les chiffres mensuels, enquête pour le calcul du taux – qui permet à l’INSEE d’estimer des taux de chômage trimestriels. Non sans risque, cependant, l’enquête suivante venant parfois démentir l’estimation, avec l’effet qu’on imagine sur le crédit des chiffres et la tranquillité des autorités de tutelle.

 

Mutatis mutandis, la même dichotomie existe dans toute l’UE ; partout, c’est pour les mêmes raisons qu’en France l’enquête qui l’emporte sur la source administrative pour fournir la matière du travail d’harmonisation par lequel Eurostat et l’OCDE produisent chacun, à partir des enquêtes nationales « Force de travail »(dont l’enquête emploi de l’INSEE), des données raisonnablement comparables entre pays (mais pas toujours comparables entre eux deux…).

 

Cependant le paysage des sources ne se réduit pas à ce duo. Pour pallier les limites de son fichier « DEFM », Pôle Emploi recueille par sondage certains éléments de contexte ou de parcours (enquêtes semestrielles sur les « sortants de la liste », sur le devenir des chômeurs après une formation…). De leur côté l’INSEE et la DARES élargissent la focale avec des enquêtes pluriannuelles (tous les 5 à 10 ans) auprès des ménages sur des thèmes connexes à l’emploi : conditions de travail, formation et qualification professionnelle, relations sociales, risques psycho-sociaux, emploi du temps, etc. Parfois les employeurs sont enquêtés en parallèle à leurs salariés.

 

Le chômage s’en trouve-t-il au total convenablement mesuré ? C’est la seconde question.

 

Cliquez ci-dessous pour lire

la deuxième partie de cet article sur la mesure du chômage

 

Crédit image : CC/Flickr/LC_24

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Socio-économiste, Jean-Louis Dayan a mené continûment de front durant sa vie professionnelle enseignement, étude, recherche et expertise dans le champ des politiques du travail, de l’emploi et de la formation. Participant à des cabinets du ministre du travail, en charge des questions d’emploi au Conseil d’analyse Stratégique, directeur du Centre d’Etudes de l’Emploi… Je poursuis mes activités de réflexion, de lectures et de rédaction dans le même champ comme responsable de Metis.