par David Askienazy, Antoine des Mazery
« L’entreprise libérée » est-elle la réponse aux nombreux problèmes de choix d’organisation et de management ? David Askienazy et Antoine des Mazery, deux consultants résolument attachés au travail concret apportent leur réponse. Comment articuler la prise des décisions et leur mise en oeuvre, qui doit faire quoi ?
La fin des entreprises X : une erreur de prédiction
A la page 380 de leur petit livre jaune « Liberté & Cie », Isaac Getz et Brian M. Carney posent la bonne question : « pourquoi la prédiction de Mc Grégor, en 1950, annonçant qu’en moins de 10 ans toutes les entreprises X auraient disparu ne s’est-elle jamais réalisé ? ». Rappelons brièvement de quoi il retourne. Douglas Mc Gregor, professeur au MIT de 1937 à 1964, distingue deux façons de diriger une entreprise. La « théorie X » et la « théorie Y ». Les entreprises suivant la théorie X privilégient la directivité et le contrôle. Elles prennent comme postulat que l’Homme n’aime ni travailler, ni prendre des responsabilités. Les entreprises suivant la théorie Y partent du postulat inverse : l’Homme aime autant travailler que se reposer, il accepte les responsabilités et est motivé par la possibilité de se développer dans son travail. Ces entreprises laissent donc leurs salariés libres de prendre des initiatives, au lieu de leur dire comment faire leur travail. Dit autrement, la théorie X induit un management directif, appelé dans le langage managérial courant le « top down ». La théorie Y induit un management participatif, que d’aucun nomment le « bottom up ».
L’entreprise libérée peut être considérée comme la forme aboutie de l’entreprise Y. Pourquoi, malgré les intérêts qu’elle présente (avancés sur les 379 premières pages du petit livre jaune), n’a-t-elle pas supplanté le modèle directif ? Pour tenter de répondre, laissons de côté les postulats précités. Nous pourrions débattre des heures de ce qui caractérise ou pas la nature humaine, sans jamais nous éloigner de stériles discussions de café du commerce. Ecoutons plutôt ce que nous disent les acteurs des entreprises, dirigeants et salariés, des pratiques de type « X ou « Y ». Nous avons travaillé avec des centaines d’entre eux ces 25 dernières années.
Le management directif séduit les dirigeants
Penchons-nous pour commencer sur les entreprises qui managent leurs opérations et leurs projets en mode « top down ». Deux grandes raisons motivent, chez leurs dirigeants, cette façon de faire. La première est de rester maître de ses choix. Les dirigeants des entreprises X pensent qu’en « faisant participer » leurs collaborateurs à la prise de décision, les décisions pourraient, in fine, ne plus être exactement celles qu’ils souhaitaient. La seconde : garder la maîtrise du temps. Or, « faire participer » exige un minimum de temps. Pour les dirigeants, cela signifie allonger les délais de réalisation, ce qu’ils cherchent précisément à éviter.
L’entreprise X a de beaux jours devant elle. Dans un monde ou les organisations sont de plus en plus complexes, avec des environnements évoluant de plus en plus vite et une pression toujours plus forte des donneurs d’ordres pour obtenir des résultats rapides, le mangement « top down » séduit naturellement les décideurs.
Et pourtant… Le management directif ne produit jamais, ou presque, les résultats attendus. Deux raisons à cela. La première ? Les possibilités offertes par les jeux de réseau et les espaces d’autonomie des acteurs, pour contourner ou dénaturer les décisions, sont immenses. Et la complexité de plus en grande des entreprises, que nous venons d’évoquer, offre à ces acteurs de plus en plus de marge de manœuvre pour ce faire. Michel Crozier aurait dit qu’on ne manage pas l’entreprise par décret !
La deuxième est que les collaborateurs savent une chose que le décideur ne sait pas, et qui est capitale pour prendre une décision efficace : la réalité du terrain. Pour ne pas se tromper, le décideur a ainsi tout intérêt à recueillir l’avis de ses collaborateurs avant d’entériner toute décision. Il a surtout intérêt à demander à ses équipes des propositions concrètes permettant d’adapter ses décisions aux réalités pratiques de l’exercice de leurs métiers. S’il ne le fait pas, ses équipes traineront des pieds au moment d’appliquer la décision. Certaines (c’est selon le tempérament de chacun) s’emploieront à l’inverse à les appliquer avec zèle ! Dans les deux cas, la machine en sera immanquablement grippée.
Ce point mérite d’autant plus d’attention que, ces dernières années, mondialisation et concentrations d’entreprises ont augmenté la distance qui sépare les centres de décision et d’exécution. L’éloignement entre les décideurs et le terrain s’est accru, augmentant le risque de produire des décisions désincarnées aux yeux de ce qui doivent les appliquer.
Le management participatif peine à s’affirmer
Venons-en à la question du management participatif. Ce modèle a du mal à s’imposer. Pas seulement parce que les dirigeants s’accrochent au management directif. La cause est aussi à chercher dans l’absence d ‘efficacité du mode de management « bottom up ». Regardons les choses en face : l’histoire des organisations est pavée de démarches participatives qui se sont terminées en cul de sacs. Interrogez les salariés ayant concouru à de telles expériences. Beaucoup vous diront en être sortis perplexes. Bien sûr, sur le moment, ils ont apprécié l’espace de parole ou d’action qui leur a été offert. Mais, passé quelques temps, ils n’en ont pas vus les résultats tangibles. Ils s’interrogent alors sur l’objet réel de la démarche : n’était-elle pas une simple opération cosmétique ? Ecoutons cette confidence faite par un opérateur à l’issue d’une séance de brain storming (il s’agissait de trouver des idées pour simplifier les processus dans le cadre d’une réorganisation des ateliers) : « Votre truc, c’est pour nous faire passer la pilule ».
