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par Didier Morfoisse

épouvantail

Didier Morfoisse a occupé pendant des années des fonctions éminentes à la direction des ressources humaines de grands groupes français et étrangers. Dans un texte très libre et à fleur de peau, il réagit à la mise en cause des DRH et à la fameuse chemise de l’un d’entre eux.

 

À la racine de la tradition, orientale comme occidentale, le vêtement est l’image du cosmos.

Qu’on vous l’ôte, et ce n’est pas seulement la protection qu’on vous enlève, votre individualité que l’on nie, c’est l’ordre du monde qu’on ramène au chaos originel.

 

 

À ce chaos organisé et revendiqué par leurs auteurs comme ultima ratio de la négociation sociale, s’ajoute une vilenie de plus : sur les images du 5 octobre, je vois qu’on laisse à Xavier sa cravate.

 

La cravate, elle me protège, comme elle protège Xavier. Elle n’est ni convenance bourgeoise ni affirmation statutaire. Elle est signe de respect envers l’autre.

Ce jour-là, la cravate laissée sur le corps dénudé de Xavier est insultante car elle appelle inconsciemment une autre image, celle de l’origine de cet accessoire d’habillement. La cravate du XVIIème siècle, celle de la Guerre de Trente Ans, marquait le cou des mercenaires, pour qu’on les distingue des armées régulières.

Comment en sommes-nous arrivés là ? La fonction ressources humaines (RH) mise à nu, désignée comme porteuse de chaos, accusée de mercenariat ?

Ma génération, celle de Xavier, née dans les années 1950, est entrée dans la fonction avec de solides convictions sociales. Patrons, oui, nous l’étions, et nous le sommes restés. Mais patrons nourris de l’idée que nous étions en charge de « réunir ce qui est épars », autrement dit de la recherche et de la mise en œuvre de l’intérêt général dans l’entreprise. Faire en sorte que l’entreprise crée de la richesse, en partager les gains. Aussi simple et exigeant que cela.

Comme tous les jeunes qui ont embrassé le métier RH à la fin de la décennie 70, j’ai eu à faire face, comme Xavier, à une injonction contradictoire, coincés que nous étions tous entre une vision idéale de l’entreprise et la réalité économique.

Notre génération est celle qui a dû, dans le secteur industriel, accompagner deux millions d’hommes et de femmes qui ont perdu leur emploi au cours de la période.

Partenaires syndicaux et employeurs, nous avons conduit ces accompagnements « à la française », c’est-à-dire non seulement sans remettre en cause les pentes de notre inconscient national en matière de relations sociales, mais en les accentuant : préférence de facto longtemps marquée pour le chômage plutôt qu’aux solutions de reclassement, déresponsabilisation des acteurs (peut-on parler de négociation lorsque la loi prescrit qu’il y a « obligation de négocier mais pas de conclure », attente de la loi sociale qui passera après les parties incapables de se mettre d’accord), sacrifices générationnels ( jeunes entrants sur le marché du travail, seniors – que le Code du Travail continue à considérer vieux à partir de 45 ans -), planche à billets sociale (bulle des retraites), accentuation de ce qu’Henri Vacquin nomme les «acquis mortifères» – à ce titre, je n’ai jamais pensé qu’un nouvel acquis social comme la diminution de la durée du travail constituait un acquis positif, donnant à tous le sentiment d’une société juste et solidaire.

Cet acquis restera dans l’histoire sociale comme un acquis porteur de mort car il ségrègue la société française : il y a ceux qui peuvent en bénéficier et ceux qui ne peuvent pas en jouir – agriculteurs, artisans … Si cet acquis avait pu être étendu à tous, peut-être aurait-il fait sens pour la société entière. Dans le climat de guerre civile larvée qui est le nôtre aujourd’hui, tout acquis qui divise, même et surtout si cet acquis est pétri de bonnes intentions, renforce les rancœurs.

