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par Yannick Vanderborght, Eva Quéméré

L’idée de revenu universel prend sens en particulier par rapport aux nombreuses « aides sociales » qui ont été mises en place dans de nombreux pays. Yannick Vanderborght est professeur de science politique à l’Université Saint-Louis-Bruxelles, rattaché au Centre de recherche en science politique. Il est également membre de la Chaire Hoover de l’Université catholique de Louvain et travaille, en outre sur les questions de revenu de base inconditionnel notamment au Japon. Eva Quéméré s’entretient avec lui :

 

Basic Income

 

1 – Vous avez présenté, en février 2014 au Parlement européen, lors d’une conférence sur la cohésion sociale en temps de récession, l’idée d’un revenu de base inconditionnel. Vous y avez exposé les « trois tensions de la protection sociale » et, au travers de celles-ci, la nécessité d’un revenu de base. Pouvez-vous y revenir ?

L’idée consistait à montrer que la discussion sur le RBI doit inciter les partisans du statu quo – ceux qui, au sein de la gauche travailliste surtout, estiment que la sécurité sociale doit être préservée telle quelle et à tout prix – à réfléchir aux tensions voire aux impasses que celui-ci implique.

La première de ces tensions oppose universalisme et sélectivité. On reproche souvent aux partisans du RBI de vouloir donner un revenu à tous, riches et pauvres, comme si cela signifiait augmenter le revenu disponible de chacun. Ce reproche est fondé sur une idée largement répandue qui consiste à dire qu’une politique sociale « sélective », ciblée sur les plus démunis est préférable à une politique sociale « universaliste ». Pourtant, bien que la sélectivité puisse se justifier dans certains cas, elle génère de nombreux effets pervers. Parmi ceux-ci, on peut mentionner le fait que les programmes sélectifs ouvrent toujours la voie à un certain arbitraire administratif (Qui a droit à la prestation ? Quelles démarches doivent être accomplies ? Quels revenus doivent-ils être pris en compte dans le calcul du montant octroyé ? etc.) qui produit souvent des effets de stigmatisation. Ou encore le fait que ces programmes sélectifs créent des effets de trappe : lorsque le revenu augmente – par exemple suite à l’accès à un emploi faiblement rémunéré – le montant des prestations est réduit, souvent fortement, ce qui n’encourage pas à la reprise d’emploi.

La deuxième tension oppose les prestations en « nature » et les prestations « en espèces » (en cash). La discussion sur le RBI nous invite à réfléchir au bon équilibre (toujours fragile) entre des prestations fournies sous forme de services (l’accès universel aux soins de santé doit rester une priorité, et cet accès est aujourd’hui menacé partout en Europe) et des prestations en espèces. L’avantage de ces dernières, surtout quand elles sont universelles, réside évidemment dans le degré de liberté plus important qu’elles laissent à leurs bénéficiaires. Une allocation en cash, comme le RBI, me permet d’orienter mes choix de consommation en fonction des mes préférences personnelles, pas en fonction de choix déterminés a priori par une bureaucratie.

Enfin, la dernière tension oppose la présence ou l’absence d’une « exigence de contrepartie », ce qui est parfois compris comme l’inconditionnalité la plus radicale du RBI : il serait payé sans aucune obligation d’intégration sociale ou de recherche active d’emploi. Mais c’est évidemment cette absence de contrepartie qui garantit la liberté réelle des bénéficiaires. La conjonction de cette absence d’exigence de contrepartie et de l’universalité produira des effets puissants sur le marché du travail : si la seconde incitera les bénéficiaires à accepter des emplois faiblement rémunérés, la première leur permettra aussi de refuser des emplois peu attractifs, peu formateurs, peu prometteurs. La conséquence pourrait donc bien être, certainement si le montant du RBI est élevé, une baisse des salaires pour les emplois les plus attrayants, et une hausse des salaires des emplois qui le sont moins, qui trouveront moins facilement preneurs.

