par Michel Volle
Michel Volle est économiste et co-président de l’institut de l’iconomie. Il en explique pour Metis la substance ainsi que les implications pour son contenu en travail et ses conséquences sur les compétences.
L’« iconomie » est le modèle d’une économie et d’une société informatisées qui seraient par hypothèse parvenues à l’efficacité. Rien ne garantit que l’évolution nous y conduira effectivement : l’histoire montre que l’efficacité n’est pas un attracteur vers lequel les sociétés tendraient irrésistiblement.
L’économie informatisée actuelle est inefficace puisqu’un chômage de masse stérilise une part importante de la force de travail. Il se peut que l’évolution se poursuive sur la piste ainsi amorcée : l’économie resterait engluée dans un « déséquilibre », comme disent les économistes (dans leur vocabulaire « équilibre » est synonyme d’« efficacité »).
Le risque de cette inefficacité durable nous a incité à explorer l’iconomie qui, étant par hypothèse efficace, implique le le plein emploi. Mais ce raisonnement purement théorique ne convainc pas : le chômage de masse est aujourd’hui une réalité si pesante que l’on peine à voir comment il serait possible d’en sortir, on veut « sentir » les choses et la logique pure n’y suffit pas. Nous devons aller plus loin.
Vers une automatisation des tâches
L’automatisation des tâches répétitives supprime les emplois confiés naguère à une main d’œuvre dont le corps était l’appendice de la machine, et à qui l’on ne demandait rien d’autre que d’accomplir de façon réflexe un seul et même geste. Cet type de travail permet à des personnes qui n’ont aucune compétence a priori, et dont la seule qualification réside dans l’aptitude à apprendre le geste qu’il faudra répéter, d’avoir un emploi et de recevoir un salaire. Cependant il stérilise leurs ressources mentales : on sait tout ce qui a été écrit sur l’aliénation qui en résulte.
L’automatisation détruit ce type d’emploi et empêche donc la mise au travail de personnes qui n’ont aucune compétence. Mais d’où viennent ces personnes ? La nature humaine implique-t-elle vraiment qu’une fraction de la population, éventuellement majoritaire, soit incapable d’acquérir une compétence et donc, comme on dit, dépourvue d’« intelligence » ? C’est ce que croient certains de ceux qui pensent que comme la majorité de la population est composée de personnes inintelligentes, le système productif doit offrir à ces personnes des emplois nombreux : ils iront jusqu’à réclamer que l’on combatte l’automatisation, que l’on taxe les robots. Ils croient manifester ainsi de la compassion envers ces personnes mais cette compassion cache mal une condescendance.
La nature dote pourtant chaque être humain, sauf handicap, de ressources mentales analogues lors de sa naissance. Les différences du niveau de compétence ne viennent donc pas de la nature mais de l’éducation. L’abrutissement n’est pas naturel : c’est le résultat d’un dressage qui inhibe l’intelligence. Le pessimisme se pare cependant des prestiges du réalisme. « L’être humain est médiocre, disent les pessimistes. Il y aura toujours dans la population une majorité d’abrutis, et aussi des prédateurs qu’inspire l’esprit du Mal. Seule une petite élite peut posséder le sens du devoir, le goût des responsabilités, la créativité. Il ne faut pas rêver, etc. ».
A certaines périodes, dans certains lieux, une civilisation s’est pourtant bâtie et cela supposait la participation de toute la population, fût-ce dans le tumulte des conflits : que l’on pense à l’Athènes antique ou à la Renaissance italienne. Le changement de la nature auquel confronte l’informatisation peut lui aussi occasionner l’émergence d’une civilisation : ceux qui affirment que c’est impossible nient ce qu’enseigne l’histoire.
L’économie moderne, mécanisée, était incapable de faire un usage productif de la totalité de la ressource mentale de la population : elle l’a laissée en jachère. L’économie informatisée confronte l’action à une nature qui diffère de celle dans laquelle se trouvait l’économie mécanisée. Lorsque l’on pense à l’emploi dans cette économie il faut le situer dans des conditions de formation, de travail et de rémunération différentes de celles de l’économie mécanisée car il ne peut pas se concevoir isolé des transformations que l’informatisation provoque dans la mission et l’organisation des institutions, dans la façon dont chaque personne conçoit sa place et son destin dans la société.
