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En pleine discussion sur la « fin du salariat », les développements des nouvelles formes d’emploi et surtout des nouveaux « arrangements » dans les façons de travailler (auto-entrepreneuriat, co-working, shifteurs, free-lances...), le livre de Claude Didry L’Institution du travail, Droit et salariat dans l’histoire mérite que l’on s’y plonge. On en a assez peu parlé dans la presse et c’est dommage. Danielle Kaisergruber l’a lu pour Metis.

 

salariat

Claude Didry est sociologue, il s’est fait historien pour questionner l’assimilation permanente, la confusion entre travail et emploi, puis la réduction de l’emploi à une grandeur sur le « marché du travail ». L’histoire est précieuse pour ce questionnement très moderne.

Longtemps le travail a été simplement le travail (une activité qui produit un bien ou un service ayant une valeur marchande), négocié commercialement comme du « louage d’ouvrage ». Les ouvriers étaient alors, selon cette belle expression « entrepreneurs en ce qu’ils font ». C’est ce temps d’avant le « contrat de travail » qui nous est restitué ainsi que le moment de la construction juridique et sociale du salariat au début du 20° siècle.

Pour l’essentiel pendant le long 19° siècle nécessaire à la digestion de la Révolution de 1789, le droit qui régit le travail est celui du Code civil de 1804 (voir dans Metis l’entretien avec Alan Mac Neal qui s’attarde longuement sur le rôle de la Common Law pour définir le travail au Royaume Uni « Droit du travail britannique : évolutions récentes »). En ce sens, l’œuvre de la Révolution française ne se résume pas à la Loi Le Chapelier qui supprime l’ordre ancien des corporations de métiers et associations. Les décrets pris dans la fameuse Nuit du 4 août précisent : « Tous les citoyens sans distinction de naissance, pourront être admis à tous les emplois et les dignités ecclésiastiques, civiles et militaires, et nulle autre profession utile, n’emportera dérogeance ».

Dans la mise en forme effectuée par le Code civil, il n’y a pas de distinction ouvrier-patron et la subordination ne semble pas inscrite dans une quelconque loi naturelle. Un ouvrier peut se voir reconnaître « entrepreneur en ce qu’il fait » quand il travaille « à prix faits » et à son tour il peut engager d’autres ouvriers pour participer à la réalisation de « l’ouvrage ». La définition du travail est alors beaucoup plus large que celle du « contrat de travail ». Le travail prend sens par rapport à l’ouvrage et dans le dialogue pour faire le prix on parle qualité (C’est ainsi que la Condition des Soies à Lyon en 1805 est créée pour maîtriser la qualité des matières premières), et conditions de remise de l’ouvrage. L’ouvrier fait son affaire de l’exécution, le plus souvent en famille et au domicile, parfois en enrôlant d’autres ouvriers : on trouve dans les romans de Zola de nombreux exemples de ce type d’organisation. Les abus sont nombreux, on parle de « sweating system » (système de la sueur) dans la production des textiles et vêtements pour le compte des grands magasins qui sont alors les donneurs d’ordre. Il faut un Décret en 1848 pour limiter « l’entr’exploitation entre ouvriers » ou « marchandage » qui sera finalement interdit à la fin du siècle. Dans le secteur de l’imprimerie, on introduit des règles pour un marchandage égalitaire qui permette de rétribuer « le travail en conscience » et non seulement « le travail aux pièces ». Quelle est alors la mesure ? Le temps de travail dont la notion apparaît peu à peu.

Contrairement à Robert Castel (Les Métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, 1999), pour Claude Didry, le salariat n’est pas une donnée quasi naturelle du capitalisme. Au contraire « l’invention du salariat » par les juristes de la Belle Epoque correspond à l’établissement d’un bouclier protecteur pour le travail en même temps qu’elle est une rationalisation et une simplification des formes variées de marchandage : soit une seule formule pour toutes les catégories professionnelles.

Il est assez fascinant de voir comment se construisent toutes ces notions dont on pense aujourd’hui soit qu’elles sont menacées et qu’il faudrait les défendre à tout prix, soit qu’il faut les faire bouger pour ouvrir davantage de possibilités de création d’activités et de formes d’émancipation. Par exemple la « responsabilité » des commanditaires en matière d’accidents du travail sur les chantiers de coupe des bûcherons, ou bien le fait que les travailleurs à domicile (les « apiéceurs ») puissent ne pas être assujettis aux cotisations des « Assurances sociales ». Tandis que peu à peu, les opinions se familiarisent avec une équivalence temps-salaire qui a encore de beaux jours devant elle-même si elle est aujourd’hui en grande partie dépassée.

Il est plus qu’intéressant de voir que le critère qui permet de qualifier une relation de travail est d’abord celui de la continuité dans le temps, avant d’être celui de la subordination. Ainsi la notion de subordination serait-elle au droit du travail ce que le droit naturel a été au droit constitutionnel ou au droit de la propriété : une fiction nécessaire ?

Il est amusant d’observer dans les années 1920-1930 le parallélisme entre les combats des « midinettes » travaillant pour les Maisons de couture et ceux des ouvriers de l’aéronautique naissante…De voir les hésitations portant sur les choix de vocabulaire : va-t-on dans le Code du travail qui s’élabore (le premier date de 1910) parler « d’entreprise », « d’établissement » ou « d’employeur ». On sait qu’aujourd’hui la notion d’entreprise n’existe toujours pas juridiquement entre le droit du travail et le droit du capital (droit des sociétés)…Pour ne pas parler de l’entreprise élargie, des entreprises en réseaux, des liens de sous-traitance en cascade et des responsabilités sociales et économiques que cela entraîne, cela ne facilite guère les choses !

Dans une dernière partie de son livre, Claude Didry qui a beaucoup travaillé sur les restructurations, étend son analyse à la construction de la notion de « marché du travail » comme stricte confrontation offre-demande.

On ne peut s’empêcher tout au long de la lecture de penser au développement de la « on-demand economy » favorisée par les plates-formes numériques qui recréent l’organisation et la rétribution du travail à la tâche. Au développement de l’auto-entreprenariat, au travail en réseaux professionnels et marchands de nombreux free-lanceurs qui se sentent tout à fait « entrepreneurs en ce qu’ils font ». Ou aux districts italiens dans lesquels le « marchand », le preneur d’affaires, organise toute une chaîne de production faite d’indépendants, du design à la boutique. La dernière fois que je suis allée, pour une enquête, à Modène (Carpi juste à côté), tous les marchands étaient chinois…Ou de la diversité des formes de travail anciennes ou actuelles.

Pour en savoir plus :
– Claude Didry, L’Institution du travail, Droit et salariat dans l’histoire, La Dispute, 2016
– Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, Gallimard, 1999
– Robert Salais, Nicolas Baverez, Bénédicte Reynaud, L’invention du chômage, 1999
– Jonathan Louli, « Claude Didry, L’Institution du travail. Droit et salariat dans l’histoire », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2016, mis en ligne le 19 avril 2016, consulté le 13 octobre 2016.

 

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.