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par Michel Bauwens [/fusion_title]

par Christophe Gauthier

En Occident, le mouvement Peer to Peer (P2P) prend de la vitesse. Coopérativisme ouvert, économie circulaire, et open source sont les maîtres mots de cette transition majeure que Michel Bauwens imagine avec espoir dans des dimensions macro-économiques. Mais, comment ce prototypage pourrait-il être concrétisé en un véritable plan industriel ? Christophe Gauthier livre pour Metis son analyse de l’ouvrage « Sauver le Monde » de Michel Bauwens.

 

christophe gauthier

Un titre de livre digne d’un prédicateur et un parcours digne d’un « Born Again Christian »?

 

Crise existentielle, 2 ans sabbatiques à voyager en partie sur la hippie road, des conférences autour du monde depuis sa conversion au P2P : ce profiling rapide de Michel Bauwens est pourtant assez éloigné du pragmatisme de l’homme quand on le croise. Il évoque avec simplicité cette transition douce vers un monde d’équipotentialité pour chacun, qui s’écoule au fil des pages de son livre d’entretiens avec Jean Lievens. Michel Bauwens serait plutôt un sismologue traquant patiemment les soubresauts de cette transition P2P depuis le début du siècle et annonçant l’unification progressive des composantes dans un temps long qu’il compare volontiers aux grandes transitions européennes de l’empire romain à la féodalité ou de la renaissance vers les temps modernes… Ce qui ne l’empêche pas de se réjouir de l’accélération des prises de conscience depuis 2012.

Pour lui, il ne fait aucun doute que le mouvement P2P est d’une ampleur telle qu’il annonce un nouvel âge qu’on ne voit pas plus venir que Viansson-Ponté écrivant « la France s’ennuie » dans le Monde du 15 mars 1968 ne pouvait imaginer les changements de mai, lesquels mettraient pourtant moins de 10 ans à avoir des effets systémiques. Sa conviction naît tant d’un Occident manifestement à court de recettes magiques et en mal d’un nouveau voyage collectif, que de la solidarité et de la réflexion en commun qui naissent un peu partout où les individus doivent avancer malgré la crise qui les frappe. Selon lui, par exemple, à Madison (Wisconsin), la masse d’affiches « Commerce équitable » « Circuit court » cache derrière chaque vitrine, un réseau et des filières vers un monde différent qui se tisse de plus en plus rapidement.

 

Un autre point intrigue. Michel Bauwens n’exclut personne

 

C’est la diversité des contributions et des objectifs qui fait une bonne recette de biens communs du moment que la création de ces biens communs soit réalisée collectivement. Si le projet du P2P est un «fait social total», à la manière de Marcel Mauss, il emportera y compris le « capitalisme netarchique » de Facebook qui a permis à 2 milliards de personnes d’entrer dans le peer to peer, mais à son seul profit économique. « Au fond, c’est beaucoup plus réaliste et pragmatique que la vision libérale de l’être humain. On s’en fout de savoir les motivations de chacun pour contribuer à Wikipédia, que ce soit pour apprendre, pour avoir un statut social ou pour foutre la merde… » raconte-t-il dans les entretiens qu’il a donné en mars 2015 pour la promotion française de son livre.

Certes, il ne cache pas ses sympathies de gauche et les aides données à l’Equateur dans le projet FLOK ou les contributions reprises par Syriza en Grèce en sont l’exemple. Mais il sait aussi intégrer les sensibilités de droite ou les chrétiens qui viendraient au P2P par d’autres chemins, tout en fustigeant cette Gauche arrimée à la lutte entre travail et capital. Si cette lutte fait encore sens, elle est défensive et la Gauche selon Bauwens ne sait réagir que négativement aux contradictions de gens qui contribuent au commun mais sur les plateformes propriétaires de Facebook ou Google, ou aux jeunes entrepreneurs de La Paillasse à Paris que la Gauche traditionnelle méprise comme capitalistes exploiteurs. Bauwens voit dans Facebook un capitalisme qui ne pourra pas plus dompter la multitude qu’ IBM n’a pu asservir Linux en devenant pourtant un des principaux financeurs de programmeurs pour faire évoluer le code. Il écoute aussi de jeunes entrepreneurs de startups parisiennes voulant changer le monde par l’opensource, sans se braquer parce qu’ils souhaitent en vivre.

