Le titre du film de Malek Bensmaïl « Contre-pouvoirs » exprime parfaitement le rôle que joue El Watan et l’enjeu que représente l’indépendance du quotidien algérien. En immersion dans la rédaction du journal pendant les semaines qui précèdent la réélection d’Abdelaziz Bouteflika en 2014, le documentariste algérien réalise un grand film. Il ne sera pas diffusé en Algérie, raison de plus pour s’y précipiter dans les salles françaises qui le projetteront !
Le métier de journaliste.
Malek Bensmaïl nous offre une plongée au sein d’une rédaction au plus près du travail des journalistes et autres professionnels qui « fabriquent » le journal. Enquêter, vérifier ses sources, s’assurer de la fiabilité du correspondant, ne pas se tromper dans le choix du bon angle, discuter encore et encore sur les interprétations possibles d’une information, trouver le titre qui accroche et qui est sincère, réaliser le dessin qui fera rire et réfléchir à la fois, choisir le mot juste, débusquer une faute, corriger jusqu’à la fin. Toutes les étapes de la fabrication, y compris l’impression dans les imprimeries du journal, sont filmées, sans commentaire superflu, avec empathie toujours et humour quelquefois.
L’indépendance éditoriale, consubstantielle du rôle de contre-pouvoir démocratique, est affaire d’indépendance financière -El Watan, qui appartient à 18 journalistes, est privé de la publicité des grands annonceurs par l’ANEP, la régie nationale officielle – mais aussi d’indépendance d’esprit, de capacité intellectuelle et matérielle, à enquêter en toute honnêteté et à former son jugement, son point de vue, son interprétation. Le film est aussi animé que les discussions entre journalistes ou en conférence de rédaction. Les débats sont vifs, drôles souvent, amicaux toujours. Seule l’heure du bouclage et l’urgence de terminer son article y mettent fin. Lorsque le point de rupture approche, que la « dispute » entre celui qui fait sa prière et celui qui arbore un badge avec une faucille et un marteau, se tend, la passion du foot -et du Barça- les réconcilie, jusqu’à la prochaine controverse ! Et chaque jour un journal sort, informe, analyse, prend position.
Chaque jour n’est pas exact. Depuis sa création en 1990, le journal a été suspendu à six reprises pendant la « décennie noire », interdictions qui ont failli le faire disparaître. Le directeur de la publication, Omar Belhouchet, a du se présenter près de 200 fois au tribunal en près de 25 ans. A chaque fois les juges, dans un même mouvement, lui expriment leur sympathie et le condamnent !
A ce jour, El Watan est le premier quotidien en langue française, quatrième journal d’information générale derrière trois titres arabophones. Il est considéré comme le quotidien de référence. À l’occasion de son vingtième anniversaire en 2010, El Watan a publié un dessin de son caricaturiste Hicham Baba Ahmed (Le Hic) qui résume ces vingt ans : « El Watan est né sous Chadli, a espéré sous Boudiaf, a résisté sous Zéroual et a survécu sous Bouteflika ».
Une élection dans un fauteuil
Il y a une deuxième raison d’aller voir ce film. On y apprend beaucoup sur l’Algérie. On y apprend sur le pouvoir au sommet de l’Etat et le scandale qu’a représenté pour de nombreux algériens la candidature d’un homme malade, qui ne peut physiquement pas faire campagne. El Watan titrera alors qu’il est déclaré élu pour un quatrième mandat avec plus de 80% des voix : « Bouteflika élu dans un fauteuil ». D’autres pratiques politiques, le clanisme, le clientélisme, l’opacité de la prise de décision, le mystère qui préside aux honneurs et aux discrédits sont connues. Ce qui l’est moins c’est la force avec laquelle elles sont quotidiennement dénoncées en Algérie.
On y apprend aussi sur l’économie, sur la rente tirée des hydrocarbures qui permet d’acheter la paix sociale sans considération de l’avenir et dans le déni de la chute du cours du pétrole. Les difficultés à percer l’opacité des entreprises nationales et en particulier de la Sonatrach, le tout puissant groupe pétrolier aux 150 filiales, semblent insurmontables. On y apprend aussi que les locaux que El Watan se fait construire pour se développer et conforter son indépendance, le sont par des entreprises chinoises et des ouvriers venus de l’Afrique Sub-saharienne et que le chantier commencé il y a quinze ans n’est toujours pas terminé…
L’Algérie va mal. Elle va d’autant plus mal que nous ignorons ce qui va bien, le travail et les convictions des journalistes d’El Watan par exemple. Nous avons beaucoup à gagner, en France comme en Algérie, à nous connaître mieux. Notre proximité géographique, la colonisation, 130 années d’histoire commune, une guerre meurtrière et dont l’histoire n’est pas écrite, l’accueil des rapatriés, pieds-noirs et harkis, puis des travailleurs algériens, ont laissé plus d’appréhension que de compréhension. Mais c’est une autre histoire.
Pour en savoir plus
L’Ina a édité en 2012 un coffret DVD regroupant ses films récents, sous le titre « Malek Bensmaïl, un regard sur l’Algérie d’aujourd’hui ». Il a réalisé Ulysse, le brûleur de frontières et la mer blanche du milieu pour l’exposition inaugurale Méditerannées/ Marseille, capitale culturelle de l’Europe 2013, un film sous forme de voyage qui dresse un portrait du nouvel ordre économique, politique et social du bassin méditerranéen.
Sortie de Contre-pouvoirs en salles prévue le 27 janvier.
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