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2015 n’a pas été une année propice aux belles histoires. Pour une COP prometteuse, mais on ne sait pas trop de quoi, combien d’évènements sinistres d’un bout à l’autre de notre planète. Proches ou lointains, ils nous composent un panorama qui laisse peu de place à l’espoir global qu’il soit économique ou géopolitique. Restent d’innombrables historiettes – mot pas le moins du monde péjoratif mais qui marque une échelle de taille -, belles, porteuses d’espoir, porteuses d’un réel renouvelé.

 

ardelaine

Mais peuvent-elles contrebalancer, sinon dans les destins individuels de ceux qui les portent, l’écrasante puissance des Poutine, Xi Jinping, Amazon, NSA et autres Monsanto ? Rêver, ce n’est pas bien loin d’espérer. Alors voilà une de ces belles histoires, micro-histoire qui a le mérite de la durée, de la continuité, de l’espoir chevillé aux corps de ceux qui la vivent et la font vivre.

Pendant qu’Eric Zemmour et ses consternants admirateurs continuent année après année de vilipender 1968, son anarchisme et la déliquescence morale dans laquelle quelques centaines de gauchistes ont entraîné une France de 65 millions d’habitants (quelle performance !), ici ou là, dans la France profonde dont Zemmour ignore tout, des soixante-huitards attardés (c’est comme ça qu’on écrit dans le Figaro Magazine et qu’on parle dans les radios et télé où il court le cachet) s’obstinent à vivre l’idéal qu’ils ont formulé à cette époque reculée, un demi-siècle déjà ! Ils ne sont pas très visibles, ils ne sont pas clients d’un grand cabinet de relations publiques. Non, dans une province reculée, isolée, ils construisent jour après jour, année après année, leur utopie qui n’en est plus une puisqu’elle a trouvé son lieu, son « topos ».

Donc ce lieu isolé, c’est l’Ardèche. Pas l’Ardèche urbanisée d’Aubenas, Annonay ou Tournon (attention, de petites villes, pas des mégalopoles). Non, un lieu vraiment isolé, au pied d’une falaise, accessible par un chemin muletier et un sentier longeant l’Ardèche (non : pas de route, pas de chemin même vicinal goudronné encore de nos jours), un camp pendant les vacances scolaires pour la restauration d’un hameau du XVIIIe siècle abandonné depuis des décennies. Entre jeunes on gratte la terre, on rebâtit les pierres, on met à jour d’innombrables artefacts. En organisateurs, Gérard et Béatrice Barras avec quelques amis qui partagent idées et rêves. L’ambiance est chaleureuse, le lieu est beau. De vacances en vacances les jeunes reviennent. Au fil des années le hameau inaccessible est restauré, les maisons se reconstruisent. Mais un chantier international de jeunes, ça reste une action à éclipse. Entre les périodes de vacances il faut retourner vers les villes d’origine, vers les métiers qui assurent le pain quotidien. L’Ardèche tellement belle donne envie d’y rester, de s’y installer vraiment. Mais pour faire quoi dans cette zone qui se désertifie peu à peu, petites fabriques fermant, agriculteurs partant à la retraite pas ou peu remplacés ?

Au fil de leurs explorations du département, Gérard et Béatrice se rendent compte que les éleveurs de moutons continuent de tondre leurs bêtes l’été venu mais que la laine est devenue un déchet inutilisable. Il n’y a plus aucune filature pour la traiter. En revanche il reste des bâtiments qui tournent lentement à la ruine, des ateliers où les vieilles machines rouillent. Alors l’idée germe comme une plante vivante, un développement organique qui s’enracine dans les esprits : « Si on essayait de faire redémarrer cette activité ? On pourrait s’installer, remettre de la vie, donner un débouché aux éleveurs … ». Ils en parlent autour d’eux. On les regarde comme des extra-terrestres : comment pourraient-ils faire quand la désertification est une loi d’airain de la modernité ? Mais Gérard, Béatrice et leurs amis ont une tournure d’esprit un peu étrange. Quand on leur dit que ce n’est vraiment pas possible, ça leur donne l’envie irrépressible d’essayer, d’essayer quand même, d’essayer malgré tout.

