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Après avoir recueilli le témoignage d’une coopératrice de Coopaname, Metis a rencontré Noémie de Grenier, sa co-directrice. Ce qu’elle nous dit de la philosophie, du fonctionnement et des perspectives de cette coopérative parisienne d’activité et d’emploi (CAE) intéresse tous ceux qui recherchent des alternatives au dilemme travail salarié/travail indépendant.

 

coopaname

Après une formation supérieure consacrée à l’économie sociale et solidaire, vous êtes devenue permanente de Coopaname, avant d’en assurer depuis un an la co-direction. Qu’est-ce ce qui fait selon vous la spécificité d’une CAE comme la vôtre ?
Initié au milieu des années 1990 avec la création à Lyon de Cap services, première coopérative d’activité et d’emploi, le mouvement des CAE est né à la rencontre de deux projets :
Accompagner autrement les créateurs d’activité. Il s’agissait de remédier aux risques des aides à la création d’entreprises par des chômeurs, dont l’expérience montrait déjà qu’elles peuvent conduire à de véritables drames sociaux quand les créateurs manquent des ressources nécessaires à l’installation d’un projet durable. Autrement dit, de remettre en question l’équation « créateur d’entreprise = chef d’entreprise en puissance ». Plutôt que d’accompagner les créateurs le temps qu’ils volent de leurs propres ailes, comme le font les couveuses en organisant une sorte de test grandeur nature pour futurs patrons de TPE, on avait besoin d’un outil mutualisé, offrant aux porteurs de projet appui durable et partage des coûts.

 

Et cela non pas dans la logique de l’aide publique descendante, mais dans l’esprit du mouvement coopératif, en référence au modèle des SCOP (sociétés coopératives ouvrières de production). La coopérative de production offre non seulement à chacun de ses membres un service d’accompagnement (toutes les CAE ont un pôle de permanents chargés d’accompagnement), mais aussi, surtout, un cadre conçu pour les interactions directes et l’appui mutuel entre coopérateurs. Elle permet ce faisant aux travailleurs indépendants de développer un autre rapport au travail, appuyé sur les pairs.

Si, au lieu de vouloir faire sortir au plus vite les gens du dispositif, on les accompagnait durablement dans leur activité ? Si même on leur offrait d’y rester aussi longtemps qu’ils le souhaitent, pour tester leur projet dans un cadre collectif, fécond, riche en outils et en interactions, qui apporte des réponses aux questions de survie professionnelle qu’ils se posent ? Voilà qui peut résumer la philosophie des CAE. Et justifier qu’elles reçoivent pour ce faire, en complément de leurs ressources propres, un soutien public au titre des politiques d’aide à la création d’activité, à l’innovation sociale.

Cela c’est pour les principes. Comment ça marche dans la pratique ?
Coopaname passe d’abord une convention d’accompagnement avec chacun des porteurs d’activité qui la rejoint, puis signe avec lui un contrat de travail et le salarie dès que ses recettes le permettent. On se salarie en fonction de la marge que l’on dégage. Sur la fiche de paye, il va bien y avoir un temps de travail indiqué, mais il est déconnecté du temps de travail réel. Ce fonctionnement particulier est reconnu par la loi. En pratique, chacun détermine son salaire, avec l’appui technique de l’équipe d’accompagnement, en tenant compte du chiffre d’affaire réalisé, des dépenses engagées et à venir pour l’activité, et des perspectives. Tout salarié a en outre vocation à devenir associé en acquérant au moins une part de la coopérative (au prix de 25 euros).

Celle-ci accueille chaque année environ 150 nouveaux coopérateurs pour une cinquantaine de départs. Les personnes qui nous rejoignent ont entendu parler de la coopérative par le biais de leur réseau, personnel ou professionnel, de Pôle emploi, des medias… Notre activité d’accueil, d’orientation et d’accompagnement à la création d’activité, l’implantation territoriale de la coopérative, est soutenue par des fonds publics, ce qui nous permet de ne pas sélectionner les personnes sur la base de la rentabilité économique supposée de leurs projets. Ceci dit, nos coopérateurs sont nettement plus qualifiés que la moyenne : la plupart ont au moins le niveau BAC + 2, y compris lorsqu’ils exercent des activités qui n’exigent pas un haut niveau de diplôme (ce qui peut s’expliquer entre autres par la fréquence des parcours de reconversion).