Cette apparente contradiction est levée quand il rappelle par exemple dans les rendez-vous du Futur, que les 3 axes de la P2P Foundation sont certes la transition de société vers les communs, mais aussi le coopérativisme ouvert (c’est-à-dire la coopérative pas seulement pour la communauté interne, mais aussi pour la multitude) ou l’économie circulaire et opensource. En revanche, ce qui ne peut à ses yeux faire partie du monde de demain, c’est la fausse abondance d’une croissance qui détruit la planète, d’une coopération de plus en plus entravée par les droits de propriété. il y substitue une philosophie issue de l’information : le P2P consiste à permettre de se mettre en relation avec un autre « pair » sans passer par un centralisateur, donc sans permission. La P2P Foundation utilise cette philosophie pour organiser et soutenir la « révolution des savoirs partagés » . Ou comme l’écrit Bernard Stiegler pour Ars industrialis, dans un contexte difficile et financiarisé, les engagements dans toute activité sociale, artistique, intellectuelle, ouverte, critique, innovante, sont fragilisés par un quantitatif et qualitatif qui ne sont plus équivalents, ou par l’exclusion des processus de long terme collectif que la puissance publique affaiblie peine à représenter et à accompagner. Cette puissance publique est d’ailleurs légitimée à plusieurs reprises dans « sauver le Monde ». Pour Bauwens, biens communs ne signifie pas auto- gestion. il considère que l’état-providence doit devenir l’état-partenaire : si l’entreprise travaille à son profit, la communauté produit des communs qui concerne en premier lieu ses membres ; il faut donc les pouvoirs publics à la fois pour redistribuer les financements et arbitrer avec les communautés des communs qui aient vocation à être donnés au plus grand nombre.

 

Au final, l’espoir né de ce livre et du récit des multiples révolutions invisibles autour de nous, bute encore sur des écueils majeurs.


Comment fait-on pour vivre dans ce futur monde « sauvé », même en renonçant à une société de consommation effrénée?

 

Comment passer d’une pratique plutôt geek de prototypage à un véritable nouveau modèle industriel? Les makers fondateurs comme le brésilien Fonseca critiquent déjà une tendance 2014-2015 dont la création de valeur interprète et déforme les valeurs du libre, durable et solidaire initiales, à un moment où ces écosystèmes Solidarity NYC à New York, EnCommuns.org à Lille ou la Faircoop à Barcelone sont encore loin de pouvoir assurer une organisation humaine territoriale comparable aux politiques publiques, une base industrielle pouvant concurrencer la complexité de l’industrie de masse, un système de financement suffisant pour rendre l’économie collaborative autosuffisante. Et le levier du bien commun au coeur du modèle, c’est-à-dire l’absence de propriété intellectuelle, est précisément le premier frein pour tout financement d’envergure, même pour les banques éthiques comme Triodos… Ce que Bauwens résume en disant que « Faire se rejoindre le canal du libre, le canal de la durabilité et le canal de la solidarité va prendre du temps ».

 

Là encore quand tout est «open», qui paye le loyer? La bonne question du journaliste de Slate ne trouve pas de réponse satisfaisante de la P2P Foundation. Le livre considère que c’est un champ encore en cours d’exploration puisque les producteurs de biens communs sont d’abord animés par leur passion et leurs centres d’intérêt, sans trouver directement leur revenu par leur contribution. C’est la nouvelle donne de la P2P Foundation qui semble considérer que de nombreuses choses redevenant accessibles gratuitement par les biens communs, le temps dédié au travail rémunéré va baisser et les individus resteront intégrés à l’économie marchande pour y toucher la rémunération finançant leurs autres besoins.
Pour Michel Bauwens, ces outils restent à construire, mais le P2P est l’idéologie des travailleurs de la connaissance et les biens communs seront leur apport au monde à venir, tout comme les mouvements sociaux ouvriers du XIXe ont permis de nous donner couverture santé et retraite, protection salariale tout au long du XXème.

 

Ces biens communs doivent permettre à l’espèce humaine de franchir un nouveau cap car une entreprise privée relègue dans un tiroir 90% de ses innovations et un constructeur automobile historique met 5 ans à transformer un prototype en voiture sortie d’usine quand Wikispeed sort toutes les semaines un nouveau design. Selon lui, il faut revenir une certaine filiation (qu’il ne revendique pas) avec les humanistes et penser un monde complexe qui a été démesurément simplifié : « L’idée n’est pas de passer de l’égoïsme capitaliste à l’altruisme pair-à-pair. C’est plutôt le passage d’une vision univoque de l’être humain motivé seulement par son propre intérêt à une vision complexe de l’être humain, où on considère que les motivations sont diverses, et où on va créer un système social qui permet d’agréger ces motivations différentes à des projets communs ».

 

 

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