Ils achètent donc ces bâtiments dégradés, ces machines antiques. Ils vont chercher les ouvriers en retraite : si on remettait ces machines en état, si vous nous appreniez à nous en servir ? Ils font la tournée des agriculteurs : si on vous la prenait votre laine pour la filer, pour la tisser, vous marcheriez ? Et cette idée qui a germé dans leurs esprits de révolutionnaires discrets s’enracine autour d’eux. Les bâtiments sont remis en état, les machines sont révisées. Les pièces manquantes sont recherchées dans les autres filatures qui parsemaient ce département ou les zones voisines. Quand elles se révèlent introuvables, elles sont fabriquées par le ou les mécaniciens de l’équipe. La roue du moulin se remet à tourner et bien sûr il y aura une microcentrale sur le torrent. Les premières laines arrivent, tondues par Ardelaine. Elles sont lavées, cardées, teintes, tissées transformées en matelas, en couettes, en coussins. Ardelaine est née, Ardelaine travaille, il y aura fallu une dizaine d’années entrecoupées de travaux purement alimentaires, au revenu aussitôt investi dans ce lieu improbable.

Naturellement, pas question de se mouler dans les formes de l’entreprise ordinaire avec sa hiérarchie des compétences et des salaires : Ardelaine choisit le statut de coopérative et va jusqu’au bout de cette logique. Mêmes salaires, polyvalences méthodiquement développées (pas la méthode du rationalisme organisationnel froid, la méthode de l’empathie, du débat, de la recherche de la solution sur laquelle tous s’accorderont). Evidemment pas question de s’en remettre au commerce traditionnel pour diffuser cette production. Le circuit court est choisi, la vente par correspondance, aujourd’hui naturellement aussi sur internet, la présence sur les lieux de rassemblement alternatif, les salons Marjolaine et autres manifestations de ce type. Le premier noyau de coopérateurs : les jeunes, qui ne sont plus aussi jeunes, qui ont travaillé saison après saison sur le chantier de résurrection du hameau isolé et qui aiment cette continuité.

Autarcie technique, cercles concentriques qui s’élargissent progressivement dans une relation de grande fidélité, par lente contagion de travailleurs, d’agriculteurs, de clients. Ce choix s’est formalisé lentement, conforté par son succès raisonné. On n’est pas dans les rythmes de croissance de start-up mais on croît régulièrement, sûrement, évitant les pièges de la dépendance financière. L’activité première se diversifie progressivement vers le vêtement, utilisation valorisante de cette matière première durement arrachée aux hivers redoutables, aux étés brûlants. Ce serait trop simple (mais peut-être un peu compliqué pour trouver ceux qui les fabriqueront) de faire ces vêtements sur place.

Valence n’est pas trop loin avec ses zones industrielles et artisanales et sa main d’œuvre disponible. Mais Ardelaine ne veut pas s’installer dans un milieu aussi banal. Il y a des ZUP désespérément privées d’emplois, pourquoi ne pas y aller ? Tout le monde dit à Ardelaine « Vous n’y pensez pas, ce n’est pas possible ». C’était la formule à ne pas employer : elle suffit à leur donner la volonté résolue de montrer que justement, oui, c’est possible. Alors l’atelier de confection va s’installer dans une de ces ZUP, semblables à toutes ces zones à problèmes qui quadrillent la France de nos urbanistes modernistes qui fabriquent de la délinquance et du désespoir dans des cages à lapins. Ardelaine n’embauche pour son atelier que des habitants de la ZUP. Mais elle ne se contente pas de couper, coudre ses tissus. Non, elle s’occupe de changer aussi le cadre de vie de la zone. Des petites astuces suggérées aux services techniques de la ville pour que les rodéos ne puissent plus se déployer. Des plantations faites par les habitants eux-mêmes qui deviennent un vaste jardin d’un hectare totalement approprié par ses voisins et jamais vandalisé.