Voilà donc, de façon très résumée, ces trois tensions que je présente en détail dans cet article : The Welfare State Reforms and the Potential of Universal Basic Income

2- Auparavant sceptique, votre rencontre avec Philippe Van Parijs (avec qui vous co-écrivez Basic Income – a radical proposal for a free society and a sane economy qui paraîtra au printemps 2017) vous a mené à observer la question du revenu de base d’un autre œil. Pouvez-vous nous expliquer les raisons de ce scepticisme ? Quels sont les arguments qui vous ont fait changer d’avis ?

La principale raison de mon scepticisme venait de mon travail, fin des années 1990 alors que je commençais ma carrière de chercheur, sur l’idée de « reconnaissance sociale ». Je m’intéressais, par exemple, aux écrits d’Axel Honneth. Il me semblait, pour faire bref, qu’une allocation universelle (le « revenu de base », comme on le nomme aujourd’hui) revenait à donner du cash aux individus sans se soucier de leur insertion dans un collectif, dans un emploi, dans une activité, dans les réseaux de sociabilité qui donnent du sens à une existence. En d’autres mots, j’avais le sentiment que le RBI était une forme de renoncement à l’idée que l’estime de soi ne peut pas être obtenue par une simple allocation. Le RBI risquait, du coup, d’engendrer des phénomènes de repli sur soi.

J’ai vite compris, au cours de mes premières discussions avec Philippe Van Parijs, que jamais sa défense du RBI ne consistait à dire : « donnons une maigre allocation aux plus démunis, et laissons-les se débrouiller ». J’ai progressivement réalisé, en m’informant mieux sur le sujet ainsi qu’en étudiant les travaux plus anciens sur la question (notamment les nombreux écrits des années 1960), que dans une société capitaliste l’existence d’un socle de sécurité économique garantirait précisément les conditions matérielles nécessaires pour entrer dans des rapports de coopération équitable.

L’un des paradoxes les plus frappants, lorsqu’on prend la peine de réfléchir à cette curieuse idée de RBI, c’est qu’une allocation strictement individuelle est plus favorable à la coopération qu’une allocation qui ne l’est pas. Actuellement, les montants des prestations d’assistance (comme le RSA en France ou le revenu d’intégration en Belgique) sont calculés en tenant compte des ressources du ménage et des économies d’échelle réalisées lorsqu’on vit à plusieurs. Résultat : des personnes « cohabitantes » reçoivent des prestations inférieures à celles perçues par les personnes « isolées ». Ce système, qui semble plein de bon sens, tend en réalité à encourager l’isolement (parfois fictif). Pour le dire autrement, ce « repli sur soi » qui m’inquiétait quand je débutais mes recherches sur le sujet est encouragé par les prestations classiques, pas par le RBI ! On pourrait d’ailleurs aller plus loin, et dire que le RBI est favorable à la coopération y compris au sens économique du terme : il peut servir de subside aux activités économiques alternatives, pouvant prendre la forme de ce qu’on appelle couramment… les « coopératives » ! C’est par exemple l’un des arguments en faveur du RBI mobilisés par le sociologue américain Erik Olin Wright.


3- Quelles seraient, selon vous, les autres alternatives au basic income ? L’impôt négatif par exemple ?

Elles sont évidemment nombreuses, mais aucune ne me paraît réunir les multiples avantages du RBI. La plus proche est probablement l’impôt négatif, dont le mécanisme est simple à comprendre : plutôt que de verser l’allocation à tous, riches et pauvres, elle n’est versée qu’à ceux dont le revenu brut est inférieur à un certain seuil. L’impôt négatif (une « prime », en quelque sorte) est maximal lorsque le revenu brut est nul et diminue jusqu’à un point d’équilibre, à partir duquel les individus commencent à s’acquitter d’un impôt positif. Sur le papier, le résultat distributif peut être identique à celui obtenu par le biais d’un RBI, mais en pratique la mise en œuvre d’un impôt négatif peut poser un problème important : elle implique que le paiement éventuel de la prime intervient à la fin de l’année fiscale, une fois les revenus pris en compte, et non pas ex ante, de façon régulière, comme dans le cas du RBI. Même lorsqu’on trouve une solution à ce problème, par exemple en développant un système d’avances, l’impôt négatif risque d’offrir une sécurité économique moins importante aux personnes qui changent souvent de statut, dont les revenus sont fluctuants et incertains. Le travail le plus intéressant sur l’impôt négatif, actuellement, est celui réalisé par l’économiste Marc de Basquiat à partir de la fiscalité française existante.

