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Le robot est né fiction. 1920 : la toute jeune et si éphémère République tchécoslovaque est dirigée d’une main éminemment républicaine et démocratique par Tomas Masaryk, bien seule dans son cas dans cette Europe centrale qui accède à l’indépendance après les siècles d’oppression autrichienne, prussienne, russe, et accouchera entre autres tyrans plus ou moins excessifs d’un Pilsudski ou d’un Horthy. Un jeune auteur, 30 ans à peine, Karel Capek (prononcez Tchapek !), se détache dans cette phalange de créateurs que la renaissance nationale tchèque a enfantés depuis les années 1850. Retour sur un article de Wenceslas Baudrillart de juin 2016… à lire ou à relire !

 

robot

De ces créateurs, nous ne connaissons en France que Dvorak et Smetana, quelquefois Martinu, ignorant en particulier ce magnifique poète que fut Jan Neruda que nous n’évoquons que par la confiscation de son nom opérée par Ricardo Eliécer Neftalí Reyes Basoalto, dit Pablo Neruda.

1920 : Karel Capek n’a pas encore publié son œuvre maitresse, ce roman de science-fiction profondément original : La fabrique d’absolu dans lequel la désintégration totale de la matière pour produire de l’énergie libère l’absolu qu’elle contient en ultime élément, absolu qui va soulever le monde entier dans un élan d’immense religiosité bouleversant les rapports sociaux déjà ébranlés par la mise à disposition d’une source illimitée d’énergie. Heureusement quelques paysans, tchèques évidemment, endurcis par le labeur de la terre et trois siècles de résistance obstinée au catholicisme agressif de l’empire autrichien, garderont les pieds sur terre et ramèneront les hommes à la raison en même temps qu’à leur dépendance à une énergie limitée.

Mais Capek est déjà dans une créativité anticipatrice et il fait jouer une pièce de théâtre « R.U.R », acronyme de « Rossumovi univerzální roboti ». Les Robots universels Rossum, dont le succès à Prague est assez marquant pour que la pièce soit jouée en 1922 à New York et en 1924 à Paris. « Roboti » est un néologisme dont Karel Capek reconnait bien volontiers que la paternité revient à son frère. En tchèque et dans les autres langues slaves, ce mot évoque le travail, et plus précisément le travail soumis, le servage. De nos jours, avec nos robots androïdes de La guerre des étoiles et des maisons pour personnes âgées dépendantes japonaises, cette fiction reste d’un prémonitoire unique. Que se passe-t-il dans les neurones d’un romancier pour qu’il puisse 40, 50, 60 ans avant les premières réalisations techniques construire une telle utopie annonciatrice ? Enigme insoluble pour les « écrivants » que nous sommes (c’est un pluriel de majesté) réduits à leur rationalisme et à leur embryon d’érudition.

« Travail à meilleur marché. Le Rossum’s Robot, 150 $ pièce » : c’est sur ce slogan commercial que s’ouvre l’intrigue, dans le bureau du directeur général de R.U.R, tout entier meublé et décoré dans la modernité la plus fonctionnelle. On découvre vite que l’inventeur de ces travailleurs à bas prix, savant physiologiste, s’est installé dans une île où il a découvert une sorte de protoplasme chimique à partir duquel il veut créer une nouvelle vie, reconstituer la totalité de la matière vivante. Cet isolement insulaire permettra de contrôler tous les accès (avez-vous essayé de vous promener librement dans le siège de Google ?) et d’assurer la protection du secret industriel. L’ambition de ce physiologiste, archétype du savant fou : fabriquer de manière totalement artificielle une duplication de l’homme tel qu’il est, avec tous ses organes y compris ceux dont l’utilité nous échappe jusqu’à notre rencontre avec un ORL décidé à nous modifier, je veux dire les amygdales. Mais le savant fou n’a qu’un temps. Lui succède son fils, épris d’efficacité économique et industrielle qui renonce à ces chimères et s’acharne, avec succès, à créer un androïde, l’ouvrier qui a le minimum de besoin, où il ne reste que le directement utile au travail, qui produira efficacement et remplacera avantageusement les ouvriers indociles qui peuplent les usines de ce temps. Le robot de base n’est pas complètement convaincant en tant qu’humain : réduit à sa fonction de production, il n’a pas grand-chose à exprimer. Mais dans cette usine si bien protégée des intrusions, on n’a pas perdu l’esprit d’expérimentation. Et l’on produit aussi quelques super-robots, des robots d’élite qui parlent, qui conversent, vous demandent de vos nouvelles, dont les cheveux ont la brillance de ceux d’une belle femme et les joues le duvet velouté d’une jeunesse éternelle. En fait non : pas éternelle : au bout de quelques années – une vingtaine – le robot s’use, devient inefficace et doit passer à la broyeuse.

Tout ceci se fabrique dans une usine parfaitement automatisée, d’une efficacité que n’avait pas encore imaginée Charlie Chaplin, mais qui ne devrait pas connaitre les mêmes dérèglements puisque seuls y travaillent des robots, administrés par quelques vrais humains, les directeurs, que va venir perturber l’arrivée inopinée d’une jeune et très belle femme, représentante de la Ligue de l’humanité. Elle a beaucoup de peine à admettre que ces super-robots, si humains d’apparence, puissent ne pas être habités de sentiments humains. Et comme partout, l’irruption du sentiment, particulièrement le sentiment humanitaire et sa passion de l’ingérence, dans l’univers mécanique se révèlera totalement perturbante, au point de devenir destructrice. Elle rêve de leur donner une âme, du sentiment, la liberté de ne plus obéir. Les ingénieurs rêvent de créer une société d’abondance totale où le travail infini des robots aura délivré les hommes du fardeau du travail et les installera dans la satisfaction des besoins par une société à l’abondance infinie et donc également délivrée des rapports de domination.

