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Roger Lecourt, spécialiste canadien des relations professionnelles ayant exercé pour le compte du BIT dans de nombreux pays, s’entretient avec Metis au sujet d’une mission de coopération Chine-Canada visant à monter et expérimenter une formation destinée à des médiateurs-arbitres chinois.

Dites-nous en plus sur votre parcours.

Je suis originaire de Montréal, j’y ai fait mes études en relations industrielles, l’appellation québécoise qui correspond à celle de « relations professionnelles ». J’ai été, pendant 7 ans, militant syndical et responsable des négociations entre l’Etat-employeur et mon syndicat. Je suis, par la suite devenu médiateur-conciliateur ; c’est-à-dire tiers-intervenant pour appuyer des employeurs et syndicats de toutes les branches d’activités à conclure un accord collectif de travail. D’une chose à l’autre, je suis devenu directeur des services de conciliation du ministère du Travail puis « sous-ministre », on dirait en France « secrétaire général ». Au début des années 2000, j’ai travaillé quatre ans au Maroc pour le Bureau international du Travail (BIT) comme responsable d’un projet de coopération technique d’appui à la mise en œuvre du Code du travail qui venait d’être adopté par le parlement marocain. Par la suite, j’ai continué à travailler de façon ponctuelle pour le BIT, ce qui m’a emmené à intervenir dans une dizaine de pays sur des questions d’administration du travail et de relations professionnelles. Pour en venir à l’objet de notre échange, j’ai été de 2016 à 2018 coresponsable d’un projet de coopération entre le gouvernement canadien et le gouvernement chinois dont l’objet était de monter et d’expérimenter une formation de médiateurs et d’arbitres chinois qui soit adaptée au contexte chinois tout en reposant sur les techniques canadiennes de résolution des différends. Le projet visait à monter le matériel de formation et à dispenser, en deux temps, la formation à deux groupes de médiateurs et arbitres. Nous avons formé 130 personnes en tout.

Comment vous y êtes-vous pris ?

Nous étions une équipe de huit personnes du côté canadien et avons mené six missions de terrain pour tenter de comprendre la réalité chinoise. Il y a également eu deux missions chinoises au Canada pour construire ensemble le programme de formation et voir comment les relations professionnelles fonctionnent dans notre pays et en particulier la médiation et l’arbitrage.

Nous avons pu réaliser deux formations de 5 jours et demi : une première formation pilote fin 2017 à Nanjing et une deuxième fin 2018 à Chongqing.

Comment se sont passées ces formations ? Quel était le niveau de qualification de ces arbitres-médiateurs ?

D’une part, nous avons constaté que le niveau de qualification des médiateurs et arbitres — je dirais plutôt des médiatrices et arbitres parce que 60 % des personnes qui ont participé aux formations étaient des femmes — était remarquablement élevé lorsqu’on compare à la situation d’autres pays. Les stagiaires ont manifesté un fort intérêt et participé activement tout au long des formations.

Les formations initiale et continue des médiateurs et des arbitres chinois données par l’administration du travail se déroulent dans un cadre traditionnel sous forme d’exposés à des groupes de plus de 200 personnes à la fois. Nous avons plutôt constitué des groupes de 70 personnes car nous tenions à une formation beaucoup plus interactive. Nous les avons fait analyser des cas inspirés du contexte chinois sous forme de discussions de groupe suivies de mises en commun en plénière. Il s’agissait d’une approche pédagogique à laquelle ils ne sont pas habitués et nous avons été agréablement surpris de leur enthousiasme et de leur engagement.

L’administration chinoise a choisi les stagiaires, mais la partie canadienne avait demandé de faire participer 50 % de femmes, comme c’est habituellement le cas dans les programmes de coopération financés par le gouvernement canadien. Nous avions également le souci que les 22 provinces et quatre grandes municipalités du pays soient représentées, avec évidemment des délégations plus importantes pour les entités territoriales les plus industrialisées.

