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par Thomas Schnee

Simulacre de catastrophe pétrolière, mise à prix des têtes de marchands d’armes, enterrements de clandestins au cœur de la Capitale… En Allemagne, les formes de protestation sont toujours plus influencées par une diffusion médiatique qui facilite la mise en œuvre de la protestation, mais qui impose une « obligation d’innovation » pas toujours plus effective que les protestations classiques. Thomas Schnee livre pour Metis les détails de son analyse.

 

Quand le Centre pour la beauté politique prépare ses coups

 

Dem Deutschen Volke« Notre action commence dans 4 jours ! Nous avons besoin de centaines de bras pour paralyser la République », annonce la page Facebook du ZPS (Zentrum für politische Schönheit, en français Centre pour la beauté politique), une petite association militante basée à Berlin et composée d’artistes, de défenseurs des droits de l’homme et d’universitaires. L’appel pour une action encore mystérieuse est également relayé sur les comptes twitter du centre et sur ceux de nombreux activistes. 400 messages de volontaires potentiels occupent déjà le bas de la page. Enfin, plusieurs milliers de personnes ont déjà plébiscité (« liké ») une annonce qui n’est là que depuis 21 heures. Soit très peu de temps avant le démarrage d’une action qui doit, en principe, « marquer l’histoire de la République fédérale ».

 

« Cette spontanéité et cette rapidité d’exécution sont rendues possibles grâce à l’utilisation de la technologie des réseaux sociaux. C’est l’un des principaux points communs à la plupart des nouveaux groupes protestataires apparus ces dernières années », relève le sociologue Simon Teune, coordinateur du tout jeune « Institut sur les mouvements protestataires », un nouveau centre commun à l’Université technique de Berlin (TU) et du Centre berlinois de recherches en Sciences sociales (WZB). Le ZPS entend pour sa part « renouveler les modes d’expression de la protestation sociale en mêlant revendication socio-politique et démarche artistique », le tout diffusé via la multitude existante de canaux de communication.

 

Quatre jours plus tard, soit le 15 juin 2015, le Centre pour la beauté politique lance enfin son offensive. Les murs de la capitale allemande se couvrent d’affiches annonçant que « Les Morts arrivent ». En accord avec des familles de clandestins morts en Méditerranée, et avec l’aide de prêtres et de juristes, le ZPS a décidé de pratiquer plusieurs enterrements de naufragés à Berlin : « Les responsables de l’Europe doivent voir les conséquences de leur politique. Chaque enterrement ne sera annoncé que 6 heures avant, afin d’empêcher la présence éventuelle des forces de police », explique-t-on. Le 21 juin, le parvis de la Chancellerie Fédérale doit aussi être transformé en champ de tombes lors d’une grande manifestation, promet le ZPS. Celui-ci s’est fait connaitre au niveau national en 2012, en offrant par voie d’affiches très Far-west « 25 000 euros de récompense » pour toute information qui conduira à la mise en prison des actionnaires du fabricant de chars d’assaut Krauss – Maffei Weggmann (KMW) : « Nous savons qu’actuellement en Allemagne, l’exportation de systèmes d’armement lourds, même dans des régions de crise ou dans des pays aux régimes autocratiques, est légal et même encouragé. C’est pour cela que nous n’attaquons pas l’entreprise mais ses propriétaires », expliquaient alors les activistes.

 

Quelques jours après le lancement de la campagne, une injonction judiciaire les obligeaient à retirer leur mise à prix et à rogner les griffes de leur campagne. Mais le coup était prévu. Ces quelques jours suffisaient au ZPS à déclencher un large buzz médiatique, à faire passer son message et à se faire un nom. Associés aux protestations de multiples ONG et partis politiques, le gouvernement allemand finissait par suspendre les autorisations d’exportations de KMW vers l’Arabie saoudite.

 

Protestations : Facebook, Twitter, etc…

« Ces dernières années, on observe le développement d’un milieu protestataire, qui conçoit ses actions primaires pour les médias », souligne le sociologue berlinois Dieter Rucht, principal spécialiste allemand des mouvements protestataires. Peser par médias interposés sur le comportement d’un consommateur ou d’un électeur est ainsi devenu plus important que d’attaquer ou corriger directement l’organisme fautif. L’instrument idéal reste avant tout l’humour. En 2001, pour protester contre l’austérité budgétaire et le sous-financement de leur université, un groupe d’étudiants berlinois a ainsi appelé les étudiants à infiltrer la fédération berlinoise du petit parti libéral FDP qui s’est soudainement vu submerger par 2 700 demandes d’adhésion. Les déboires du FDP, qui a eu toutes les peines du monde à bloquer cette OPA d’un nouveau genre, ont amusé les Berlinois tout en déclenchant un débat sur le financement de l’enseignement supérieur. Plus récemment, en 2013, c’est la compagnie pétrolière Shell qui a été piégée par les activistes du groupe « Peng ! » à l’occasion de « Shell Science Slam », un forum décontracté pour jeunes inventeurs désireux de sauver la planète avec l’aide du pétrolier pollueur. Grimés en gentils étudiants, trois membres de Peng ! sont venus y présenter une machine soi-disant capable de récupérer les gaz d’échappements. Mais au beau milieu de la présentation, la machine s’est mise à cracher un jus noir et huileux, en de simulacre de catastrophe pétrolière. Depuis, la vidéo de la punition de Shell pour cause de « greenwashing » a déjà été visionnée plus de 150 000 fois sur YouTube.

