par Steve Jefferys
Dans leur souhait de voir les syndicalistes anglais voter « REMAIN » au sein de l’Union Européenne, le Congrès des TUC (Trade Union Congress, confédération syndicale unique en Grande-Bretagne), ainsi que Jeremy Corbyn, le leader du Labour Party, ont pris pour argument le fait que les travailleurs anglais auraient actuellement leurs droits protégés par les Directives européennes. Quelle est la portée de cet argument ? Steve Jefferys, professeur émérite à la London Metropolitan University, livre son point de vue.
Pour répondre à cette question, il est nécessaire de revenir sur le contexte du droit du travail anglais. J’évoquerai ensuite l’impact des dix-neuf plus importantes directives européennes pour les salariés britanniques. Puis je conclurai en affirmant que l’argument-clé (bien que négatif) qui justifie une campagne en faveur du « REMAIN » est que les salariés anglais n’y trouveraient que des larmes à verser !
Royaume-Uni : un droit du travail faiblement protecteur
Le droit du travail est faiblement protecteur depuis les années 1980. Otta Kahn-Freund a montré de manière forte qu’il s’agissait d’une forme de « laissez-faire ». Les syndicats été suffisamment forts seulement de 1910 à 1980 pour assurer des protections contractuelles en négociant avec les employeurs anglais. « Il n’y a, peut-être, aucun pays dans le monde dans lequel la loi a joué un rôle aussi faible dans la structuration des relations professionnelles et dans lequel aujourd’hui la loi et l’institution judiciaire n’ont rien à faire des relations sociales » (1954). Les syndicats se sont opposés à l’intervention de l’Etat qui, pensaient-ils, ne pouvait qu’être plus favorable aux employeurs qu’aux salariés et les employeurs ont toujours été contre les décisions prises par la loi car ils craignaient que cela limite leurs prérogatives. Les accords collectifs au niveau national ou local ont été acceptés par les deux parties comme contraignants – même s’ils ne peuvent pas être imposés par le tribunal.
Sous les gouvernements conservateurs de 1979 à 1997, cette configuration s’est inversée. L’influence des syndicats s’est effondrée, en particulier après la défaite amère de la longue grève (un an) des mineurs en 1984-85. Les effectifs des syndicats sont passés de presque 12 millions en 1979 à 9 millions en 1997. Les employeurs ont eu de moins en moins de raisons de négocier au national comme au plan local. Dans le secteur public où les organisations syndicales sont restées bien présentes, la négociation collective a pris la forme nouvelle de « consultations » par l’intermédiaire d’organismes « indépendants » privés. Vers 1997, il n’y avait pratiquement plus d’accords collectifs mis en œuvre. Les associations d’employeurs se sont transformées en groupe de promotion et de lobbying.
Les gouvernements conservateurs favorables au « tout marché » ont introduit un cadre légal hostile aux salariés. Les syndicats ont été empêchés d’agir librement. Les soixante restrictions portant sur les organisations syndicales qui ont été imposés entre 1980 et 1993 (pour affaiblir l’action collective) comportaient des incitations à accepter des contrats individuels, l’obligation des votes par la poste plutôt que sur le lieu de travail, le droit donné à chaque travailleur et à chaque employeur de contester une grève. D’autres restrictions ont contribué à affaiblir encore plus l’action collective, comme la limitation à six personnes des piquets de grève, l’exigence de sept jours de préavis avant un scrutin, tout ceci rendant illégale toute action collective. S’y ajoutait la possibilité de renvoyer des grévistes qui auraient entrepris une action illégale. En 1992, le Trade Union and Labour Act (TURLA) apporta six nouvelles mesures, transposant ainsi le « blueprint » de Friedrich Hayek de 1979 en réforme « Thatcher » (Wedderborn, 1995; Howel, 2005). Il devient illégal pour les employeurs d’accepter que des salariés nouvellement embauchés soient membres d’un syndicat. Les militants syndicaux qui figurent sur une liste de salariés licenciés ont la charge de prouver que c’est injuste et résulte de leurs activités syndicales. Et si – résultat peu probable -, ils gagnent au Tribunal, il n’est plus possible de demander leur ré-intégration.
Dans ce contexte « défensif », le TUC et une grande partie des syndicats britanniques ont convaincu le Président de la Commission Européenne d’alors, Jacques Delors, de soutenir la Charte des Droits Sociaux que combattait Mme Thatcher. La dimension « sociale » de l’Europe n’existait pas avant 1989. La politique sociale faisait partie du Traité de Maastricht, essentiellement consacré à la monnaie, au travers de cinq items : aides au maintien du revenu des agriculteurs, corrections des inégalités entre les régions, coordination des politiques d’emploi, protection des consommateurs, de la santé et protection de l’environnement, droits des salariés et dialogue social (Marginson et Sisson, 2006,37).
