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Dimanche matin 3 avril à Tunis. Dans le parc du Belvédère où je fais du jogging, un haut-parleur chante à tue-tête « Marlbourough s’en va t’en guerre » avant de passer à « Sur le pont d’Avignon ». C’est peut être un signe de la combativité et de l’unité du peuple tunisien qui se sont exprimées avec force après l’attaque des djihadistes à Ben Gardane le 6 mars. Daesch voulait diviser les Tunisiens ; c’est raté.

 

Tunis

À plusieurs occasions mes interlocuteurs dans les ministères ou dans la rue ont exprimé leur rejet absolu des terroristes que quelques éditoriaux assimilent à des animaux. En même temps, ils expriment leur solidarité avec l’Europe, avec la France. Plusieurs disent qu’ils sont autant européens qu’arabes.

L’unité du gouvernement, aussi, semble s’être renforcée. Malgré la scission du parti au pouvoir Nida Tounes qui a donné à Ennahdha, la majorité (relative) au parlement, le gouvernement n’a changé ni de composition ni de ligne politique. La coalition Nida Tounes / Ennahdha tient bon. Il est intéressant de voir le ministre de l’Éducation et celui de la formation professionnelle et de l’emploi travailler de concert alors qu’ils sont l’un et l’autre une figure de proue de chacun des deux partis. La coalition maintient le cap sous la figure tutélaire du Président Beji Caied Essebsi – le fondateur de Nida Tounes – qui reste l’homme politique le plus populaire. Popularité qu’il soigne consciencieusement : quelques jours après l’attaque de Ben Gardane, il se rendait dans un bureau de poste afin d’envoyer un mandat du montant de la totalité de son salaire mensuel de président pour le soutien aux victimes.

Mais d’autres fléaux menacent la Tunisie. Vendredi dernier, je me rends au ministère de la Formation professionnelle et de l’Emploi. Sur le trottoir je suis accueilli par un groupe de manifestants qui hurlent à pleins poumons sous les fenêtres du ministre : « Nous voulons un emploi public ». Venus de Kasserine, une région à l’ouest de Tunis où ont éclaté des émeutes il y a deux mois environ, ces manifestants campent sur des matelas posés à même le trottoir. Le problème concerne toutes les régions du sud et de l’ouest, traditionnellement considérées comme défavorisées au profit des régions côtières.

La situation du marché de l’emploi pour les jeunes sortant de l’enseignement supérieur est dramatique dans le pays. Alors que le taux de chômage national a montré une tendance à la baisse en 2015, celui des jeunes diplômés (qui s’élevait à 14 % en mai 2005) a atteint 23 % en mai 2010 – sans doute l’un des détonateurs du Printemps arabe – et a même dépassé les 30 % en mai 2013 (43,5 % pour les femmes et 20,9 % pour les hommes). Il était également très élevé, quoiqu’à un moindre niveau, pour les diplômés de la formation professionnelle, à 27 % en 2013 (à 16 % parmi la population de niveau secondaire et moins de 5 % pour le niveau primaire). Même si la croissance reprend – on s’attend à 3,5 % en 2015 pour 2,7 % en 2014 – elle ne sera pas suffisante pour absorber cette main-d’œuvre qualifiée. Que faire des 600 docteurs en biotechnologie aujourd’hui demandeurs d’emplois ?

Ces questions sont au cœur de la conférence de clôture du dialogue national sur l’emploi organisée le 29 mars à Tunis et qui accueillait le secrétaire général de l’ONU, le directeur général de l’OIT et le président de la Banque mondiale. Une feuille de route a été tracée et des engagements forts ont été pris de la part du ministre et des bailleurs de fonds. Le monde entier voit bien que la Tunisie est une cible privilégiée pour le terrorisme islamiste, qu’elle reste le seul pays où le Printemps arabe continue à vivre, et que sa cause doit être défendue coûte que coûte. L’Union européenne n’est pas en reste. En effet, elle avait investi massivement dans les domaines de la formation professionnelle dans les années 1990 et 2000, elle a renforcé son action en 2010-2011 avec un programme destiné à lutter contre le chômage des jeunes diplômés et s’apprête à poursuivre son soutien avec de nouveaux appuis auprès des ministères de l’Éducation, de la formation professionnelle et de l’Enseignement supérieur.

Mais quelles mesures concrètes peuvent-ils proposer à court terme ? Le chômage avait baissé en 2014 suite à l’absorption massive de certaines populations (les blessés victimes de la Révolution, les travailleurs de la voirie, des catégories parmi les plus défavorisées de provinces éloignées) dans des services publics et des administrations ; mais cette politique ne peut pas être répétée chaque année. Les services publics sont saturés. Cependant, les mouvements d’étudiants et de chômeurs mettent en avant le « droit à l’insertion » pour tous les jeunes diplômés. Les programmes actifs de l’emploi mis en œuvre depuis 2011 ont surtout servi à donner des bourses sans améliorer l’employabilité des jeunes. Mal ciblés et mal préparés ils ont été très coûteux et ont été abandonnés au bout d’une année d’exercice.