 

« Il est par essence difficile de faire une évaluation scientifique des mouvements protestataires. Il n’y a pas de recensement dans le domaine. Je dirais que l’Allemagne se place dans la moyenne européenne, derrière la France en termes de quantité et si l’on compte les conflits du travail. Bien sûr, je ne prends pas en compte les très nombreuses initiatives citoyennes qui existent en Allemagne et peuvent protester contre une ligne à haute tension ou un parc éolien mais dont l’action reste circonscrite à la région. Globalement, il y a une augmentation des phénomènes de protestations ces dernières années, lentement mais surement », détaille Simon Teune. La police berlinoise, sur les genoux, confirme cette évolution à sa manière : « Les Allemands sont inquiets, l’époque est instable et on le sent ici » déclarait en début d’année le président de la police de la capitale allemande Klaus Kandt pour qui 2014 a été l’année de tous les records avec 4 950 manifestations diverses contre seulement 2 400 en 2010. Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, les Allemands, que les clichés présentent volontiers comme ordonnés et peu frondeurs, ont aussi connu leur lot de mouvements protestataires.

 

Qui plus est, la partition allemande entre la RFA et la RDA, a conduit au développement de deux cultures de la protestation. Les années 50 et 60 sont marquées dans les deux Allemagnes par des protestations liés justement à la division du pays mais aussi par des protestations ouvrières qui accompagnent la remise en marche de l’appareil productif. A l’est, ces mouvements s’achèvent dans le sang avec la lourde répression des manifestations du 17 juin 1953. Cette répression marque d’ailleurs la fin des mouvements de protestation classique comme on les voit en RFA. A l’est, le niveau de surveillance et de répression limitent au maximum les protestations qui se traduisent par la participation semi-clandestine à des groupes d’opposants sans grande puissance d’action, ou alors par la désobéissance et la fuite, intérieure dans l’univers familial et privé, ou extérieure, en passant le Mur. Ce n’est qu’après la Perestroïka et la Glasnost, que les Allemands de l’est retrouveront la force de descendre dans la rue pour les fameuses « Manifestations du lundi ». A l’ouest, au contraire, les protestations ouvrières des années 50/60 aboutissent à la mise en place des lois sur la cogestion. Suivent ensuite les protestations des années 70/80 avec la révolte de 68 qui, en Allemagne, mêlent tout à la fois les thèmes du rejet des « générations du nazisme » et de la libération sexuelle, du pacifisme et du refus du nucléaire. Comme on le sait, ce cocktail se révèlera tout à la fois explosif et fécond puisqu’il débouche d’une part sur le terrorisme de la Bande à Baader, et d’autre sur la création du Parti écologiste allemand. 

 

Précisément, Wolfgang, un archiviste hambourgeois francophile qui s’est beaucoup investi dans la préparation des grandes manifestations de Gorleben (Ndlr : principal centre de stockage nucléaire provisoire allemand) en 2010, était également présent lors des légendaires manifestations anti-nucléaires des années 80. Il compare les mouvements d’hier et d’aujourd’hui : « Ce qui différencie les sit-in protestataires des années 80, des manifestations des années 2000 et 2010 contre les transports de déchets nucléaires, c’est la technologie, les réseaux sociaux et la mise en scène médiatique. C’est ce que l’on voit aussi dans les protestations anti -G7 ou d’Occupy à Francfort », explique cet homme qui a demandé à conserver l’anonymat : « Pour Gorleben, il y a eu un gros travail de relations presse classique pour mobiliser les journalistes très en amont et même pour les accueillir sur place.

 

Hier et aujourd’hui 

 

L’Internet a évidemment facilité la mise en réseau des initiatives, françaises et allemandes, et la diffusion permanente des informations utiles. Certains sites proposaient aussi des web-cams et des fils d’infos en temps réels. Et l’Internet facilite les collectes de dons qui sont plus efficaces et plus transparentes. Enfin la mobilisation des manifestants avant et pendant les manifestations s’est effectuée via les réseaux sociaux, Facebook et twitter principalement », détaille-t-il. Sur l’internet, un autre groupe d’activistes avait également mis en ligne une carte du site de Gorleben permettant de géolocaliser les utilisateurs inscrits quand ils envoyaient un message : « Cela nous a aidé à savoir où nos gens se trouvaient et à les prévenir des mouvements de police par exemple. Donc si l’on prend la manifestation sur le terrain et les gens qui s’attachent à la voie ferrée, sur le fond, ce n’est pas très différent des protestations des années 80. Mais quand on y ajoute la technologie, on se trouve dans une toute autre dimension, avec 50 000 manifestants, des initiatives militantes tout au long du convoi en France et en Allemagne, et une dramaturgie parfaite pour les télévisions d’info en continue», explique Wolfgang.

 

Au final, Simon Teune estime que le répertoire protestataire classique, de la pétition à la manifestation, se tient plutôt bien face à de nouvelles formes protestataires plus artistiques et créatives mais pas forcément plus efficaces : « L’utilisation de l’Internet a changé la qualité de la protestation. Prenons les pétitions en ligne. C’est exactement la même chose que sur le papier. Mais ça va plus vite et ça peut vite prendre des dimensions planétaires. On va forcément toucher des cercles que l’on n’aurait peut-être jamais atteints auparavant. Les réseaux sociaux qui se moquent des frontières donnent aussi une dimension de plus en plus internationale aux protestations. Et puis, ces réseaux facilitent le développement rapide des débats, la constitution d’une opinion en aval», explique-t-il tout en mettant en garde contre l’énorme caisse de résonnance de la Toile qui, dans le cas des manifestations xénophobes de Pegida cet hiver, peut aussi transformer un mouvement local en brasier national.

 

CC : Flickr/Alberto Garcia

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