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Pourquoi parler du livre « Les irremplaçables » de Cynthia Fleury (Ed. Gallimard) dans les pages de Metis ? Parce que cet ouvrage nous invite à reprendre possession de notre individuation, notre identité, notre engagement, tout en veillant à nous inscrire dans une interdépendance sociale. C’est un livre de philosophie politique qui concerne toutes les facettes de notre vie privée et sociale, dans la cité et dans le travail.

 

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Cynthia Fleury est philosophe et psychanalyste, professeur à l’American University of Paris, membre du Comité consultatif national d’éthique, membre du think tank de la Fondation Nicolas Hulot pour la nature et l’homme, partie prenante de la chaire de philosophie à l’hôpital de l’Hôtel-Dieu à Paris… Elle multiplie les activités et, pourtant, multiplie les points d’appui d’une pensée lumineuse et accessible. Ce qu’elle dit de notre société est précieux parce que, au-delà du constat de ses dérives, elle donne des clés pour nous penser en tant qu’individus libres et agissants, permettant l’État de droit de la même façon que l’État de droit nous permet d’être ces sujets libres et agissants. Il est question d’individuation, de pouvoir, d’autorité et de discipline, de transmission, de démocratie. Cynthia Fleury fait appel à Foucault, Platon, Jankélévitch, Nietzsche, Lacan, La Bruyère, Kant, Bergson, Arendt, Orwell, Barthes, etc.

Résumer le propos de son livre, tout clair qu’il soit est forcément réducteur. Je m’y engage tout de même espérant ne pas le trahir et surtout donner envie de le lire dans son texte.
Cynthia Fleury part des maux de notre société. « Les années passent et se ressemblent. En apparence, rien n’est plus à sa place. Rien n’a plus de place. La modernité ne serait-elle qu’une plaisanterie tant les changements produits se délitent sous l’analyse critique, et laissent apparaître sous leur fulgurance la rémanence de leurs archaïsmes ? Certes l’immense chemin que produisent (…) les littératures (…) dit quelque chose de la modernité, au sens où l’homme y invente un peu de sa liberté. Mais Il subsiste toujours dans le monde social, cette passion pour le « pouvoir » comme s’il était l’autre nom du Réel. »

Le premier temps de l’essai ouvre les voies de l’individuation – à ne pas confondre avec l’individualisme qui, lui, est mortifère pour la société et le collectif – grâce à laquelle chacun parvient à prendre conscience de son irremplaçabilité alors qu’elle est continuellement bafouée par la société. « Si personne n’est indispensable, chacun est irremplaçable » (Christopher Hodgkhson).
Trois grands seuils rendent possible cette individuation :
• l’imagination vraie. « L’imaginatio vera est la faculté des seuils, qui traverse les frontières du sensible et de l’intelligible et qui conduit la progression éthique d’un individu. »
• le prix de la douleur. « Le pretium doloris ou la question du prix de la douleur, à entendre comme ce que l’homme est prêt à payer et à connaître comme risques pour accéder au Réel, et aux formes de vérité qu’il suppose. »
• la force comique ou « La vis comica désigne une force métamorphique, révolutionnaire, qui renverse une situation sans faire tomber personne pour autant. (…) Tout le monde a la tête à l’envers et découvre par l’effet de déplacement produit une connaissance libératrice. »
Ces trois moments expliquent comment l’individu peut engager un processus de subjectivation, qui lui donnera le sentiment d’être agent, ou responsable de sa vie et par conséquent en fera un irremplaçable. L’irremplaçable est, dans le même mouvement, sujet actif, responsable, engagé. Il a besoin de l’autre pour se construire. Le récit de chacun et le récit collectif se tissent et s’alimentent.

La deuxième partie traite de la déconstruction de la notion de pouvoir. Dès lors que l’individuation est rendue possible, « existe-t-il des conditions légitimes d’exercice du pouvoir ? ». Il s’agit de la déconstruction non du pouvoir mais du dogme du pouvoir, du pouvoir en tant qu’idole, alors que comme le dit Foucault cité par l’auteur « le pouvoir est de nature circulatoire ». Chacun participe au grand théâtre social qu’est le pouvoir mais c’est un simulacre et le secret de ce simulacre c’est son usurpation. Faire ce travail d’individuation amène à s’interroger sur les conditions d’exercice du pouvoir et à le rejeter si elles ne sont pas légitimes. S’individuer, c’est sortir de son état de minorité (« c’est la vieille question du « connais-toi toi-même » entravée, l’inversion de souci de soi, l’oubli de soi en somme, ou encore la servitude volontaire au sens de La Boétie »). « Si l’exploitation capitalistique génère si peu de révoltes, ce n’est pas parce qu’elle ne suscite pas de polémique, voire de rejets. Mais parce qu’elle capte, plus encore que les richesses, l’attention des individus. ». L’individu doit se réapproprier son être agissant, son temps, sa langue. « Toute tentative de désindividuation prend appui sur la déverbalisation », rappelons que Cynthia Fleury est également psychanalyste. « Plus la parole proférée est celle d’un individu appartenant au groupe – social, culturel, économique – dominant, plus elle fait ordre pour tous, réalité et vérité. »

