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par Claude-Emmanuel Triomphe, Isabelle Schömann

droit social

Alléger le droit du travail, le simplifier, évaluer les coûts qu’il induit sont aussi des questions qui traversent les partenaires sociaux européens. Metis interroge sur ces thèmes Isabelle Schömann, juriste, chercheuse en droit du travail européen à l’ETUI (European Trade Union Institute). L’analyse qu’elle en fait soulève des dérives inquiétantes.

 

Quelle analyse faites-vous des développements du droit du travail européen et du droit social européen sur les 15 dernières années ? Etes-vous plutôt déçue ? Plutôt satisfaite ?

Depuis le début des années 2000, le droit du travail européen a subi des changements profonds : dans un premier temps, l’initiative législative européenne en matière sociale qui revient à la Commission européenne (directives européennes) a été petit à petit réduite pour conduire à l’adoption de rares textes nouveaux. La révision des textes existant reste laborieuse et le dialogue social européen inter professionnel semble avoir été mis en veilleuse.

 

De plus, depuis le milieu des années 2000, la Commission a mis en place un système d’évaluation de l’ensemble de l’acquis communautaire visant à rendre la législation de l’Union plus simple et à réduire les coûts qu’il induirait, soit disant pour avoir un cadre réglementaire clair, stable et prévisible, favorable à la croissance et à l’emploi. En matière de droit du travail comme en matière de droit social, les premiers résultats de ce programme sont loin d’être concluants: la méthodologie adoptée n’est en rien adaptée à l’évaluation objective des acquis sociaux légaux et des droits sociaux fondamentaux. Et l’évaluation de l’impact social et environnemental des directives en cause n’est pas menée de façon équilibrée par rapport à celle de l’impact économique, donnant ainsi des résultats ne reflétant pas la réalité du terrain.

 

Enfin, l’objectif du programme étant clairement de réduire le nombre de textes de lois européens, il apparaît que pour le droit de l’information et de la consultation des travailleurs et pour le droit de la santé et de la sécurité au travail cette évaluation se fait au détriment de l’aspect qualitatif des directives sociales.

 

Par ailleurs, la Commission a étendu ce système d’évaluation à l’ensemble des textes de lois européens en préparation et de leurs amendements ainsi qu’à des textes non législatifs issus de l’Union européenne, tout comme aux textes et accords issus du dialogue social interprofessionnel et sectoriel européen. C’est très préoccupant, car au-delà des coûts élevés de ce programme, du ralentissement, voire de la paralysie de l’activité législative et contractuelle européenne, la Commission met en place de nouvelles procédures touchant à la création de la loi européenne par le biais de communications qui n’ont pas de valeur légale propre, sans consultation et intervention du Parlement européen, du Conseil et des partenaires sociaux européens, en tant que co-legislateurs européens.

 

De même, la Commission instaure de nouvelles règles révisant à la baisse le statut des directives sociales communautaires. Elle incite les Etats membres à ne transposer que les standards fixés dans les directives, sous prétexte qu’une transposition plus ambitieuse ferait augmenter les coûts évalués lors de l’élaboration du texte communautaire. La Commission remet en cause le principe selon lequel les directives sociales communautaires instituent un minimum auquel les Etats membres peuvent déroger lors de la transposition en faveur d’une loi nationale en instaurant un niveau de protection plus favorable.

 

L’époque de la « soft law » est-elle terminée ? Qu’a produit ce mouvement au niveau européen ?
A mi-chemin entre le droit dit dur et le non droit, le droit dit souple a gagné une place considérable au sein de la politique normative de l’Union européenne. Cette évolution relève d’un choix réel de l’Union, que l’on retrouve dans les traités constitutifs consécutifs, d’intégrer dans la gouvernance européenne le droit souple, et ce, au même titre que le droit dur.

 

Le droit souple européen qui en principe fixe des règles de droit non obligatoires, c’est-à-dire non sanctionnées, a deux fonctions : faciliter le fonctionnement des institutions européennes et notamment les rapports entre le Parlement européen et le Conseil et surmonter les blocages dans le cadre des propositions de directives et règlements : il s’agit ici des accords dits précoces. D’autre part, le droit souple a pris une place indéniable dans les politiques européennes, et notamment celles qui visaient à l’achèvement du marché intérieur dans les années 1980. Il est par ailleurs l’instrument normatif par excellence accompagnant l’extension des compétences communautaires en matière de coordination des politiques économiques et sociales. Il se décline vers les années 2000 sous forme de méthode ouverte de coordination et de lignes directrices pour l’emploi pour assurer la réalisation des objectifs de la stratégie de Lisbonne. Depuis 2011, la Commission a mis en place des recommandations spécifiques par pays. Elles sont élaborées chaque année à l’attention de chaque Etat membre en vue de réformes structurelles, notamment des marchés du travail nationaux. Chaque pays doit ensuite élaborer un plan d’action annuel à mettre en œuvre dans un délai d’un an, à l’issue duquel la Commission effectue une évaluation très détaillée, pouvant aboutir à des sanctions si nécessaire.