Pour appuyer les projets individuels d’activité, Coopaname dispose d’une équipe de chargés d’accompagnement permanents, qui doit permettre aux personnes d’être de plus en plus autonomes dans le développement et la gestion de leur activité, de s’intégrer dans la coopérative et de pouvoir contribuer aux dynamiques de coopération aussi bien que d’en bénéficier. L’accompagnement au sein de la coopérative est de plus en plus collectif. Pour nous, le système ne peut bien fonctionner que si tout le monde se prend en main et fait librement ses choix, sans quoi le principe coopératif se perdrait. Et aussi s’il respecte le principe d’un fonctionnement démocratique pour toute décision d’intérêt collectif : nous avons par exemple mis en place un comité ad hoc, composé de volontaires et d’associés tirés au sort, pour décider des prises de risque liées aux activités individuelles (comme la signature d’un bail commercial).

Un peu moins de la moitié des ressources de la CAE provient d’un prélèvement uniforme de 11,5 % sur la marge brute des travailleurs-coopérateurs. Le système est bien accepté, et ce pourcentage est très rarement remis en cause : il n’est pas un motif de sortie de la coopérative. Nos coopérateurs apprécient d’être déchargés en contrepartie aussi bien des tâches de comptabilité que des responsabilités juridiques liées à l’activité indépendante classique. Sur l’extranet de la coopérative, ils ont accès à leurs états comptables, mis à jour tous les mois, qui leur permettent de suivre leur activité.

Le financement public apporte le reste, soit – dans notre cas, ça peut être beaucoup moins ailleurs – environ 40 % : il vient principalement des collectivités locales (région Ile de France, Ville de Paris, département du Val de Marne…), du Fonds social européen (FSE). Nous bénéficions aussi de la mise à disposition gratuite par des communautés d’agglomération de certains de nos locaux.

Notre problème principal n’est donc ni le recrutement ni le financement : c’est d’arriver à ce que chacun de nos coopérateurs dégage à terme un revenu suffisant. Ce n’est malheureusement pas le cas aujourd’hui, le revenu net moyen restant trop faible. Beaucoup de gens ici portent des projets auxquels ils tiennent, mais ont du mal à se payer à temps plein avec. Cela ne fait que refléter une réalité qui nous dépasse : la société toute entière souffre d’un manque d’activité productive, il n’est donc pas étonnant que Coopaname en souffre aussi.

Comment faire pour avancer quand même ? Quelles sont vos perspectives de développement ?
Il nous faut d’abord faire attention à ce que nous faisons : ne pas promouvoir malgré nous le modèle d’une société d’autoentrepreneurs, ou véhiculer le mythe de « l’entrepreneur de soi ». Pour que notre modèle marche, nous devons développer des activités suffisamment porteuses de valeur ajoutée, par exemple dans le champ des services à la personne. Il faut aussi ne pas perdre de vue que notre structure fonctionne grâce à une grosse quantité de travail gratuit, sous la forme d’appuis et de conseils internes de toute sorte. Ils sont aussi indispensables qu’invendables. Ce serait à mon avis l’un des intérêts d’un revenu universel que de rémunérer de façon forfaitaire l’énorme volume de travail gratuit dont la société a besoin.

Il nous faut aussi faire croître les activités en cours : c’est l’une des valeurs ajoutées de la coopérative. Un comité d’associés s’est créé pour explorer différents moyens de développer l’activité par la coopération, en particulier en coordonnant les réponses aux appels d’offres dans des domaines comme le paysage ou le conseil. Coopaname abrite également beaucoup d’activités de recherche-action, pouvant déboucher à terme sur de nouvelles productions.

Et il ne faut pas craindre de voir grand. Nous nous sommes engagés dans le projet « Bigre ! » avec quatre autres coopératives, SMartFR (SMart regroupe en Belgique plus de 50 000 coopérateurs), Grands ensemble, Oxalis et Vecteurs Activités, pour former une « mutuelle de travail associé » forte de 7000 coopérateurs. L’idée est simple : s’il est difficile de générer suffisamment de revenus à 800 (l’effectif de Coopaname), c’est sûrement plus facile à 10 000. Nous avons besoin de « projets de grand nombre » qui procurent une trésorerie confortable et autorisent une prise de risque élargie ; et pourquoi pas à terme émettre une monnaie propre pour développer la coopération et l’échange mutuel de services ?

Cela bien sûr sans déperdition démocratique. L’expérience de Coopaname est de ce point de vue encourageante : loin de menacer notre fonctionnement démocratique, le grossissement de notre structure a été un ferment de son développement.

 

 

 

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Socio-économiste, Jean-Louis Dayan a mené continûment de front durant sa vie professionnelle enseignement, étude, recherche et expertise dans le champ des politiques du travail, de l’emploi et de la formation. Participant à des cabinets du ministre du travail, en charge des questions d’emploi au Conseil d’analyse Stratégique, directeur du Centre d’Etudes de l’Emploi… Je poursuis mes activités de réflexion, de lectures et de rédaction dans le même champ comme responsable de Metis.