« Penser par soi-même n’est nullement antinomique de la nécessité de s’inscrire dans la transmission ». Cynthia Fleury rappelle que l’enfant et, plus généralement, celui qui s’engage dans le processus de sortie de l’état de minorité, se construisent grâce à un « tiers créateur ». « En somme, il faut trouver cet autre qui assurera une grande part de la fonction créatrice de nous-mêmes » en prenant garde toutefois de déjouer le piège qui ferait que cet autre ne fasse rien d’autre que nous maintenir en état de subordination. Se référer à l’histoire est utile ici parce qu’elle nous rappelle que l’homme a eu – un jour – la capacité de se libérer et de penser par lui-même. « L’histoire sert aussi à cela : à rappeler que l’individuation a eu lieu, que si elle est une création journalière, elle n’en demeure pas moins principielle, et de toute éternité présente, comme la potentialité même de l’homme… ». Intervient alors la notion de pouvoir qui « doit être analysé comme quelque chose qui ne fonctionne qu’en chaîne » selon Foucault. Il n’y a pouvoir de l’un que si les autres y consentent. Or devenir irremplaçable suppose de ne pas s’inscrire dans la reconnaissance du pouvoir, « de ne croire en aucun statut » qu’il soit celui de maître ou d’esclave. C. Fleury décrit notre société comme étant soumise à la philosophie de l’évaluation, notamment dans le travail. « Le travailleur n’est plus un nom mais un chiffre, une catégorie dans un tableau, que l’on surveille et sanctionne. Aucune forme de capitalisation n’est alors possible… dans la mesure où pour capitaliser il faut revendiquer une propriété intellectuelle, un droit d’auteur, un « nom » en somme. » Ainsi, la société chosifie les individus et fait disparaître leur irremplaçabilité. Le travailleur est soumis à une injonction contradictoire : il faut être quelqu’un et en même temps être flexible.

La dernière partie de l’ouvrage est consacrée à l’éducation qui « … si intime soit-elle reste l’entreprise publique majeure … dans la mesure où elle consolide la qualité du projet politique en tant que projet de la raison humaine ». L’éducation à l’individuation demande du soin et de la discipline, elle dure la vie entière, elle est « circulation dans le temps historique, vers le passé qui nous structure, vers le futur qui nous inspire. ». L’individuation, qui n’est pas l’individualisation, demande de l’interdépendance sociale. « La question est alors de combiner ce qui ne devrait pas l’être : et plus d’individus et plus de solidarité sociale ». C. Fleury reprend la notion de division du travail selon Durkheim dont « le plus remarquable effet n’est pas qu’elle augmente le rendement des fonctions divisées mais qu’elle les rend solidaires ». Il s’agit précise toutefois C. Fleury que les individus détiennent la finalité de cette division du travail : « qu’en est-il de la solidarité des travailleurs lorsqu’ils sont étrangers à l’objet final produit par leur travail ? ». Ainsi, le défi de notre société aujourd’hui est de faire coexister individuation et solidarité. « Nous sommes à un point inédit de l’Histoire où la société des individus refait lien avec la notion collective, où elle comprend comment une qualité d’individuation nécessite un apport collectif, et, où pour la première fois également, le collectif, voire l’État de droit comprend la valeur de l’individuation et son rôle protecteur envers sa propre durabilité. »

L’ouvrage de Cynthia Fleury ouvre sur ce projet de réinvention d’une société démocratique faisant la part à la liberté et à la solidarité, permettant à l’individu d’exister et d’agir tout en s’inscrivant dans un projet politique qui s’émancipe de la fascination envers l’idole du pouvoir.


Cynthia Fleury, Les irremplaçables, Gallimard, 2015

 

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Fanny Barbier, éditrice associée au sein de la Smart Factory d’Entreprise&Personnel (réseau associatif qui mobilise, au service de ses adhérents, les expertises de consultants RH et la recherche en sciences humaines). Elle étudie en quoi les évolutions de la société ont un impact sur le travail et les organisations et propose des pistes pour la transformation heureuse de ces évolutions au sein des entreprises. Elle dirige le service de veille et recherches documentaires d’E&P. Elle a co-créé et animé des think tanks internes au sein d’E&P, BPI group et Garon Bonvalot et publié de nombreux ouvrages et articles sur le travail et le couple travail/société.