Parmi les autres alternatives, on peut citer le revenu de participation, une forme de revenu base à l’inconditionnalité moins prononcée, puisque la prestation ne serait versée qu’à ceux qui exercent une activité « socialement utile ». Défendu par Anthony Atkinson, le revenu de participation présente sans doute un énorme avantage : sa faisabilité politique paraît plus grande, parce qu’il repose sur une forme d’exigence de réciprocité qui est absente du RBI. Mais sa mise en œuvre concrète est évidemment une autre affaire.

4- Philippe Van Parijs parle d’euro-dividende. Il pourrait être de 200 euros par mois pour chaque citoyen européen (modulable selon le pouvoir d’achat de chaque pays). Il permettrait de réduire les inégalités intra-européennes, serait un réel stabilisateur de l’euro et bénéficierait particulièrement aux travailleurs à temps partiel. Est-ce une idée que vous partagez ? Pouvez-vous nous en dire plus ? Comment la mettre en application, et est-ce envisageable dans les années à venir ?

Un euro-dividende aurait le mérite de permettre enfin la création d’un (modeste) mécanisme de redistribution interpersonnelle au niveau européen, tout en garantissant la préservation de la diversité des modèles sociaux. Au-delà du socle inconditionnel (par exemple, de 200 Euros/mois), chaque État membre demeurerait libre d’organiser sa protection sociale comme il l’entend, en respect du principe de subsidiarité. L’euro-dividende pourrait être financée par la TVA, dont l’assiette est déjà harmonisée au niveau européen.

La voie de mise en œuvre la plus réaliste consiste probablement à commencer par l’introduction d’un modeste euro-dividende pour les enfants, une sorte d’allocation familiale européenne. Cette proposition, qui a déjà fait l’objet de discussions à Bruxelles, présente l’avantage d’éviter les interminables discussions morales sur l’obligation de réciprocité (qui surgissent à chaque débat sur le RBI), de pouvoir contribuer à la stratégie de lutte contre la pauvreté des enfants (un fléau de plus en plus préoccupant dans de nombreux pays européens), et d’être relativement facilement finançable.


5- En 2014, vous avez co-écrit avec Toru Yamamori l’ouvrage Basic Income in Japan – Prospects for a radical idea in a transforming welfare state. La bureaucratie dans le pays est si importante qu’une telle révolution semble difficile à imaginer. Comment se positionne l’idée d’un revenu universel par rapport au modèle japonais – déjà sur le déclin – du travail à vie ? Pouvez-vous nous dire où en est l’idée aujourd’hui ?

Le modèle japonais de l’emploi à vie s’érode progressivement. Au Japon, 35% des emplois sont désormais précaires. Il est évident qu’un socle inconditionnel de revenu permettrait à ces travailleurs pauvres, de plus en plus nombreux, de bénéficier d’une forme de sécurité économique facilitant les transitions entre emploi et non-emploi ainsi qu’entre deux emplois. Ceci est d’autant plus important que le système d’assistance sociale est très fragmentaire. Bien que le droit au revenu minimum soit garanti légalement, dans les faits les administrations locales bloquent souvent l’accès à la prestation sous divers prétextes. Le fait que les demandeurs doivent d’abord solliciter l’aide de la famille étendue (oncles, tantes, parents éloignés) provoque un sentiment de honte qui explique en partie le très faible taux de recours au revenu minimum.