 

Ces différents systèmes de supervision des politiques des Etats membres présentent des risques concrets de légitimité et de sécurité juridique. Quant à la légitimité, il s’agit d’assurer que les auteurs du droit souple respectent leurs domaines de compétences, qu’ils respectent ensuite les exigences de transparence et d’implication des parties prenantes. Si le Parlement européen a, en 2007, vivement critiqué le manque flagrant de consultation lors de recours au droit souple, les partenaires sociaux européens ont, en 2015, clairement insistés pour être consultés lors de l’élaboration des recommandations spécifiques par pays, en particulier lorsque ces dernières touchent les relations professionnelles, les droits individuels et collectifs des travailleurs, mais aussi les systèmes sociaux d’indemnisation du travail ou encore les systèmes de retraites.

 

De plus, la Commission promeut, en parallèle, et plus particulièrement depuis la mise en place de son programme ‘mieux légiférer’, la co-régulation et l’autorégulation par les acteurs privés comme alternative systématique au droit dur, ce qui, notamment en matière d’activités financières, peut créer des risques systémiques pour l’ensemble de l’économie. Dans ce dernier cas, l’insécurité juridique liée à l’autorégulation nécessiterait un contrôle institutionnel européen encore trop peu performant. L’autorégulation et la co-régulation comme alternatives au droit dur sont peu convaincantes, et semblent plutôt jouer un rôle de délestage de ce fardeau que serait l’élaboration du droit dur pour l’Union européenne afin de se consacrer à des enjeux plus ambitieux.

 

Loin d’être terminée, la soft law continue d’être un des supports privilégiés des institutions européennes pour mettre en œuvre des programmes, concepts, procédures, règles, sans qu’une attention particulière soit apportée à la clarté et la sécurité juridique. Cela entraine par ricochet une dégradation voire une dénaturation du droit dur. Plus alarmant, la critique récurrente du déficit démocratique qui apparaît dans les programmes de travail de la Commission et notamment son programme ‘mieux légiférer’ ne semble pas avoir été entendue à la vue de la dernière feuille de route.

Le dernier document proposé par la Commission sur le développement d’un droit du travail européen date de 2015. Qu’en pensez-vous ?
La Commission entend, depuis la publication de son livre vert en 2006, moderniser le droit du travail ‘pour relever les défis du XXIe siècle’. C’est un document clé qui a préparé le terrain pour lancer une initiative de très grande ampleur à la fin du mandat de la Commission Barroso et qui s’est affirmé lors de l’arrivée de la Commission Junker en septembre 2014, comme le révèlent les programmes successifs de la Commission dont celui de 2016, publié récemment.

 

A côté d’une re-régulation du droit du travail européen, notamment par le biais du programme REFIT (Regulatory Fitness and Performance Programme) depuis 2015 qui vise à évaluer l’ensemble de l’acquis communautaire en vue d’éliminer tout acte légal obsolète, coûteux et incohérent et qui a pour objectif clair de réduire le nombre de directives, par exemple santé-sécurité, des initiatives à venir vont dans le sens d’un droit du travail européen épuré. Ainsi l’annonce d’un socle de droits sociaux, l’annonce de la préparation d’une proposition législative pour créer une définition européenne autonome de la notion de « travailleurs », couplée à une liste de droits acquis pour l’ensemble des travailleurs, sans consultation préalable des partenaires sociaux européens comme la procédure de l’article 154 du Traité de Fonctionnement de l’Union le prévoit. Sans spécifier quels seraient ces ‘super droits’, cette initiative participe de la volonté d’aplanir les différences entre travailleurs en CDI, en CDD et autres contrats de travail atypiques. On voit derrière tout cela les controverses sur la différence entre ‘insider et outsider’ : les insider (CDI) entraveraient les chances des insider (CDD) d’accéder à des emplois.

Le bilan du dernier programme de travail de la Commission reste très mitigé. Si l’on comprend la volonté de mieux légiférer, on ne saisit pas en quoi les mesures annoncées pourraient y contribuer, tant leur coût, leur complexité, le manque de transparence et le déficit démocratique qui les accompagnent, prédominent.

 

Lire la suite de l’article

Droit social européen : dessous alarmants de la simplification (2)

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