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Ce n’est pas la première fois qu’au Comité de rédaction de Metis Europe nous avons discuté Europe, ni la dernière… Mais ce jour de début mars 2019, le choix fut fait d’en faire un papier. En fait, le premier épisode d’un dossier évidemment consacré au sujet. Ont participé à la discussion rue Saint-Nicolas ou en ligne : Claude-Emmanuel Triomphe qui avait créé l’Université européenne du travail en 1997 ; Jean-Marie Bergère qui adore le cinéma européen (et même au-delà), Martin Richer, grand lecteur des Rapports d’Eurofound en anglais ; Jean-Raymond Masson, longtemps responsable à la Fondation de Turin (Fondation européenne de formation) ; Jean-Louis Dayan, aussi attentif à l’économique qu’au social ; Michel Weill, lyonnais et grand voyageur en Europe et ailleurs, Eva Quéméré et Danielle Kaisergruber.

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Europe : j’écris ton nom, mais je ne sais pas ce que j’écris. Un pays ? Non. Une confédération ou une fédération ? Non et cela ne le sera sans doute jamais. Un continent ? Oui certes, mais il faudrait convoquer l’histoire ou la géographie pour le définir. Une Union d’États qui ont choisi en même temps d’être des États et même des nations, et d’être dans une Union. Un choix à revalider régulièrement. C’est un enjeu que de voter.

Les élections du 26 mai prochain

On se dit que ces élections européennes seront peut-être pour la première fois vraiment européennes. Parce que toutes les instances qui forment ce que l’on appelle l’Europe vont changer de titulaires : le (ou la) Président(e) de la Commission (fin du mandat Juncker), la présidence du Parlement dont la composition sera bien transformée selon les votes des citoyens et la BCE (fin du mandat de super Mario). D’autres font le même constat comme le montre une Note collective très intéressante et pas du tout langue de bois de l’Institut Jacques Delors : « la dimension européenne des thèmes sera plus marquée que lors des précédents scrutins. Il y a plusieurs clivages qui se croiseront, au sein même de ceux-ci, d’autres se feront jour » (« La campagne pour les élections européennes : quels thèmes, quels clivages ? », mars 2019). Également à cause des oppositions spectaculaires (populistes/progressistes, nationalistes/europhiles…) qui commencent de s’incarner dans des hommes et des femmes politiques. C’est peut-être une bonne nouvelle : un peu de passion politique ne peut pas faire de mal à l’Europe et aux technocrates de tout poil !

Mais n’est-ce pas une manière commode de se rassurer alors que ce qui menace c’est la désertion des électeurs ? Les élections européennes sont traditionnellement à faible participation : est-ce grave ? On vote très peu dans les pays d’Europe centrale (14 % en Slovaquie lors des dernières européennes !), ce n’est pas pour autant que les gens y sont anti-européens ou définitivement déçus. Ils ont toujours très peu voté depuis leur adhésion en 2004.

Et d’ailleurs la tentation du « xit » ou de l’exit n’est sans doute pas aussi importante qu’on l’entend dire. « Il y a une bonne chose dans ce feuilleton navrant du Brexit, c’est que les discours populistes et anti-européens, lorsqu’ils sont confrontés aux réalités, sont bien en peine de convaincre. » Et cela malgré le fait que les citoyens ne perçoivent pas, ou pas assez, les bénéfices de l’appartenance à l’Union européenne. Un maire d’Auvergne faisait récemment la liste des projets (d’aménagements, d’initiatives culturelles, de nouveaux dispositifs en formation…) financés par des fonds européens, le FSE en l’occurrence, mais les élus du coin se gardent bien de le dire et s’en arrogent tout le bénéfice. Par contre dès que ça va mal, Bruxelles y est pour quelque chose.

La critique de l’Europe libérale

C’est un constat définitif, cette critique est maintenant très partagée : aussi bien dans des propos de Gilets jaunes qu’entre les lignes du Grand Débat actuel en France, que dans la « consultation citoyenne sur l’Europe » qui eu lieu en 2018 (voir l’analyse dans le Rapport de Terra Nova, « Délibérer en politique, participer au travail »).

