par Claudia Senik, Danielle Kaisergruber
Comment mesurer la satisfaction au travail ? En quelle mesure nos collègues influent-ils sur notre perception du bonheur ? Pour répondre à ces questions, Metis s’est entretenu avec Claudia Senik, professeur à Paris-Sorbonne et auteur d’un livre sur l’économie du bonheur.
Vous avez étudié l’ensemble des travaux américains du courant de l’ « économie du bonheur » et fait un grand nombre de recherches sur des sujets tels que la mesure de la satisfaction (ou de l’insatisfaction) liée aux revenus que perçoivent les salariés en échange de leur travail. Quels enseignements principaux en retirez-vous ?
Le niveau de rémunération est un élément clef de la satisfaction au travail, bien entendu. Mais d’autres éléments comptent aussi. Tout d’abord l’évolution du salaire au cours du temps : les gens ont un goût pour la progression, dans le domaine salarial notamment. Ensuite, le salaire des autres compte, par exemple la place que chacun occupe dans la hiérarchie des rémunérations de son entreprise, de son secteur, de sa profession. Ceci dit, on constate (à partir de données françaises) que pour ce qui concerne leur entreprise elle-même, les salariés sont plus satisfaits de leur travail et de leur rémunération lorsqu’ils sont employés dans une entreprise qui paie bien, même si leur propre salaire n’est pas parmi les plus élevés. Cela s’explique certainement par l’importance des perspectives d’évolution : dans un entreprise qui verse des salaires élevés, chacun peut être plus optimiste sur ses propres chances de progression.
On peut résumer la problématique de manière simple « l’argent fait-il le bonheur » ? Est-ce toujours vrai ?
Oui, bien sûr : les habitants des pays riches se déclarent plus heureux que ceux des pays pauvres. Au sein d’un pays, les riches se déclarent plus heureux que les pauvres. Lorsqu’un pays entre en récession, on voit le bonheur moyen des habitants diminuer, et inversement, le bonheur est plus élevé en période de croissance. La relation entre croissance et bonheur est plus difficile à établir sur le long terme, mais cela touche à des raisons complexes, d’ordre aussi bien philosophique que méthodologique.
Nos sociétés développées se posent, pour différentes raisons notamment environnementales, la question de la croissance. Y a-t-il pour les individus un seuil de satiété au-delà duquel le bonheur perçu n’augmente plus ?
Cette idée d’un seuil est séduisante, et plusieurs auteurs ont essayé de l’établir. Mais elle n’est pas validée par les données. Ce n’est donc pas au nom du bonheur que l’on renoncera à la croissance. Ceci dit, les contraintes écologiques nous imposent aujourd’hui de modifier notre mode de croissance et de passer à un mode de production respectueux de l’environnement et plus économe en ressources naturelles. Cela ne veut pas dire que nous devons aller vers moins de croissance, mais plutôt que nous devons croître autrement.
Se comparer aux autres est humain, le besoin de reconnaissance aussi (Freud a montré qu’il pouvait être infini). Au sein des organisations, comment les collaborateurs se comparent-ils ? avec qui ? avec quels chiffres ? Les comparatifs de rémunération sur Internet ont-ils changé les choses ?
Les enquêtes montrent que les gens se comparent avant tout à leurs collègues, ceux qui exercent la même profession, dans la même entreprise ou non. Mais ces comparaisons au sein du milieu professionnel engendrent deux types d’effet : des comparaisons délétères pour la satisfaction, mais aussi des espoirs de progression. Les premières créent un effet de statut, les secondes un effet de signal. Jalousie et ambition, ces deux effets sont magnifiés par la connaissance des salaires des autres, notamment via internet. C’est pourquoi la politique de transparence sur les salaires est une question délicate, même si in fine c’est certainement une bonne chose.
Au-delà du fait que l’économie peut s’occuper de tout, qu’apporte le fait de « quantifier » le bonheur, de le « mesurer » ? Ne trouve-t-on pas simplement la confirmation de l’adage « Il vaut mieux être riche et bien-portant que pauvre et malade » ?
Mesurer les perceptions subjectives permet de mettre en évidence toute une série de phénomènes qui ne s’appréhendent pas par les actions des individus : comparaisons, attitudes vis-à-vis des inégalités, organisation hiérarchique dans l’entreprise, importance de la qualité des institutions, etc. La quantification du bonheur permet de mesurer « l’utilité procédurale » des choses, c’est-à-dire, au-delà du « combien ? », l’importance du « comment ? ».
Pour Amartya Sen, c’est l’autonomie des personnes et des groupes, la richesse des possibles qu’ils peuvent réaliser qui définit le mieux le bonheur. Qu’en pensez-vous ?
Il a certainement raison, et l’économie du bonheur offre une méthode permettant de valider cette hypothèse, en montrant que c’est effectivement cela qui compte pour les gens.
A propos de Claudia Senik
Claudia Senik est professeur à l’université Paris-Sorbonne et à l’École d’économie de Paris. En plus de nombreux articles sur l’économie du bien-être et l’économie comportementale, elle est l’auteur du livre « L’économie du bonheur » (La République des Idées, Seuil, 2014).
Crédit image : CC/Flickr/Alex Ahom
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