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Photo François Goglins.

Danone 1

Antoine Riboud, PDG de BSN puis de Danone, avait été le promoteur d’un « double projet », mettant sur un même pied ambition économique et ambition sociale. C’était dans les années 1970. Jérome Tubiana, en témoin et acteur direct, livre un document passionnant, La saga Danone – Une ambition économique et sociale à l’épreuve du réel, sur la genèse de ce projet, en expliquant comment il a évolué dans des contextes de mondialisation et de crise.

 

 

 

Un recentrage de la fonction RH

Le compte rendu de ce livre aurait pu être joint au dossier d’octobre de Metis qui avait pour thème « Crise de la fonction RH » ; l’entreprise Danone, avec son double projet, a été parmi celles qui ont le plus valorisé la dimension humaine et la fonction RH.

De ce fait l’ouvrage entre en résonance avec plusieurs constats faits dans les articles de ce dossier. Il aurait été intéressant d’en faire le rapprochement systématique tant la lecture du livre de Jérôme Tubiana éveille à cet égard de nombreux échos. Au nombre de ces échos, celui des crises que BSN puis Danone ont rencontrées. Deux exemples :
– Quand Xavier Baron note que « La fonction RH moderne a connu un bref âge d’or dans les années 1975-1995, elle régresse depuis… » on lit en écho que « dans les années 1990, la politique sociale de Danone progresse à l’international, mais qu’en France, l’entreprise n’est plus en pointe. Elle perd, au fil des années, l’image d’entreprise de référence qu’elle avait acquise dans les années 1970 et 1980 ». Dit autrement, la dimension RH a vu s’effacer son lustre. La tempête déclenchée par la restructuration de LU en 2001 montrera que Danone avait « perdu la main » engluée, elle-aussi, dans l’accompagnement des restructurations concoctées par les états-majors avec l’appui des grands cabinets (cf. plus loin),
– Le recentrage de la fonction RH sur la gestion des talents, abandonnait les pratiques de développement de l’ensemble des RH. Jérôme Tubiana note que dans les années 1990, « au slogan des années 1980, « ce sont les hommes qui font la différence », beaucoup de dirigeants de l’entreprise répondaient « attirer, développer, et retenir les talents », c’est-à-dire se concentrer sur la gestion des managers internationaux dont le groupe avait besoin pour accompagner son développement. En termes de culture de l’entreprise, c’est une différence fondamentale. Dans la première conception, tous les salariés sont des « citoyens » de l’entreprise, même si les statuts diffèrent. Dans l’autre conception, il y a d’un côté l’élite, des managers mobiles qui sont les talents, de l’autre, le personnel local ».

 

Mais il faut surtout mentionner cette phrase retenue comme titre dans l’interview rapportée par Danielle Kaysergruber « Le premier DRH d’une entreprise est d’abord son directeur général ». Il est incontestable que, chez BSN puis chez Danone, l’âme de la DRH a été Antoine Riboud, l’homme du discours de Marseille en 1972, l’auteur de Modernisation, mode d’emploi en 1987. Jérôme Tubiana illustre ce qui pourrait faire la différence entre un DG (ou PDG) intégrant la dimension RH et celui qui ne l’ignore dans le passage suivant de son livre (page 311) :
« Argumenter sur les vertus économiques d’une politique sociale ambitieuse peut être un débat sans fin tant il est biaisé par les a priori des interlocuteurs. J’ai le souvenir, dans les années 1980, d’Antoine Riboud répondant à un patron d’une filiale de BSN qui, affichant des convictions libérales pures, critiquait l’expression des salariés : « apportez-moi la preuve que l’expression dégrade la performance de votre entreprise, ensuite nous aviserons ». Il n’y a jamais eu de suite car il est aussi difficile d’apporter la preuve de la rentabilité de l’expression que de son contraire. Dans d’autres sociétés, il a suffi que le président inverse la charge de la preuve en disant : « apportez-moi la preuve que l’expression améliore la performance » pour décourager les initiatives. L’un croit en l’humain pour le dire rapidement, l’autre que l’homme est un simple facteur de production ».

Dans ce passage, on peut noter deux idées importantes :
• la première est que la boussole est orientée d’abord sur la performance car, sans performance l’entreprise ne peut pas être pérenne. C’est l’obsession première. La performance s’est d’abord appelée productivité.
• la deuxième est que la sensibilité RH ne semble pas avoir été un critère essentiel de recrutement des managers et cela a été particulièrement vrai quand Danone est devenue une entreprise mondiale : ce qu’on attend d’abord des managers est qu’ils « sortent le résultat ».