Comment se sont passées vos missions de terrain en Chine ?

Nous voulions d’abord visiter un bon échantillon des endroits où s’effectuent la médiation et l’arbitrage. Notre travail ne s’est pas donc concentré uniquement sur les très grandes villes que sont Shanghai, Beijing et Chongqing, mais aussi sur des villes plus petites (sachant que les « petites » villes chinoises comptent rarement moins de 3 millions d’habitants !) et des provinces moins développées économiquement.

Le dispositif chinois mis en œuvre en quelques années à peine est imposant. On compte aujourd’hui plus de 3 000 tribunaux d’arbitrage et 29 000 médiateurs-arbitres à temps plein et à temps partiel. Nous avons visité plus de vingt centres de médiation et d’arbitrage dans une douzaine de provinces et grandes villes et échangé avec les médiateurs et médiateurs-arbitres qui y travaillent. En Chine, on trouve des médiateurs qui se consacrent à trouver un règlement amiable. S’ils n’y parviennent pas, le conflit est soumis à un arbitre qui doit d’abord tenter une médiation avant de rendre, le cas échéant, une décision exécutoire.

Nous avons aussi eu l’occasion de rencontrer nombre de représentants patronaux et syndicaux de grands établissements appartenant à des entreprises étrangères ou d’entreprises privées et publiques chinoises, moyennes et grandes.

Qu’avez-vous pu constater de l’application du droit du Travail dans ces entreprises ?

Ce qui m’a frappé à partir de mon expérience dans une dizaine de pays émergents, c’est que le droit des rapports individuels de travail est bien avancé pour un pays qui s’est industrialisé si rapidement. Il y a un dispositif élaboré sur le salaire minimum, la formation et la rupture du contrat de travail, les congés, la sécurité sociale ainsi que la santé et la sécurité au travail. Leur mise en œuvre effective varie évidemment en fonction de la taille des entreprises, les plus grosses respectant de manière générale les normes. Il y a aussi toute cette mécanique de médiation et d’arbitrage qui vise à faire respecter les droits individuels, une approche de conformité qui repose moins sur l’inspection du travail comme c’est traditionnellement le cas en Europe.

Ce qui est en revanche très différent de ce que l’on connaît ailleurs, ce sont les rapports collectifs de travail. Nous sommes dans un régime de syndicat unique organiquement relié au parti communiste dont le rôle n’est pas uniquement de défendre les intérêts des salariés, mais de promouvoir la ligne politique du pouvoir et de contribuer au développement économique. Cette mission syndicale, qui pouvait faire sens dans un contexte d’économie planifiée reposant sur les entreprises d’Etat, est quelque peu inadaptée à une économie de marché dans laquelle les entreprises privées occupent de plus en plus de place.

En 2014, la première fois où je suis allé en Chine pour un séminaire Canada-Chine sur les relations professionnelles, on sentait l’émergence de pratiques nouvelles de représentation collective dans certaines provinces. D’une part, des leaders de syndicats officiels mettaient davantage l’accent sur la défense des intérêts des salariés face à la direction des entreprises. D’autre part, étaient apparues dans certaines entreprises des organisations de travailleurs qui se distinguaient des syndicats officiels. Depuis lors, le resserrement idéologique opéré par les dirigeants du pays et la crainte de mouvements sociaux incontrôlables ont fait en sorte d’étouffer ces initiatives de renouveau dans la représentation collective des salariés.

Le China Labor Watch a pourtant noté une hausse des grèves en Chine ces dernières années… Quelles sont aujourd’hui les revendications des travailleurs chinois ?