Cette politique sociale européenne a été accusée d’être cosmétique par de nombreuses études académiques et jugée peu susceptible de corriger les inégalités engendrées par le Marché Unique, apportant seulement des mesures correctrices pour les personnes ou les régions, souvent basées sur des dispositifs inadéquats (Carpenter et Jefferys, 2000). Tandis que quelques directives étaient transposées jusqu’à 1997, le Royaume Uni a fini par signer la Charte des Droits sociaux avec l’arrivée du gouvernement travailliste.
Quel impact des directives européennes ?
Le BREXIT et l’apport social de l’Europe
Un aperçu des effets des directives sociales européennes sur les relations du travail en Grande-Bretagne permet de voir que l’argument « l’Europe nous protège » a des faiblesses. On peut voir que sur quelques domaines – santé et sécurité au travail, Conseils d’entreprise européens, égalité professionnelle – les directives européennes ont permis d’étendre les protections et droits des travailleurs. Dans de nombreux cas, elles ont simplement repris des dispositions existantes ou légalisé des pratiques déjà bien répandues. Dans quelques cas, la transposition britannique est volontairement restée dans le vague ou a « oublié » des éléments qui auraient pu donner des leviers d’action supplémentaires aux organisations syndicales dans leur confrontation avec les employeurs. Les résultats ont été moindres qu’espérés : sur les niveaux de nuisance sonore dans les lieux de travail, dans l’attente de milliers de conseils d’entreprise européens… Quant à ceux qui voulaient infléchir les comportements des employeurs sur les sujets religieux ou en matière de discrimination pour cause d’orientation sexuelle, le nombre de salariés concernés reste limité.
Les travailleurs qui ont été les plus concernés par l’application des directives européennes sont ceux qui ont signé un contrat renonçant à leurs droits ou « opt out » en matière de protection de leur temps de travail.
Une argumentation progressiste contre la campagne du BREXIT ne peut pas se baser que sur les effets positifs de la réglementation européenne en matière de travail. Mais bien davantage sur les conséquences sociales qu’aurait la sortie de l’UE. Les partisans conservateurs de la campagne LEAVE ont clairement affirmé leur principal argument : le besoin de liberté de la Grande-Bretagne face à la « masse de réglementations » qui impacte sa vie économique. Michael Gove, l’intellectuel du BREXIT, a déclaré : « la réglementation européenne produit du chômage ». Cameron lui-même a dénoncé l’impact négatif de ce « monstre de règles sur la sécurité et la santé au travail ».
La sortie de l’UE conduirait à ré-écrire pratiquement toutes les lois et règlements transposant les directives européennes. La myriade de think tanks thatchériens et post se réjouissent d’une telle perspective.
Dans le contexte d’une crise économique qui perdure, ce serait un référendum anti-immigration où triompherait la course au moins disant dans une logique de survie, des salaires plus bas, des conditions de travail plus mauvaises. Et il n’y a aucun doute que le Parlement conservateur en saisirait l’opportunité. Les droits des salariés seraient d’abord diminués pour dépasser les divergences au sein même du Parti conservateur, au-delà du référendum. Ils seraient réduits à proportion de la faiblesse du mouvement syndical, très en-deçà de ce qui avait été négocié lorsque les syndicats représentaient la moitié des salariés anglais. C’est l’une des stratégies qui pourraient être celle du Premier ministre pour l’après-BREXIT.
Pour en savoir plus :
– Metis, Droit du travail britannique : évolutions récentes (1)
par Claude-Emmanuel Triomphe, Alan C Neal – 23 Janvier 2016
– Carpenter M. and S. Jefferys (2000), Management, Welfare and Work in Western Europe: an historical and contemporary analysis, Cheltenham: Edward Elgar.
– Howell, C. (2005), Trade Unions and the State: The construction of Industrial Relations Institutions in Britain, 1890-2000, New Jersey: Princeton University Press.
– Kahn-Freund, O. (1954) ‘Legal framework’, in A. Flanders and H. Clegg (eds.), The System of Industrial Relations in Britain, (Oxford: Blackwell).
– Marginson, P. and K. Sisson (2006), European Integration and Industrial Relations: Multi-level Governance in the Making, Basingstoke: Palgrave Macmillan.
– Wedderburn, W. (1995), Labour Law and Freedom: Further essays in labour law, London: Lawrence and Wishart.
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