 

 

Un double projet plusieurs fois remanié

Comment, alors, maintenir un double projet ? Au fond l’intérêt de ce livre est de décrire cette tension permanente. Il est clairement affirmé que « le social seul a la légèreté des bonnes intentions qui sont emportées au moindre souffle ». Jérôme Tubiana montre en effet que faire exister ce double projet a été une source permanente de tension et qu’il y a eu des hauts et des bas ; à certains moments le double projet a été considéré comme un boulet, il a dû se transformer, muter, pourrait-on dire, passer d’une vision ouvriériste de la politique sociale où les usines étaient au cœur des enjeux de l’entreprise (première période) au sociétal qui est devenu le nouveau pilier du double projet. Sociétal, comme d’ailleurs social, sont des concepts larges mais les équipes de BSN, puis de Danone ont toujours eu le talent de savoir leur donner des contenus opérationnels, certains ont marché, d’autres moins.

Cette mutation apparaît comme le résultat d’un processus tâtonnant pour assurer la pérennité de l’entreprise dans un monde économique et social en mutation, processus guidé par une posture forte : tenir compte de ses partenaires et accepter cette confrontation permanente.

 

On peut rappeler brièvement les chocs qui ont provoqué l’émergence puis la mutation du double projet :
• tout d’abord mai 68 qui convainc Antoine Riboud du caractère indissociable des buts économiques et humains que l’entreprise doit mener de front : l’entreprise a une responsabilité sociale. Comment l’assumer ? C’est tout le cheminement que BSN, puis Danone ont fait. Comment la mettre en œuvre concrètement ?
En créant les améliorations des conditions de vie au travail (ACVT) car l’enjeu principal perçu alors était les conditions de travail.
Puis avec la crise du premier choc pétrolier, l’heure a été à la recherche des gains de productivité qui passaient par des restructurations et fermetures d’usines, ainsi que par l’investissement productif qui transformait le travail. BSN savait mener tout cela d’une manière considérée comme exemplaire. C’était l’apogée, semble-t-il, du double projet, première version, prônant la modernisation négociée.
• puis autre choc, l’épisode de LU en 2001. En deux mots : Danone avait commandé à McKinsey une étude sur la branche « biscuits » recommandant la fermeture de trois usines en France et de cinq autres en Europe. Cette information, révélée dans la presse par une fuite, entraîna une explosion médiatique et sociale qui conduisit Danone au ban de l’infamie. Insensiblement, on était passé de la logique du double projet à une fonction RH chargée de l’accompagnement des plans sociaux.
Danone en a tiré de nombreux enseignements dont la prise de conscience qu’avoir atteint le rang de grandes marques mondiales a pour contrepartie une plus grande vulnérabilité à la pression des médias. Car il faut noter que depuis les années 1990 l’entreprise avait été happée par la nécessité de prendre une dimension internationale et de conquérir le monde. En 1991, BSN employait 60 000 personnes dont 45% en France ; en 2002, Danone en employait 100 000 dont 12% en France, 13% en Europe de l’Ouest et 75% à l’international (dont 40% en Asie). Quel sens pouvait avoir le double projet dans une telle entreprise ?
• Et en effet la recherche d’un nouveau sens au double projet a pris plusieurs années. À la lecture du livre, on a le sentiment qu’il n’a pu renaître de ses cendres qu’après avoir intégré de nouvelles données, c’est-à-dire un environnement transformé. Plusieurs étapes ont été nécessaires :
o la première est la peur d’être racheté, puis dépassé par un plus gros (cf. épisode Pepsi). Pour ne pas être avalé, il faut se différencier par un facteur qui génère de la performance et qui n’est pas transposable dans une autre entreprise. Cet ingrédient, c’est une culture d’entreprise forte. Mais quelle culture, comment la vivifier ?
o Là intervient un deuxième facteur : les marchés des pays émergents ont un pouvoir d’achat insuffisant pour les produits classiques Danone. Au maximum 10 à 20 % de la population peuvent les acheter. Comment gagner 40 % ?

