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Stéphane Geffroy n’est pas le moins du monde romancier, et c’est le fil même de sa vie d’ouvrier, de sa rude vie d’ouvrier dans un abattoir qui est la trame de son livre. Quand on prononce le mot « usine », on a le plus souvent aujourd’hui des images de robots, d’automates, de lignes de production impeccables. On n’aime pas trop penser à l’agro-alimentaire, et encore moins aux abattoirs, à la « tuerie », indispensable étape de la préparation et du conditionnement de ce que nous allons trouver dans nos assiettes. Metis vous invite à revenir sur cette lecture de mai 2016.

 

abattoir

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On n’entre pas à l’abattoir par vocation, ça ne s’est jamais vu. Ainsi pour Stéphane : des difficultés à passer le moment des épreuves écrites d’un CAP de plombier alors qu’il venait d’avoir la Médaille d’argent au concours du meilleur apprenti. Mais le scolaire ne suit pas. Il avait déjà renoncé à passer le CAP de menuisier, métier de son père et qu’il aimait, à cause de l’anglais : « on se demande pourquoi il y a de l’anglais pour être menuisier et pas pour être plombier »… Une proposition d’embauche en plomberie mais sur le mode « Tu viens lundi avec ton bleu et ton mètre pour huit heures ». Bizarre comme proposition de contrat de travail. Et puis l’abattoir de Liffré, dans la région de Rennes, cherchait des gars pour l’été. « C’était bien payé. J’y suis resté ».

Il faut lire la description de ce qu’est « la tuerie », avec sa chaine d’une trentaine de gars. C’est un travail des plus durs : très physique, les pièces de bœuf sont lourdes, les cadences imposées sont rapides, toujours plus rapides, au milieu d’odeurs acres, de sang et autres liquides sortant des animaux. « La dureté des conditions de travail n’est pas seulement physique – le bruit, les odeurs, les charges à porter, le sol glissant, la précision du maniement du couteau et les douleurs musculaires -, elle est aussi psychologique. C’est la vue du sang, la plongée dans un univers qui a quelque chose de primitif, comme la face cachée du monde quotidien ».

Les évolutions, les améliorations, il y en a peu mais il y en a, elles sont décrites finement pointant les multiples contradictions qu’on trouve dans toutes les organisations du travail : ainsi l’arrivée de femmes employées comme ouvrières a été encouragée par la direction (« et puis les syndicats s’étaient battus pour ça ») mais a paradoxalement contribué à détériorer les conditions de travail des hommes. Alors qu’avant les postes les moins durs étaient utilisés en alternance avec les postes très durs pour soulager les dos et les muscles, ils sont maintenant réservés aux femmes et les hommes doivent enchainer tous les postes difficiles à tenir. Heureusement il y a le halal : « on en fait un peu » et cela nous permet de souffler, car il faut nettoyer avant, le rythme rituel des opérations est plus lent, il faut nettoyer après : tout cela introduit un autre tempo et soulage un peu de l’effort quotidien. Mais les choses ne sont pas statiques, Stéphane décrit l’évolution, qu’il a encouragé comme délégué syndical, vers davantage de polyvalence qui permet de tourner sur des postes différents et d’atténuer certains problèmes physiques. « Chacun de nous fait au moins quatre ou cinq postes », les postes sont quotés en fonction de leur pénibilité.

Pourtant ce sont des métiers qui ont peu changé : « on ne peut pas informatiser les coups de couteau pour les adapter à chaque bête ». Le besoin de traçabilité et de respect sans faille de l’hygiène a certes fait bouger des choses, mais on y a perdu en convivialité et en amitié. Et puis il y a les nouveaux salariés, « les tâcherons, on les appelle comme ça parce qu’ils sont payés à la tâche, salariés d’une autre entreprise »… presque la moitié de l’effectif aujourd’hui… Qui a dit que l’on manquait de flexibilité ? Et puis il y a les femmes, et puis le syndicat, et puis La Vache bavarde, le journal du CE que tout le monde lit. Et puis il y a la vie de Stéphane Geffroy, qui, surtout après avoir écrit ce livre, « n’a pas envie d’être vieux à cinquante ans », une vie dans laquelle il y a bien d’autres choses. Alors lisez !

 

Pour aller plus loins :

– Maylis de Kérangal, Un Chemin de tables, collection Raconter la vie, Seuil, 2016
– Stéphane Geffroy, A l’Abattoir, collection Raconter la vie, Seuil, 2016
– Jean-Marie Bergère, « Raconter la vie : la parole de ceux qu’on n’entend pas » Metis, Septembre 2014
– Danielle Kaisergruber, « Raconter le travail », Metis, Juillet 2014
– Danielle Kaisergruber, « Un Chemin de table », Metis, Mai 2016

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.