Plus le niveau du RBI est élevé, plus la situation de ces travailleurs précaires sera améliorée. Car il ne s’agit pas seulement de leur garantir de meilleures transitions entre différents emplois, mais idéalement aussi de leur permettre de refuser des emplois sans avenir, dangereux, ou trop mal rémunérés. L’un des effets attendus d’un RBI sera donc une amélioration des conditions de travail dans le bas de l’échelle des revenus, ce qui est crucial pour tous ceux (et surtout celles) qui ne peuvent plus bénéficier du modèle de l’emploi à vie et de la protection qu’il offrait.

Malgré les avantages qu’offrirait un RBI au Japon, force est de constater que l’idée reste bien plus marginale qu’en Europe ou en Amérique du Nord. Le parti au pouvoir (LDP) ne s’y intéresse absolument pas, et seuls de petits partis politiques marginaux, comme le parti écologiste (Midori No To), le défendent ouvertement. La société civile étant traditionnellement faible dans l’archipel, il n’est pas sûr que des activistes parviennent à compenser ce manque d’intérêt de la classe politique et à attirer l’attention médiatique sur la proposition. Mais le regain d’intérêt constaté partout ailleurs, y compris chez les voisins sud-coréens, pourrait peut-être changer la donne…


6- Les expérimentations se multiplient en Europe et dans le monde, à l’image de la Finlande, de la Namibie, des Pays-Bas ou encore de l’Inde. Peut-on raisonner de la même façon pour un pays développé à État providence que pour un pays en développement où la protection sociale n’en est qu’à ses balbutiements ? Le basic income est-il réellement une problématique universelle ?

On peut raisonner de la même façon au niveau très général, par exemple lorsqu’on réfléchit aux arguments normatifs en faveur du RBI. L’importance de la liberté, par exemple, est évidemment une problématique universelle : l’aspiration à être libre est probablement une caractéristique anthropologique partagée par toute l’humanité ! Mais dès qu’on entre dans les détails de la mise en œuvre concrète du RBI, chaque situation nationale implique des ajustements différents. Cela vaut au sein même du monde industrialisé, et plus encore lorsqu’on compare les pays riches avec les pays moins développés. Au sein du monde industrialisé, la situation néerlandaise n’est pas exactement semblable à la situation française. Par exemple, les Pays-Bas disposent déjà d’un système de revenu de base pour les personnes âgées (une « pension de base », en quelque sorte), qui n’existe pas en France.

Mais lorsqu’on s’éloigne vers les pays moins développés, le contraste est encore plus saisissant : l’absence de véritable protection sociale semble offrir un terreau beaucoup moins favorable à la mise en œuvre d’un RBI, parfois décrit comme constituant l’aboutissement logique, le « point culminant », des systèmes de protection sociale patiemment construits depuis la fin du XIXe siècle. Pourtant, force est de constater que ce terrain relativement vierge a, ces dernières années, semblé offrir des conditions plus favorables à l’innovation institutionnelle. On parle beaucoup de RBI au Brésil, où le Président Lula a lancé un transfert en cash (la Bolsa Familia) qui améliore sensiblement le quotidien de près de 15 millions de familles. Certains, comme l’ancien sénateur Eduardo Suplicy, voudraient le voir étendu à toute la population (alors que le nouveau et controversé président, Michel Temer, envisage des coupes dans ce programme). D’autres pays d’Amérique latine ont entrepris d’offrir une garantie de revenu aux personnes âgées. A chaque fois, c’est la simplicité administrative d’une telle allocation universelle qui séduit, notamment parce qu’elle permet de réduire le rôle potentiellement perturbateur joué par la bureaucratie, par les intermédiaires, et qu’elle offre une sécurité économique à des individus qui ont souvent travaillé dans l’économie informelle, sans pouvoir accéder aux prestations contributives classiques qui reposent sur la cotisation.

 

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Secrétaire de rédaction de Metis, journaliste et rédactrice web, je suis passée par le marketing et les relations internationales.