Elle prend d’autres formes dans les pays d’Europe centrale qui ont voté pour des mesures sociales, certes populistes, mais avant tout corrigeant les méfaits des « thérapies de choc ». Ces pays sont maintenant très critiques vis-à-vis des grands groupes industriels ou de services qui se sont installés chez eux en « colonisateurs ». Une part du nationalisme qui s’exprime vient de là, comme souvent il n’est pas exempt de contradictions et les mêmes ont bien aimé (quand ils le peuvent financièrement) consommer chez Carrefour ou Ikea…

L’Europe a-t-elle toujours été néolibérale (ou libérale tout court) ? nous sommes-nous demandé. C’est le fil conducteur du livre de Robert Salais Le Viol d’Europe (voir l’entretien de Robert Salais dans Metis, mars 2014). « Je ne croit pas que la logique libérale pure et dure ait prévalu dans la construction puis l’élargissement de l’Europe. Au contraire la mise en place du marché unique dans les années 80 a été tendue par la recherche d’un nouveau compromis entre libéralisme économique et protection sociale (Delors bien sûr !) qui a trouvé au tournant du siècle son expression la plus aboutie dans le modèle de la flexisécurité. C’est ensuite la crise de 2008 qui a brisé ce compromis en faisant prévaloir austérité et désendettement sur la construction d’un socle commun de protection sociale. »

Il ne suffit donc pas d’opposer « Europe libérale » et « Europe sociale » ou de militer pour l’Europe sociale comme quelque chose à rajouter, une sorte de supplément d’âme qui manquerait à la froideur des mécanismes du marché. L’Europe sociale c’est l’Europe économique et ce sont les choix en matière de salaire (voir en ce moment l’idée d’un SMIC européen), de protection sociale, de circulation des capitaux et des personnes (voir la directive sur les travailleurs détachés et la création de la Haute Autorité du Travail) qui dessinent son vrai visage. S’y ajoutent la gestion collective et négociée des mutations et reconversions, souvent en bonne place dans les agendas européens, et l’équilibre des pouvoirs à l’intérieur des entreprises. Sur ce dernier point, un choix a été fait au moment de l’adoption du statut d’« entreprise européenne », choix en faveur des actionnaires plus que des salariés (c’était en 2000). Bien plus proche du modèle anglo-saxon que du modèle allemand.

A la recherche de l’introuvable convergence ?

Si l’effet de rattrapage pour l’Espagne et le Portugal lorsque ces deux pays ont intégré l’UE a été incontestable, idem lorsque les anciens pays du bloc soviétique ont adhéré (la question mérite d’être posée s’agissant de la Grèce ?), là encore la crise de 2008-2011 a entraîné des reculs. Le Traité de Rome comportait la mention « Égalisation dans les conditions de vie et de travail ». Comment et en quoi mesure-t-on la convergence économique et sociale entre les pays ? Une analyse des rapports récents d’Eurofound, Progress in convergence on employment et Overview of new forms of employment, devrait apporter des éléments.

La comparaison des taux de chômage n’est pas toujours convaincante : l’Allemagne a un taux de chômage moins élevé qu’en France, mais la France a un taux de pauvreté moindre que celui de l’Allemagne. Les migrations intra-européennes, dont on parle peu, sont très importantes. Que signifie le taux de chômage d’un pays dont les actifs (et tout particulièrement les jeunes actifs diplômés) partent travailler et vivre à Londres ou Dublin, à Madrid ou à Stockholm. « Quand il n’y a plus personne, il n’y a plus de chômeurs ». « En Pologne, 75 % de ceux qui partent ont moins de 35 ans. Les grandes entreprises qui se sont installées n’ont pas apporté avec elles les fonctions R&D ou d’innovation technologique, mais ont profité d’une main-d’œuvre peu chère. C’est aussi l’une des causes des populismes. »

Peut-être faudrait-il aussi regarder la convergence entre régions, car à l’intérieur de chaque pays, les inégalités territoriales peuvent s’accroître. Un grand fossé semble aujourd’hui séparer les campagnes tchèques ou hongroises des grandes villes et des capitales prestigieuses où vont les touristes. Malgré l’importance des investissements dus aux fonds européens, le FEDER en particulier.