Les progrès dans la conception de robots, dans la complexification de leur personnalité se poursuivent. De bizarres manifestations apparaissent. Certains se mettent tout à coup à grincer des dents et lacèrent des tableaux, détruisent des œuvres d’art. En attendant de devenir paisible, la société de future abondance illimitée est devenue une société de conflits tous azimuts. Les ouvriers jetés à la rue par centaines de milliers s’agitent. Les robots soldats, produits par centaines de milliers, écrasent ces révoltes. Les humains, déstabilisés par cette irruption brutale d’un progrès effréné qui tarde à faire leur bonheur cessent d’avoir des enfants : la stérilité comme étape ultime du progrès puisque la nature constatant que l’homme ne sert plus à rien lui refuse le droit d’engendrer. Dans l’usine insulaire, les plus évolués des robots demandent eux-mêmes à être envoyés à la broyeuse : ils ne supportent plus de n’être que des machines obéissant à des hommes qui ne font plus rien d’autre que leur donner des ordres : les robots accèdent à la HAINE !

Les fabricants des robots eux-mêmes commencent à s’inquiéter. N’a-t-on pas annoncé au Havre la création de la première association de robots décidés à lutter contre leur exploitation ? Et pour cela quoi de plus radical que de décréter l’homme proscrit dans l’univers en tant qu’être inutile et malfaisant ? Les hommes leur ont appris à faire la guerre : ils font la guerre à l’homme, deviennent des guerriers de plus en plus expérimentés, de plus en plus aptes aux massacres de masse. Ils s’emparent de l’usine-mère d’où tous sont sortis et massacrent ses administrateurs, sauf celui qui sait travailler de ses mains : comme eux c’est un travailleur.

Les robots découvrent alors que seuls les hommes peuvent leur donner la vie. Mais si nombreux sont les hommes morts que le secret de la fabrication des robots s’est perdu et, s’il n’est pas retrouvé, les robots à leur tour disparaitront, détruits par l’usure. Quelle angoisse les habite donc désormais : l’angoisse de disparaitre, l’angoisse de la mort. Et quand l’angoisse de la mort les taraude, naît le sentiment que, de toutes ces morts assurées, une et une seule est inacceptable : celle du robot qu’aime la robote, celle de la robote qu’aime le robot. Et le dernier homme leur confie cette mission : vous serez le nouvel Adam, la nouvelle Eve et vous donnerez la vie, le bonheur du nouveau monde reposera sur vous.

Et Karel Capek de conclure : « Peut-être y a-t-il deux sortes d’optimisme : l’un qui tourne résolument le dos à toutes nos misères pour ne voir -pour ne rêver peut-être – qu’un avenir meilleur ; et l’autre qui, dans cette misère même, va chercher la promesse, l’illusion d’un espoir. Le premier vise directement le paradis – il n’y a pas de plus beau chemin pour l’âme. Le second cherche ici et maintenant au moins quelques parcelles d’un bien à la mesure de cette vie ; cette tentative n’est peut-être pas dépourvue de sens ».

Le robot-machine, conçu en industriel mais avec une volonté progressiste et visionnaire de délivrer l’humanité de la condamnation au travail. Le robot qui suscite par sa terrible efficacité productive des guerres sociales qui deviennent géopolitiques. Le robot qui s’auto perfectionne, apprend tout de l’homme par imprégnation mais n’oubliant jamais rien le dépasse rapidement en efficacité. Le robot qui accède au sentiment, la haine d’abord qui lui permet de s’affranchir de l’homme, l’amour ensuite qui lui permet d’accéder à la vie, à la reproduction choisie.

Du robot-machine au robot coopératif, du robot esclave au robot qui domine, du robot inanimé au transhumain : tout s’y trouve en 1920, dans ce R.U.R de Karel Capek.

 

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Universitaire spécialisé en finances publiques (et en histoire des idées politiques), je suis appelé au ministère du Travail en 1974 pour y créer un département d’études permettant d’adapter le budget à l’explosion du chômage. Très vite oubliées les joies subtiles du droit budgétaire et du droit fiscal, ma vie professionnelle se concentre sur les multiples volets des politiques d’emploi et de soutien aux chômeurs. Etudes micro et macro économiques, enquêtes de terrain, adaptation des directions départementales du travail à leurs nouvelles tâches deviennent l’ordinaire de ma vie professionnelle. En parallèle une vie militante au sein d’un PS renaissant à la fois en section et dans les multiples groupes de travail sur les sujets sociaux. Je deviens en 1981 conseiller social de Lionel Jospin et j’entre en 1982 à l’Industrie au cabinet de Laurent Fabius puis d’Edith Cresson pour m’occuper de restructurations, en 1985 retour comme directeur-adjoint du cabinet de Michel Delebarre. 1986, les électeurs donnent un congé provisoire aux gouvernants socialistes et je change de monde : DRH dans le groupe Thomson, un des disparus de la désindustrialisation française mais aussi un de ses magnifiques survivants avec Thales, puis Pdg d’une société de conseil et de formation et enfin consultant indépendant. Entre-temps un retour à la vie administrative comme conseiller social à Matignon avec Edith Cresson. En parallèle de la vie professionnelle, depuis 1980, une activité associative centrée sur l’emploi des travailleurs handicapés qui devient ma vie quotidienne à ma retraite avec la direction effective d’une entreprise adaptée que j’ai créée en 1992.