Tout cela n’est pas issu d’une théorie soigneusement formulée mais d’une logique du vivant, une idée en entraînant une autre, une réalisation faisant naître un nouveau besoin auquel il faut répondre dans la même logique. Les clients viennent sur place choisir leur achat. Très bien. Après cette route ils ont faim, ils ont soif. Alors on fait un restaurant, un peu vrai restaurant avec les produits du pays, fruits, légumes, agneaux, un peu restauration rapide mais même qualité de produits pour ceux qui ne veulent pas s’arrêter trop longtemps. Un hôtel pourrait suivre, pourquoi pas ? Ce travail de la laine s’inscrit dans l’histoire séculaire de ce territoire. Pourquoi ne pas la montrer aux visiteurs : deux espaces muséographiques sont installés, montrant ce développement amorcé dans l’Antiquité, développé au Moyen-Age dans des courants d’échanges internationaux, son évolution vers une vraie structuration industrielle au XVIIIe et XIXe siècles avant la grande décadence des après-guerres. Un restaurant, il lui faut une cuisine qui est évidemment surdimensionnée pendant les saisons creuses. Son matériel est ouvert aux agriculteurs, aux bouchers et charcutiers des environs qui viennent y faire leurs confitures, leurs pâtés, leurs caillettes qui seront vendus à la boutique qui jouxte le restaurant, boutique qui offre aussi les livres qui retracent ces multiples expériences ou qui s’inscrivent dans cette mouvance de pensée.

De nouvelles étapes sont en maturation. Des projets de participation à la restauration du lavage de laine en France, sur le point de fermer ? Jusqu’au faut-il aller dans cette logique de développement endogène ? Peut-on grandir, être soumis comme tout le monde à des contraintes économiques croissantes et rester fidèle à ce modèle originel, pas dans le discours mais dans une vraie pratique au quotidien aux antipodes du management par directeurs financiers, contrôleurs de gestion et tableaux de bord ? Y a-t-il dans la France d’aujourd’hui suffisamment d’appétence pour ces choix de développement durable, d’une consommation différente de celles que proposent chaînes de téléachat, sites marchands qui pullulent sur la Toile, produits alimentaires dopés aux néonicotinoïdes et aux perturbateurs endocriniens, textiles échappés aux effondrements du Rana Plaza ? Voilà les questions, les espoirs auxquels renvoie Ardelaine dans sa modestie persévérante et efficace.

 

Cet article de Wenceslas Baudrillart est paru en septembre dernier sur le site de Démocratie 2012

 

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Universitaire spécialisé en finances publiques (et en histoire des idées politiques), je suis appelé au ministère du Travail en 1974 pour y créer un département d’études permettant d’adapter le budget à l’explosion du chômage. Très vite oubliées les joies subtiles du droit budgétaire et du droit fiscal, ma vie professionnelle se concentre sur les multiples volets des politiques d’emploi et de soutien aux chômeurs. Etudes micro et macro économiques, enquêtes de terrain, adaptation des directions départementales du travail à leurs nouvelles tâches deviennent l’ordinaire de ma vie professionnelle. En parallèle une vie militante au sein d’un PS renaissant à la fois en section et dans les multiples groupes de travail sur les sujets sociaux. Je deviens en 1981 conseiller social de Lionel Jospin et j’entre en 1982 à l’Industrie au cabinet de Laurent Fabius puis d’Edith Cresson pour m’occuper de restructurations, en 1985 retour comme directeur-adjoint du cabinet de Michel Delebarre. 1986, les électeurs donnent un congé provisoire aux gouvernants socialistes et je change de monde : DRH dans le groupe Thomson, un des disparus de la désindustrialisation française mais aussi un de ses magnifiques survivants avec Thales, puis Pdg d’une société de conseil et de formation et enfin consultant indépendant. Entre-temps un retour à la vie administrative comme conseiller social à Matignon avec Edith Cresson. En parallèle de la vie professionnelle, depuis 1980, une activité associative centrée sur l’emploi des travailleurs handicapés qui devient ma vie quotidienne à ma retraite avec la direction effective d’une entreprise adaptée que j’ai créée en 1992.