Sondez également les salariés d’entreprises où les procédures sont peu nombreuses avec une grande tolérance à la prise d’initiative de chacun. Un grand nombre d’entre eux vous tiendrons des propos tels que « ici, avant de prendre une décision … », « c’est épuisant, il n’y a pas un manager qui avance dans la même direction », « c’est stressant, les choses sont jamais claires ».
De leur coté, nombre de dirigeants ayant joué la carte du participatif expriment également, a posteriori, leur déception. Les idées ou les propositions remontées du terrain leur ont paru en grande partie inapplicables ou incohérentes avec la route suivie par l’entreprise. Sans compter le temps effectivement perdu, dans d’interminables groupes de travail. « On s’est embourbé », « nous nous sommes piégés nous-même » entendons-nous parfois de la part de ces dirigeants, qui, conscients de cet impératif de faire « participer» le terrain pour prendre de bonnes décisions, s’étaient engagés dans un management « bottom up ».
Getz et Carney essaient d’apporter des réponses à ce mystère : pourquoi les entreprises Y ne gagnent-elles pas du terrain ? Qu’est-ce qui ne « prend pas ? ». Les auteurs insistent sur le fait qu’il existe des conditions de réalisation de la « libération » effective des salariés, qui ne seraient pas respectés. Leur livre n’en propose pas une liste exhaustive, mais les suggèrent au fil des pages. Trois d’entres elles émergent en particulier : « définir clairement la vision, la stratégie, la mission et les valeurs », « traiter les salariés en égaux », ou, et cette dernière raison tient à la personnalité même du dirigeant d’une entreprise Y, « avoir été soi-même été exaspéré par l’excès des procédures dans une expérience antérieure » (le dirigeant en question faisant alors de l’éradication de toute règle contraignante une affaire et un combat personnel au sein de chaque organisation qu’il dirige). Ces explications ont certainement du vrai. Mais Getz et Carney y consacrent finalement peu de place dans leur ouvrage.
Ni Top down, ni bottom up, mais une démarche interactive et structurée entre les décideurs et le terrain
De notre point de vue, la réponse aux défis managériaux de notre temps passe par une autre voie que le « top down » ou le « bottom up ». Celle d’un modèle interactif entre décideurs et terrain. Dans ce modèle, chacune des parties a un rôle cohérent avec sa place dans l’organisation. Les managers ont une position qui leur offre une vue d’ensemble sur les situations à traiter. C’est ce qui leur permet de tenir leur rôle : fixer le cap et décider. Ils ne sont pas « subordonnés à leurs équipes » comme le défendent les tenant de l’entreprise libérée (Et même s’ils l’étaient, l’histoire nous montre que cela ne garanti en rien la « libération » des équipes. Mais nous nous écartons du sujet …). En revanche, de leur emplacement ils ne sont en mesure de percevoir qu’à grands traits ce qui se passe sur le terrain. Leurs équipes, elles, a contrario, sont au cœur de l’action. Elles voient les événements de près. Elles connaissent les embuches et les ornières. Elles connaissent l’importance des détails, que ceux qui ont « décidé » ne peuvent pas voir justement. Elles doivent donc apporter leur touche aux décisions de leur manager, pour rendre ses décisions applicables, réalistes.
En pratique, un processus permanent d’aller-retour entre le décideur et le terrain va s’enclencher. Le premier va décider, puis « passer commande » au terrain : que faut-il compléter ou adapter dans ma décision pour qu’elle soit applicable ? Le terrain va alors se mettre au travail et apporter des réponses. La balle est alors à nouveau dans le camp du décideur qui fait alors un feed-back argumenté : donner le feu vert à telle proposition, demander à ce que telle autre soit retravaillée et pourquoi, etc. Il sécurise ainsi le maintien du cap. Puis le terrain reprend la main pour mettre en œuvre les solutions retenues. Ce faisant, il repère de nouvelles embuches, émet de nouvelles propositions pour y répondre, etc.
Les collaborateurs d’une entreprise n’attendent pas que leur patron soit « directif » ou « participatif ». Ils n’attendent pas de lui qu’il leur facilite la vie en définissant ou en abrogeant des règles. Ce n’est pas du tout le sujet ! Ils attendent de lui deux choses : primo, qu’il prenne des décisions, secundo, que ces décisions soient applicables au niveau où elles s’exécutent. Et le seul moyen de respecter cette deuxième attente, c’est que leur manager vienne les voir et leur pose simplement la question : que faut-il enlever ou ajouter à ma décision pour que tu puisses l’appliquer intelligemment ? C’est aussi comme cela, plus que par des démarches abstraites de type « chartes de valeurs », que les managers vont gagner la confiance du terrain.
Ce modèle présente une autre vertu : il rassure à la fois les dirigeants (je garde la maitrise de mes choix) et les collaborateurs (mes dirigeants sont au contact du terrain). Il est appropriable et accessible pour tous.
A vos crayons…
Pour sortir du mode de fonctionnement des entreprises X, il ne faut donc pas viser le mode Y. Il produit un effet boomerang qui vous ramène directement à la case départ : celle du X. Les entreprises doivent instaurer en leur sein un modèle managérial fondé sur un dialogue structuré entre ceux dont le rôle est de prendre des décisions, et ceux dont le rôle est de les mettre en œuvre. Mais terminons cet article par une touche … participative ! Prenez un crayon, et tracez sur une feuille blanche une forme qui traduirait le modèle itératif que nous prônons. A quoi arrivez-vous ? Au titre de cet article … Le W évoque par sa forme même les nécessaires allers et retours.
Pour en savoir plus
David Askienazy et Antoine des Mazery viennent de publier « Réconcilier les décideurs et le terrain », GERESO, 2015
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