Il est très difficile de recenser précisément les grèves en Chine puisque les informations ne sont pas toutes accessibles. Les données du Bureau national des statistiques de Chine font état d’environ 8 000 conflits collectifs par an pour la période 2000-2014. Toutefois, ces statistiques officielles ne reflètent pas le volume réel des conflits collectifs du travail en Chine qui se manifestent par des grèves, des actions de ralentissement de la production ou d’autres formes de mobilisation collective, en raison du fait que les services statistiques recensent uniquement les conflits soumis à la médiation ou aux tribunaux d’arbitrage.

Deux chercheurs du Centre de recherche interuniversitaire sur la mondialisation du travail (CRIMT) de l’Université de Montréal ont analysé 20 conflits collectifs survenus entre 2008 et 2016. L’étude porte sur la nature, le déroulement et les acteurs de ces conflits collectifs. Ces derniers portent tantôt sur des questions de droits, tantôt sur des enjeux d’intérêts. Phénomène intéressant, une troisième catégorie de conflits qui est assez répandue a trait à des différends qui commencent par la défense de droits et se transforment ensuite en conflits de défense d’intérêts[1].

Par ailleurs, au gré des années, les salaires ont sensiblement augmenté et la Chine devient de moins en moins une économie de bas salaires et d’entreprises à forte intensité de main d’œuvre. On observe un phénomène croissant de délocalisation des emplois à forte intensité de main d’œuvre, notamment dans la confection des vêtements et la fabrication des chaussures, vers des pays à plus bas salaires. Cela conduit à de nouvelles préoccupations reliées à la protection de l’emploi et à la reconversion de la main d’œuvre. Par ailleurs, la population commence à vieillir et la réserve de main d’œuvre sur laquelle reposaient les déplacements massifs vers les villes côtières se tarit. La tendance est de localiser les nouveaux emplois plus près des sources de main d’œuvre.

La RSE et les questions d’environnement jouent-elles un rôle ?

Les préoccupations environnementales dans les plus grandes entreprises ne sont pas aussi marquées que dans les pays occidentaux, mais, comme elles fonctionnent sur le marché international, elles sont obligées de respecter un certain nombre de normes.

Un autre phénomène intéressant a trait à l’évolution des critères de rémunération des fonctionnaires des différents ministères et agences publiques. Jusqu’à récemment, les critères de rémunération et les primes de tous ordres qui constituent une part importante du salaire dans l’administration publique reposaient uniquement sur des objectifs de développement économique. Ils commencent à se diversifier et on a vu apparaître certains objectifs liés à l’environnement. Cela montre des préoccupations plus larges que le seul progrès économique et manifeste un certain élargissement de l’horizon.

Pour revenir sur votre projet de coopération entre la Chine et le Canada, allez-vous mettre en place d’autres formations, y a-t-il eu une évaluation des résultats et un suivi ?

On ne connaît malheureusement pas la suite puisque les relations Chine-Canada sont au point mort. Dans la semaine qui a suivi la deuxième formation, fin novembre 2018, une dirigeante de Huawei a été arrêtée au Canada à la demande des USA qui réclament son extradition chez eux. Il en est résulté une suspension des rapports entre les deux pays et notamment l’arrêt de tous les programmes de coopération en matière de travail. Le projet était terminé, mais nous devions en faire l’évaluation en janvier de cette année avec nos homologues chinois et échanger sur des suites possibles, mais tout est gelé. Difficile donc de dire comment les choses vont évoluer.

Pour en savoir plus :

– Dans Metis : « Chine : Le droit du travail s’éveille, les conflits aussi ! » Entretien avec Aiqing Zheng par Claude-Emmanuel Triomphe, août 2016

– Isabelle Thireau, Hua Lishan, Les Ruses de la démocratie, protester en Chine, Seuil, 2010

– Bao X. ; Murray G. (2016) « Chine : Évolutions récentes des conflits collectifs du travail dans les entreprises », Chronique Internationale de l’IRES 2016/4 (N° 156), pages 116 à 134.

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Secrétaire de rédaction de Metis, journaliste et rédactrice web, je suis passée par le marketing et les relations internationales.