À l’image de la façon dont nous avons envisagé la réduction du temps de travail, en pleine période de remise en cause brutale du modèle des Trente Glorieuses, au lieu d’imaginer un modèle « out of the box », nous, pouvoirs publics, organisations syndicales, directeurs de ressources humaines, avons ensemble réagi au début des années 1980, avec nos gènes historiques, ceux d’une société française marquée par la recherche de la difficile synthèse entre sa solidarité aux valeurs proclamées par le Conseil national de la Résistance et sa nostalgie monarchique.

Persistance du modèle monarchique avec un État qui sait le bon, dit le vrai et met en place le juste.
À ce jeu, au lieu de faire une nuit du 4 août de suppression des privilèges sociaux, nous avons cru bon de déplacer l’objet : en lieu et place de l’abolition des privilèges, nous avons décrété « les privilèges pour tous ». Ce faisant, nous avons reconstitué une société d’Ancien Régime, où chaque catégorie socio-professionnelle (CSP) campe, comme les ordres d’hier, sur ses avantages et prérogatives.

Qui dira, par exemple, que le principal obstacle à l’ouverture d’un débat national sur le temps de travail, ne vient ni des ouvriers ni des employés, mais réside dans l’opposition forcenée de l’encadrement à négocier l’échange/l’abandon des jours de congés « gagnés » lors du passage aux 35 heures ?

Souvenons-nous de l’étonnement de notre corporation RH lorsque, militant unanimement contre l’abaissement du temps de travail, nous avons réalisé avec effroi que les cadres ne suivaient absolument pas notre discours de résistance mais y voyaient au contraire le premier avantage qui était consenti à leur catégorie depuis des lustres.

Valeurs de solidarité héritées de la tradition sociale française : si le filet protecteur français reste le meilleur du monde occidental, la perception de sa qualité s’estompe devant la montée des anxiétés réelles ou fantasmées et l’hypocrisie des discours dirigeants, qu’ils émanent des élites d’État, syndicales ou patronales.

Des fantasmes, il y en a, bien sûr, comme dans tous les univers de la vie en société : les risques psycho-sociaux n’en sont pas. Ils sont une réalité. Pourtant, dans ce monde post-moderne où le travail salarié se fait de plus en plus rare, il est souhaitable qu’on n’en arrive pas imperceptiblement à l’équation « travailler= souffrir = prise d’acte de la rupture du contrat de travail aux torts de l’employeur, tenu coupable par avance, compte tenu de son obligation de sécurité de résultat ».

Ces fantômes d’anxiété, ce doute des salariés envers leurs dirigeants, cadres, patrons ou syndicalistes, nous l’avons largement créé. Si j’ai appris quelque chose dans les entreprises américaines, c’est bien qu’en matière sociale, plus que dans tout autre domaine collectif, il faut faire attention à la cohérence entre le discours, les promesses, et les actes. Chez General Electric, on disait simplement : «Walk the Talk! »

Le moins que l’on puisse dire, c’est que nous n’avons pas appliqué ce « walk the talk! » vis-à-vis des collectivités de travail : si on prend le seul exemple des fins de carrière, syndicats, employeurs et puissance publique, nous nous sommes tous évertués à expliquer aux salariés qu’il allait falloir travailler plus longtemps – ce que personne ne conteste – alors que nous connaissons parfaitement la réalité statistique : plus de la moitié d’une classe d’âge arrive à l’âge de cessation d’activité sans emploi.

 

Pour autant, notre cécité collective devant les mouvements telluriques que l’on perçoit advenir ou s’enraciner dans notre rapport au travail (« uberisation » de l’économie/apparition de nouveaux acteurs et métiers, recul du salariat traditionnel, persistance du chômage de masse…) justifie-t-elle que l’on lynche Xavier ? Le fait même de poser cette question en dit déjà beaucoup sur l’état des relations sociales dans notre pays.

Bien évidemment, je crois ne pas me tromper en disant que je me fais ici le porte-parole de tous les professionnels de l’humain en entreprise : que la justice passe et répare l’outrage. À défaut de chemise, que l’on nous reconnaisse notre vêture, héritée du vieux Victor : probité candide et lin blanc.

 

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