Quels mots choisir quand une sombre actualité internationale accapare nos réflexions ? Je ne parle pas des mots utilisés par les régimes autoritaires en raison du pouvoir hypnotique qu’ils leur prêtent sans souci de leurs liens avec la vérité et avec leurs engagements. Je pense aux mots que nous utilisons, quelquefois sans y prêter attention, et qui caractérisent les époques successives que nous vivons. Ces mots qui disent à la fois nos attentes et nos peurs.
Longtemps le terme de progrès a occupé toute la place. Il associait jusqu’à les confondre démocratie et croissance, abondance et liberté. Il a fallu plusieurs décennies pour que « Les limites de la croissance » (1972) et « Les dégâts du progrès » (1977) relèguent le mot et les croyances heureuses qui allaient avec au rayon nostalgie. Nostalgie « heureuse » pour le dire avec Amélie Nothomb à propos de son enfance au Japon, mais plus souvent regrets d’un passé mythifié, d’un âge d’or qu’il nous faudrait retrouver. Take back Control disaient les partisans du Brexit. MAGA, répètent les trumpistes fanatisés.
La crise a dominé les décennies à cheval sur les 20e et 21e siècle. Il serait plus juste de parler des crises. Elles sont financières, politiques, sociales, géopolitiques, climatiques, sanitaires, sans oublier la crise des « grands récits » qui donnaient de la cohérence à nos existences, remplacés par les petits récits du story telling. Ces crises, soudaines, brutales, sont malgré tout destinées à être surmontées avec l’aide éventuelle d’une bonne « communication de crise ». Des solutions se discutent et permettent d’envisager un retour à un état proche de celui d’avant la crise, « au bout du tunnel ». Mezza voce, il n’était pas interdit de parler de progrès. Les crises étaient comme des passages obligés. Elles n’affectaient pas la marche globalement ascendante de l’histoire.
Plus récemment, tout changement est devenu « transition ». Fanny Lederlin dans son livre Critique en crise. Comment prétendre changer le monde aujourd’hui, note « Désignant le passage à l’économie de marché de pays anciennement communistes, la transition s’est ensuite appliquée à toute forme de changement politique, social, économique ou technologique. Comme si l’humanité mondialisée était désormais unanimement portée par un mouvement à sens unique ». La critique écologique s’est emparée du mot pour décrire ce mouvement déjà en cours et contenant sa propre finalité. En ce sens, la transition apparaît comme « un concept non révolutionnaire, mais aussi comme un concept non politique » et finalement potentiellement « anesthésiant ». Il justifie une approche planificatrice de la question écologique. Il faut s’adapter aux transitions, seule la vitesse d’exécution et la gestion appartiennent à la décision et à l’action humaine. Il est aisé d’en rabattre et de repousser les échéances programmées.
Quelques autres mots ont bien tenté de s’introduire, mutation, métamorphose, bifurcation, sobriété. Ils peinent à sortir des livres qui en développent l’intérêt et la valeur. D’autres, comme populisme ou illibéralisme, bénéficient du flou qu’ils entretiennent, mais ne nous aident pas beaucoup.
Plus récemment, c’est une métaphore qui s’est imposée comme « concept-maître ». Nous serions maintenant à un point de bascule, sur le seuil de bouleversements dont les conséquences seront irréversibles. L’expression est d’abord apparue dans le domaine environnemental, climatique, celui de la biodiversité. Il qualifie maintenant tous les domaines d’activité, en particulier géopolitiques, idéologiques, politiques, technologiques. Avec les guerres en cours, l’extinction de très nombreuses espèces ou l’IA générative, nous franchissons des seuils et nous basculons dans un autre monde dont on ne connaît pas grand-chose, sauf qu’il est inquiétant. Le point de bascule, c’est ce moment où littéralement nous perdons l’équilibre et tombons par terre ou dans le vide. À moins qu’un appui permette notre rétablissement. Et nous voilà de nouveau d’aplomb.
La gravité de la situation internationale et les menaces sur les conditions d’habitabilité de la terre exigent que nous cherchions des appuis. J’aurais aimé écrire que bien sûr le droit et les institutions internationales étaient cet appui qui nous empêcherait de basculer dans le vide. Ce n’est pas le cas. Je pense plutôt à ceux auxquels notre revue Metis Europe contribue depuis plus de 15 ans, la solidarité européenne et le travail. Ce n’est le moment ni de brandir des exceptionnalités nationales ni de repousser à plus tard les transformations du travail et du management. Les politiques sociales et écologiques ne sont pas un luxe pour les époques paisibles. Le travail peut être émancipateur lorsqu’il est coopératif, reconnu matériellement et socialement, lorsqu’il accorde les compétences et la valeur de ce à quoi il contribue. L’économie de guerre proclamée ne doit pas signifier régression sociale ou suspension des débats démocratiques. La « force d’âme » dont il est dit qu’elle en est un ingrédient nécessaire, se nourrit de justice, de justice sociale, de justice fiscale, de justice environnementale. Car sinon, pour paraphraser la phrase que l’on prête à Winston Churchill lorsqu’on lui proposait de couper les crédits de la culture et de la Royal Academy : « Mais alors, pourquoi nous battons-nous ? ».

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