Ceux qui doutent de la possibilité du plein emploi ne peuvent pas tirer argument du niveau élevé du chômage actuel et de la difficulté à le réduire, car l’iconomie n’est pas l’économie actuelle.
Au début de la première révolution industrielle la mécanisation a détruit beaucoup d’emplois. Les contemporains ont cru cette destruction définitive car ils ne pouvaient pas imaginer vers quoi la mécanisation orientait la société.
Après une période de transition l’économie mécanisée a cependant atteint le plein emploi. Il a fallu pour cela que se mettent en place un système éducatif, des assurances sociales, et que la demande offre leur débouché aux produits de l’industrie. Cette évolution ne s’est pas passée sans crises mais elle a démenti le pessimisme des luddites et les prévisions de Marx, qui pensait que les entreprises (le « Capital ») succomberaient fatalement à une crise de surproduction et de suraccumulation.
L’évolution du système éducatif a été décisive : il a donné à la population la formation de base (lire, écrire, compter) que doit posséder la main d’œuvre industrielle. Cela a nécessité une dépense importante, et vers 1850 nombreux étaient ceux qui pensaient que le peuple n’avait pas besoin d’instruction. Leur répondaient les partisans de l’enseignement public laïque, gratuit et obligatoire qui, comme Victor Hugo, s’exagéraient ses effets civilisateurs.
Pour une entreprise informatisée l’essentiel du coût de production est celui du travail accumulé, du capital que demandent la conception des produits et le dimensionnement des services qui accompagnent les biens pour qu’ils dégagent des « effets utiles » entre les mains des clients.
Il en résulte des conséquences que nous avons explorées ailleurs : dans l’iconomie, les marchés obéissent au régime de la concurrence monopolistique, chaque produit est un assemblage de biens et de services élaboré par un réseau de partenaires, le moteur de l’innovation tourne à plein régime, le risque de l’entreprise est porté au maximum, les entreprises sont tentées par des comportements qui relèvent de la prédation, l’État de droit et la démocratie sont menacés par une résurgence du féodalisme sous une forme ultra-moderne.
Qu’est-ce que la compétence ?
Les personnes qui travaillent dans la conception des produits comme dans les services doivent posséder les compétences nécessaires. Mais qu’est-ce que la compétence ?
La compétence est un capital personnel que l’on accumule en réfléchissant, se formant, se documentant, etc. Lorsque la personne compétente rencontre une des situations auxquelles elle s’est préparée sa compétence se cristallise en une intuition immédiate qui répond à cette situation. Ainsi le coup d’œil du stratège lui dicte sa décision, le diagnostic s’impose au médecin, etc. L’intuition immédiate a la rapidité de l’éclair car c’est la décharge d’un potentiel. Elle n’exige aucun « travail » autre que celui qui avait été nécessaire auparavant pour accumuler la compétence.
Celle-ci se manifeste aussi par une autre forme d’intuition, l’intuition méthodique qui répond aux situations dans lesquelles l’intuition ne fournit pas immédiatement la réponse complète, mais indique la démarche qui y conduira. Cette deuxième forme de l’intuition est celle qui guide l’écrivain, le programmeur, l’artisan et de façon générale ceux dont l’action nécessite, outre l’intuition immédiate, une démarche qui passe par le fil d’une exécution méthodique. Dans ce cas-là le travail prend du temps mais la qualité du produit ne se mesure pas selon le temps consacré à sa production : l’écart de compétence entre deux programmeurs, telle que celle-ci se manifeste dans leur intuition immédiate et leur intuition méthodique, provoque un écart immense entre la qualité de leurs programmes. Il en est de même pour les écrivains, etc.
Au total la qualité d’un produit, sa valeur, résulte moins du temps de travail consacré à son élaboration que de la compétence accumulée par les personnes qui l’ont élaboré. Pour simplifier le raisonnement on peut supposer que tout le travail est consacré à l’accumulation de compétence, la production proprement dite se faisant dans l’instant.
On rencontre déjà dans les entreprises des personnes dont l’emploi consiste dans l’exercice d’une compétence. On voit dans leur bureau une bibliothèque d’ouvrages de référence, des revues professionnelles, elles se tiennent au courant de l’état de l’art de leur discipline. Lorsqu’on les consulte elles indiquent la solution ou extraient de leur bibliothèque un document qui la contient. Il arrive aussi que la réponse leur demande du temps mais elles savent comment la chercher. Cette forme d’emploi sera fréquente parmi les concepteurs de l’iconomie.
