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par Cécile Jolly

Jérôme Pimot était l’invité de l’ASTREES LAB « nouveaux indépendants » (#LabIndé) consacré aux besoins de protection de ces travailleurs d’un nouveau genre, résolument autonomes, qualifiés ou non, et souvent plus précaires et moins protégés par un patrimoine que leurs aînés, artisans, commerçants ou professions libérales. Il nous a raconté la saga des livreurs à vélo recrutés comme auto-entrepreneurs par des plateformes mettant en relation fournisseurs et clients.

 

coursiers

Crédit image : Sebastien ORTOLA

 

Pour Jérôme Pimot, les coursiers à vélo sont les guerriers des tranchées : ils sont la ligne de front des travailleurs indépendants « précaires », ceux qui sont le plus en manque de protections, le bout de la chaîne de l’ubérisation. Ils sont victimes d’abus et de pratiques illégales de travail, de stress et de cadences infernales, d’accidents du travail non indemnisés dont peu se soucient à commencer par eux-mêmes. Victimes du mirage d’un travail sans patron, du travailler plus pour gagner plus, ils finissent fatigués et en manque d’argent. Le bitume, c’est la mine des temps modernes, Germinal au royaume des plateformes.

Animateur socio-culturel reconverti en livreur à vélo, Jérôme Pimot en a fait l’amère expérience. Habitué des salles de restaurant où il aidait sa mère à servir, ce qui lui a donné le sens du client, amoureux du grand air plus que des bureaux confinés, il décide de pédaler le long des rues parisiennes pour livrer plis ou colis en tous genres. Las, les coursiers salariés sont une communauté très fermée et Jérôme n’y trouve pas sa place.

Qu’à cela ne tienne, il ira s’embaucher sur ces plateformes à la demande qui permettent en un clic de choisir son repas préféré et de se le faire livrer aussitôt. Et les Foodora, Deliveroo, Take Eat Easy, Stuart et autres Uber Eats lui proposeront non pas de devenir un salarié répondant à des ordres, mais d’être son propre maître. Comme les autres apprentis livreurs qui se lancent dans l’aventure avec l’appétit de la jeunesse, il valorise d’abord cette liberté, s’investit dans une activité qu’il pense avoir choisie, multiplie les courses pour gagner plus d’argent, sans souci du danger ni de sa santé, et concoure pour obtenir la prime de la semaine ou du mois qui valorise le meilleur coursier.

Puis vient le temps du désenchantement. Jérôme se fait « déconnecter » parce qu’il ne porte pas les couleurs de la plateforme sur son coupe-vent ou sur son sac à dos de livreur. Payé à la course, il pédale frénétiquement pour maintenir sa rémunération parce que la plateforme a décidé unilatéralement de baisser ses tarifs. Un client le note mal parce qu’il arrive en retard, du fait d’un bug informatique de la plateforme, et il perd sa prime de « meilleur ouvrier ».

Plus grave, quand l’accident survient sur ce bitume parisien trépidant et encombré où les coursiers à vélo, fatigués et stressés par leur planning trop chargé, deviennent vulnérables et imprudents, c’est la catastrophe. Et le mirage de l’argent vite et bien gagné s’envole. Il est autoentrepreneur, et n’a pas souscrit d’assurance civile qui lui aurait coûté 250 euros par mois : il doit donc payer de sa poche les dégâts qu’il a causés à d’autres. Il n’a pas la couverture sociale des salariés puisqu’il est son propre patron, son arrêt de travail ne sera donc pas indemnisé. Et il perdra la caution qu’il a dû avancer à la plateforme pour le prêt de son portable, désormais inutilisable… Quant à son vélo « froissé », il devra en assumer seul la réparation. S’il n’a pas fait de burn-out ni eu d’accident grave ou causé de blessures, d’autres n’ont pas eu sa chance.

Il se sent floué et commence à discuter sur le parvis de la place de la République où les livreurs en attente de commande se retrouvent entre deux courses. Les « petits jeunes » lui trouvent des accents cégétistes quand il les incite à la révolte. Et le syndicalisme traditionnel n’a pas bonne presse auprès de ces jeunes des banlieues qui, loin de se sentir esclaves d’une plateforme, y trouvent un espoir d’ascension sociale sans contraintes… jusqu’au drame de la cessation de paiement.

Entre-temps, Jérôme a bossé son dossier. Il a fait lire son contrat de prestation à un ami avocat et son verdict est sans appel : « tu es un salarié sans le savoir, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose ! » Car quand les livreurs géolocalisés sont « dispatchés » par un algorithme, leur planning, c’est-à-dire leurs heures de travail, n’est pas totalement libre ; quand les livreurs sont en permanence évalués, avec des points attribués par les clients et les restaurateurs qui peuvent valoir sanction, ils sont de fait sous les ordres d’un employeur ; quand arborer l’uniforme de la marque est obligatoire, l’employeur impose des directives ; quand c’est la plateforme qui facture et fixe les prix de la course, elle exerce de fait un contrôle sur le travail. Tout ce qui constitue en droit le lien de subordination (pouvoir de donner des ordres, des directives, de contrôler le travail et de sanctionner) semble, aux yeux de l’avocat, contredire l’indépendance statutaire des livreurs à vélo.

Mais prouver cette soumission à l’autorité d’un employeur « plateforme » nécessite une procédure judiciaire. Jérôme ira donc aux prud’hommes pour faire requalifier son contrat de prestation en salariat et convaincra, non sans mal, quelques-uns de ses petits camarades de l’accompagner. Car, c’est le paradoxe, beaucoup ne se « sentent » pas salariés ou préfèrent un statut d’auto-entrepreneur qui n’est qu’un complément d’activité. Difficile dans ce cas de fédérer les énergies, sans compter les pressions exercées par les plateformes elles-mêmes qui menacent de couper les vivres aux rebelles ou qui achètent leur silence.

La faillite de Take Eat Easy qui emploie plus de 2000 coursiers, jeunes pour la plupart, va pousser néanmoins les coursiers à s’organiser. Ils créent en mai 2016 un « Collectif Coursiers Franciliens » pour obtenir une requalification de leurs contrats auprès des tribunaux. Même si la requalification, pour Jérôme comme pour les autres coursiers, n’est pas leur horizon ultime. Ils ne veulent pas nécessairement être salariés, mais ils aspirent à plus de protection, à peser davantage sur les conditions contractuelles des plateformes numériques tout en gardant leur liberté.

Et dans ce cadre l’union fait la force : elle permet de négocier des protections privées, mutualisées donc moins onéreuses, de faire pression sur les donneurs d’ordre, de peser par une action collective sur la jurisprudence voire de proposer une solution alternative. C’est le dernier combat de Jérôme. Il envisage, avec le soutien de la ville de Paris, d’emmener le collectif des coursiers vers une forme alternative d’emploi, la coopérative d’activité, qui assure à ses membres un quasi-statut de salarié tout en gardant l’autonomie des travailleurs qui choisissent leurs clients et leur temps de travail.

Et l’on peut se demander si les « mineurs » du bitume entendent ainsi réinventer les luttes…et le salariat ?


Pour en savoir plus sur les ASTREES LAB : une démarche collaborative de production et de production de pratiques innovantes

 

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