 

Les initiatives sociales

De tout ceci il est résulté de nouvelles pratiques tirant les conséquences d’une conviction selon laquelle l’entreprise et son environnement sont mutuellement dépendants. « Une entreprise, même prospère, vivant dans un environnement fragile se fragilise elle-même … on ne peut faire l’économie d’une forme de solidarité entre acteurs … aucun organisme ne peut se développer dans un milieu appauvri, dans un désert. Il est donc de l’intérêt même d’une entreprise de prendre soin de son environnement économique et social ce qu’on pourrait appeler, par analogie, son écosystème » (Frank Riboud dans un article du Monde de 2009). Dès lors, la vocation de l’entreprise n’est plus seulement la croissance rentable, elle s’élargit à des objectifs sociétaux qui sont au cœur de ses activités : une alimentation saine pour le plus grand nombre, une empreinte écologique faible etc.

 

D’où de multiples initiatives comme :

– « Danone Ecosystème », visant non seulement à renforcer les tissus économiques locaux « dont nous faisons partie et avec lequel nous entretenons une relation de dépendance mutuelle », mais aussi à agir sur les écosystèmes par des démarches gagnant-gagnant ;
– les partenariats avec des initiatives de Social business, notamment avec Muhammad Yunus, la formulation en 2006 de la mission Danone « apporter la santé par l’aliment au plus grand nombre », stratégie qui est aussi un facteur d’engagement et de fierté pour les salariés, Danone n’étant plus « un groupe d’épiciers avec une saga ».

Évidemment, tout cela est bon pour le business et favorise l’innovation, la pénétration durable de nouveaux marchés. Au terme social a succédé, en l’élargissant et le développant, le terme sociétal. Le double projet vise aujourd’hui à conjuguer l’économique et le sociétal.

 

Dans tout cela, il y a un invariant pour ceux qui portent le double projet (dans ses deux versions) : l’entreprise est première, pas ses actionnaires, et pour survivre, elle doit composer avec ses écosystèmes. À la fin des Trente glorieuses, l’écosystème c’était les salariés des usines, les syndicats et les collectivités locales, maintenant c’est partout dans le monde, localement, les différentes parties prenantes dont la qualité est essentielle pour Danone. Par exemple, en France, aider plusieurs centaines de producteurs de la zone de collecte de lait de l’usine de Villecomtal à se développer et à devenir plus compétitif.
On voit que ce livre, qui raconte comment une ambition économique et sociale s’est confrontée à l’épreuve du réel, peut être une source de nombreuses réflexions sur le rôle que peut jouer une entreprise.

Par exemple, comment traiter la question de l’emploi. L’emploi est important mais il n’est pas premier pour l’entreprise. Ainsi sur la question de savoir si une entreprise qui fait des profits peut faire des licenciements économiques, la doctrine de Danone est ferme : « ce type de décision doit se prendre quand l’entreprise a le temps et les moyens d’en prévenir et d’en gérer avec responsabilité les conséquences sociales et humaines. En clair, quand elle fait des bénéfices. Pas quand elle va déjà mal et qu’elle ne peut plus faire face à ses responsabilités ». Autrement dit, une entreprise ne peut assurer ses responsabilités sociales que si elle a les moyens de le faire.

Par exemple, quel rôle l’État peut-il avoir? Citons cette anecdote rapportée par Jérôme Tubiana. Quand le rapport Modernisation, mode d’emploi fut remis à Jacques Chirac, celui-ci « remercia beaucoup Antoine Riboud mais on apprit que ses conseillers étaient déçus car il n’y avait rien qui puisse donner lieu à un projet de loi ».
Faut-il en conclure que la définition du rôle de l’entreprise peut difficilement relever du seul domaine législatif ?

 

 

La saga Danone – Une ambition économique et sociale à l’épreuve du réel,
Jérôme Tubiana. Éditions Jean-Claude Lattès, 2015

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Un parcours professionnel varié dans des centres d’études et de recherche (CREDOC, CEREQ), dans
des administrations publiques et privées (Délégation à l’emploi et Chambre de commerce et
d’industrie), DRH dans des groupes (BSN, LVMH, SEMA), et dans le conseil (BBC et Pima ECR), cela à
partir d’une formation initiale d’ingénieur X66, d’économiste-statisticien ENSAE et d’une formation
en gestion IFG.
Une activité associative diverse : membre de l’associations des anciens auditeurs de l’INTEFP, ex-
président d’une grosse association intermédiaire à Reims, actif pendant de nombreuses années à
FONDACT (intéressé par l’actionnariat salarié), actuellement retraité engagé dans les questions de
logement et de précarité d’une part comme administrateur d’Habitat et Humanisme IdF et comme
animateur de l’Observatoire de la précarité et du mal-logement des Hauts-de-Seine.
Toujours très intéressé par les questions d’emploi et du travail.