Finalement l’idée même de « convergence » n’est pas bonne ! Beaucoup des eurosceptiques voient dans la convergence la main invisible de la standardisation. Ne peut-on pas admettre des types de développements différenciés, des modèles de développement adaptés à chaque territoire ? Un peu à la manière de ce qu’évoquait l’anthropologue Maurice Godelier lorsqu’il se demandait dans une grande page du journal Le Monde « comment se moderniser sans s’occidentaliser ? », ce à propos des pays émergents.

S’appuyer sur des résultats positifs et/ou retrouver la dimension du rêve ?

Les résultats des différents sondages réalisés au niveau européen sont plutôt bons : l’Eurobaromètre montre que 68 % des personnes interrogées (27 000) considèrent que leur pays a bénéficié de l’appartenance à l’UE. C’est le chiffre le plus élevé depuis 1983. On pourrait parler des taux de chômage et des taux d’emploi qui sont plutôt bons. L’idée de la place de l’Europe dans la compétition mondiale fait son chemin, une Europe capable de parler haut face à la Chine conquérante et aux États-Unis puissants et égoïstes. Face aux GAFAM aussi qui sont une autre forme de la puissance.

Mais les chiffres ne font pas tout, l’absence d’envie et de désir d’Europe se constate un peu partout. Les couleurs de l’utopie et du rêve ont toujours marqué le projet européen. Au point qu’il y a toujours eu dans l’idée européenne comme une « fuite en avant » : depuis 50 ans on parle de projet européen, on rêve d’idée européenne, parfois même d’une « autre Europe ». C’est fatigant d’être toujours en mode projet, et même un peu désespérant. « La CECA, la CEE, puis l’UE sont une construction, mais demeurent encore et toujours un projet. C’est dynamique et dépressif.»

Il serait peut-être temps de considérer simplement que l’Europe existe, qu’elle compte 500 millions d’habitants, qu’elle est adulte, qu’elle a comme beaucoup d’autres institutions déjà vécu pas mal de crises, plusieurs guerres à ses frontières et somme toute pas mal survécu. Cette vision d’une Europe « protectrice » au sens où elle négocie ses relations commerciales avec le reste du monde, mais aussi au sens d’une dynamique d’efficacité économique, de défis technologiques et de société (la transition écologique en est le principal) est-elle mobilisatrice ?

On sait aussi que ce qui marche, ce sont les réalisations concrètes : Erasmus bien sûr, Eramus Pro maintenant pour les jeunes apprentis. On sait que les Européens circulent : l’explosion du tourisme dans les capitales européennes le montre, et pour toutes les catégories.

Il y manque encore la puissance, l’ambition de politiques industrielles et technologiques (les premières discussions entre la France, l’Allemagne et la Pologne pour un projet « batteries » en sont un exemple). Il semblerait que le mot « politique industrielle » ne soit plus tout à fait tabou, bien que pas encore partagé par la Direction de la Concurrence !

Il y manque encore beaucoup de culture, d’échanges (que la variété des langues n’encourage pas), de démocratie, « la part des Anges » selon le titre du cher Ken Loach. Mais il y a, c’est vrai, le cinéma qui se moque des frontières, les séries télé qui viennent d’Europe du Nord, les expos de Londres ou d’Amsterdam et de très nombreuses traductions de romans qui se vendent partout. Dans le roman de Robert Menasse La Capitale, la direction de la culture au sein de l’administration de Bruxelles est une voie de garage, c’est dire ! Un Eramus des projets culturels ce serait le bienvenu !

À part ça, on n’a pas parlé des Anglais… Le Brexit ce n’est pas un problème européen, mais un problème anglais… Clap de fin.

De nombreux articles d’un dossier Europe vont poursuivre ces premières réflexions, et si vous voulez y ajouter les vôtres ou vos réflexions, n’hésitez pas à nous écrire

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.

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Secrétaire de rédaction de Metis, journaliste et rédactrice web, je suis passée par le marketing et les relations internationales.