Le chômage des diplômés est aussi la conséquence de la croissance hors de contrôle du système d’enseignement supérieur de l’époque Ben Ali, passant de 102 000 à 330 000 étudiants entre 1995 et 2005 et atteignant les 340 000 en 2013. La production d’ingénieurs, de master pro et de licences appliquées continue à croître à un rythme accéléré tandis que le système de formation professionnelle initiale ne recrute qu’environ 11 % d’une cohorte et ses effectifs diminuent d’année en année faute de candidats. À population égale, la Tunisie fabrique autant d’ingénieurs que la France, mais deux fois moins de bac + 2, 4 fois moins de bac pro ou équivalents et 5 fois moins de CAP.

Et la titularisation des travailleurs de la voirie n’a pas fait que des heureux. Notre chauffeur de taxi peste contre cette initiative du gouvernement révolutionnaire. Selon lui, sous Ben Ali, ces travailleurs étaient mal payés, travaillaient 12 heures par jour et marchaient à la baguette. Maintenant ils seraient payés deux fois plus en travaillant deux fois moins, d’autant plus qu’ils sont souvent en grève. Il peste également contre ces automobilistes qui ne savent pas conduire, ne respectent rien, font demi-tour en pleine rue : « avec Ben Ali, c’était l’amende et un mois de prison ». Ils sont nombreux ainsi ceux qui déplorent l’avant-Révolution. Ce guide qui me fait visiter le site archéologique de Carthage et se plaint de l’absence de touristes ainsi que du prix des tomates : 2 dinars le kilo (environ 1 euro), plus de deux fois voire davantage qu’avant la Révolution. Heureusement pour le guide il y a encore des Français, « les seuls qui s’intéressent vraiment à l’Histoire ». À Sousse également, les grands palaces à touristes font grise mine le long des plages de sable blanc désertes. Grise mine aussi parce que ce jour-là souffle un vent très fort du sud qui nous amène le sable du Sahara.

Il est vrai que le ramassage des ordures laisse à désirer et que la ville est plutôt grise et sale. Mais elle respire, elle vit, les terrasses de café sont remplies et les conversations vont bon train ; des foules joyeuses déambulent sur l’avenue Bourguiba et dans le centre-ville. La presse est libre et les commentateurs ne se privent pas. Cette liberté d’expression semble être l’acquis majeur de la Révolution. Malgré les regrets de mon chauffeur de taxi, je ne pense pas que la majorité des Tunisiens seraient partisans d’un retour à l’ancien régime. Pourtant, quelques voix, même haut placées, évoquent parfois l’idée de réconciliation nationale. Le matin du 20 mars, le jour du 60e anniversaire de l’indépendance, j’écoute France Inter et je tombe sur l’interview de l’ancien président de la chambre des députés. Il exprime sa foi dans la Tunisie démocratique mais aussi sa vigilance, vis-à-vis d’Ennahdha – qu’il ne croit pas nécessairement sur parole – ainsi que vis-à-vis des nostalgiques de Ben Ali. On lui cite le propos du porte-parole du gouvernement qui a, la semaine dernière, appelé à une sorte de réconciliation nationale. Il le qualifie d’irresponsable.

La ville offre un contraste saisissant entre les magasins de téléphonie mobile et de bureautique et les ateliers de petite mécanique automobile où les ouvriers s’activent sur les carburateurs et les embrayages de mobylettes d’un autre âge. Les stations-service aussi sont omniprésentes. La police est largement déployée sur les routes où les barrages filtrants sont nombreux. Mais on la voit très peu en ville où peu de signes manifestent la crainte de nouvelles attaques terroristes. Sauf peut-être le char bien campé derrière plusieurs rouleaux de barbelés et les soldats puissamment armés qui protègent l’ambassade de France, juste en face de la cathédrale Notre-Dame de Carthage.

 

À suivre…

 

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Ingénieur École Centrale promotion 1968. DEA de statistiques en 1969 et de sociologie en 1978. Une première carrière dans le secteur privé jusqu’en 1981, études urbaines au sein de l’Atelier parisien d’urbanisme, modèles d’optimisation production/vente dans la pétrochimie, études marketing, recherche DGRST sur le tourisme social en 1980.

Une deuxième carrière au sein de l’éducation nationale jusqu’en 1994 avec diverses missions sur l’enseignement technique et la formation professionnelle ; participation active à la création des baccalauréats professionnels ; chargé de mission au sein de la mission interministérielle pour l’Europe centrale et orientale (MICECO).

Une troisième carrière au sein de la Fondation européenne pour la formation à Turin ; responsable de dossiers concernant l’adhésion des nouveaux pays membres de l’Union européenne puis de la coopération avec les pays des Balkans et ceux du pourtour méditerranéen.

Diverses missions depuis 2010 sur les politiques de formation professionnelle au Laos et dans les pays du Maghreb dans le contexte des programmes d’aide de l’Union européenne, de l’UNESCO et de l’Agence Française de Développement.

Un livre Voyages dans les Balkans en 2009.

Cyclotourisme en forêt d’Othe et en montagne ; clarinette classique et jazz ; organisateur de fêtes musicales.