Certains croient que l’on peut employer dans les services des personnes faiblement qualifiées et peu rémunérées. Mais la compétence relationnelle contribue de façon décisive à la qualité du service. Amorcée par une formation approfondie, elle se perfectionne avec l’expérience. L’efficacité de l’iconomie implique que les services soient produits par des personnes compétentes, bien formées et convenablement rémunérées.
Ainsi, tous les emplois de l’iconomie requièrent des compétences élevées, qu’il s’agisse de la conception ou des services. L’iconomie est une économie de la compétence, du savoir orienté vers l’action. L’organisation ne peut plus être hiérarchique, la fonction de commandement ne peut plus avoir un caractère sacré : les compétences du stratège et de l’animateur, qu’elle requiert, ne sont ni plus ni moins sacrées que les autres. Le directeur d’un hôpital a déjà moins de prestige qu’un chirurgien.
La compétence est un potentiel qui s’accumule lentement mais dont l’intervention dans l’action productive est aussi brève qu’un éclair. On ne peut donc pas mesurer sa contribution selon le temps de travail. Comment la rémunérer ?
Une personne compétente s’intéresse à sa spécialité, l’approfondit par la réflexion, recherche la conversation des experts. On ne peut pas séparer, dans ses occupations, un temps de travail et un temps hors travail. Sa rémunération doit donc être détachée de la mesure du temps qu’elle passe dans l’entreprise. Mais comment mesurer la compétence ? Les diplômes, qui attestent une formation initiale, ne permettent pas d’évaluer ce que l’expérience et la réflexion apportent de surcroît et qui est souvent l’essentiel.
Peut-on supposer que le salaire soit forfaitaire, donc indépendant du niveau de compétence qui procurerait une rémunération d’une autre nature (plaisir au travail, prestige professionnel, reconnaissance par les pairs) ? Le modèle économique du logiciel libre donne déjà un exemple de ce phénomène. Si l’on accepte cette hypothèse, l’iconomie apparaît comme une société de classe moyenne. Les écarts de rémunération extravagants que l’on constate aujourd’hui sont l’une des manifestations d’une orientation qui va au rebours de l’iconomie.
Une économie de la qualité
Quel peut être le niveau de vie dans l’iconomie ? C’est une économie de la qualité : cela se manifeste dans la qualité des produits comme dans la qualité des compétences. Le bien-être matériel de la population ne peut être élevé que si celle-ci est sensible à la qualité, si elle se satisfait d’une production qualitative. Cela dépend de la subjectivité collective, si l’on peut dire, qui détermine la fonction d’utilité du consommateur. Le fait est par exemple que les livres ne sont pas chers : chacun peut pour un budget modique consacrer tout son temps, s’il le souhaite, à la lecture, et celui qui aime à lire atteint ainsi un niveau élevé de satisfaction. Il en est de même, dans l’iconomie, pour le consommateur sensible à la qualité des produits.
C’est là, diront les pessimistes-« réalistes », le point faible de l’iconomie. Il est manifeste, pensent-ils que les consommateurs ne s’intéressent pas à la qualité et préfèrent se gaver de quantité. Or le régime de concurrence monopolistique et la différenciation des produits ne peuvent conduire à l’efficacité que si les consommateurs répondent au système productif en étant sobres en quantité mais exigeants en qualité.
Si la nature humaine est essentiellement médiocre, si la population est un mélange d’abrutis et de prédateurs, l’iconomie a en effet peu de chances d’émerger : le plus probable est que la société suivra jusqu’au bout la trajectoire qui s’amorce aujourd’hui, et qui conduit au triomphe politique et militaire des prédateurs dans une forme ultra-moderne du régime féodal. Devant une telle perspective, le « réalisme » des pessimistes n’est-il pas en fait un défaitisme ? N’est-il pas plus raisonnable, et finalement plus réaliste, de se donner une chance d’échapper à la résurgence du féodalisme en posant à l’horizon le repère de l’iconomie de telle sorte qu’il puisse orienter les intentions et les actions ?
A propos de l’auteur
Michel Volle est diplômé de l’École polytechnique, de l’ENSAE et docteur en histoire économique. Il est également l’auteur de plusieurs ouvrages sur la statistique et l’économie des nouvelles technologies.
Laisser un commentaire