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Puisque décidément l’époque est au triomphe du conservatisme sous toutes ses formes, il n’est pas inutile de les connaître mieux. Partant du constat de l’absence d’intérêt, des universitaires et chercheurs pour les mouvements de droite, Clarisse Berthezène et Jean-Christian Vinel (tous deux professeurs au Département d’Etudes anglophones de l’Université Paris Diderot) ont rassemblé dans un ouvrage des articles croisés sur les USA, le Royaume-Uni et la France. Un détour par l’histoire instructif.

 

conservatisme

 

Donald Trump n’est pas sorti instantanément tel Batman des derniers étages de la Trump Tower, et le style très particulier de Theresa May non plus (très à droite, mais sociale, traditionaliste dans ses valeurs, mais féministe). Une tradition bien établie dans le monde des historiens et des politologues (type René Rémond en France) fait du conservatisme non un corpus d’idées, mais plutôt quelque chose comme « un état d’esprit », dans la tradition de la critique de la Révolution française de 1789 par Edmund Burke. Mais au 20e siècle, le conservatisme s’est profondément transformé et diversifié. Il s’est en quelque sorte « collé » au libéralisme économique qui a gagné le monde depuis l’accession de la Chine à l’OMC et la chute du Mur de Berlin. Et dans le même temps, il s’est transformé en « révolution morale et sociale ».

S’agissant des États-Unis, c’est dans les années 60 que commence de s’affirmer un ensemble d’idées maintenant bien enracinées : la lutte contre le New Deal et le keynésianisme en est la base, avec le refus des impôts et cotisations sociales obligatoires, donc de l’Etat Providence. Les figures de Barry Goldwater (candidat aux Primaires démocrates de 1964), de George Wallace (candidat républicain aux élections de 1964 puis de 1968) sont caractéristiques. L’objectif de Wallace : « représenter une proportion large de la population américaine blanche : les bas salaires, les petits entrepreneurs, les petits agriculteurs avec un discours hostile aux élites de la Nouvelle-Angleterre et aux Noirs américains ». (Michael Kazin et Stéphane Porion, « Deux conservateurs populistes aux États-Unis et au Royaume-Uni : George Wallace et Enoch Powel »). George Wallace avait des réseaux de militants de base dans le sud en particulier, autour de la John Birch Society, un groupe d’adeptes des théories du complot. Le populisme, au sens de l’entretien de la colère des plus défavorisés en leur offrant des boucs émissaires explicatifs et exutoires, est déjà bien là. La défense de la ségrégation raciale est restée bien vivante jusqu’au dernier tiers du 20e siècle. Rappelons que c’est en 1968 que Martin Luther King est assassiné.

 

« C’est à partir de ce moment-là que les conservateurs affichèrent leur sympathie pour les Blancs, les contribuables, les mères au foyer, les Américains moyens qui se sentaient méprisés par les progressistes puissants qui semblaient se soucier davantage du sort des Noirs pauvres que des Blancs de la classe moyenne ». Ce « fond de tableau » s’est en fait constitué dans la continuité des idées et des comportements ségrégationnistes bien avant la conversion reaganienne au libéralisme économique formant comme un état social moral, pour parler comme Tocqueville, un populisme agraire qui revalorise ceux qui n’ont pas de diplôme ou n’exercent pas de profession à caractère intellectuel dans les grandes zones métropolitaines. Trump ne dit-il pas « j’adore les gens peu éduqués »….

 

La candidature de Barry Goldwater en 1964 avait suscité les mêmes dénégations de la presse de l’époque que celle de Trump aujourd’hui : « Quand, dans toute notre histoire, a-t-on vu quelqu’un avec de telles idées, aller aussi loin ? » écrivait un journaliste. Quelques-unes de ses idées : s’opposer aux droits civiques, prôner l’abrogation de la loi sur la Sécurité sociale, démanteler le droit du travail, envisager que les États-Unis se retirent de l’ONU…

 

Quant au chapitre des idées en économie, il n’est pas inutile de rappeler que le livre de Frederik Hayek The road to serfdom s’est vendu à 10 millions d’exemplaires aux États-Unis dans les années 1930, dont une version en bandes dessinées dans le magazine Look ! Dès cette époque des dizaines de think tanks libéraux ont vu le jour. Nombre d’entre eux ont eu pour mot d’ordre « la liberté d’entreprise qui repose sur l’intervention de l’État la plus modeste et la foi chrétienne la plus forte ». Jean-Christian Vinel, qui rappelle ces mots (« Le conservatisme américain 1932-1980 ») inscrit dans ce courant la fondation de l’entreprise Wal-Mart en 1962 par Sam Walton : « construite à la fois sur le rejet des lois sociales, un profond dévouement des salariés et une division genrée du travail qui trouvent leur source dans la foi et la piété des communautés autour de Bentonville, dans l’Arkansas ». Il y a donc clairement aux États-Unis une double histoire du conservatisme : une histoires des idées (en particulier économiques) et « une histoire par le bas », avec des librairies, des romans-feuilletons populistes, des pamphlets de dénonciation, des listes de livres à bannir, des réunions de « citizen house-wiwes » qui examinent les manuels scolaires remis à leurs enfants, des sermons dans les églises et des talk-shows sur les écrans… (voir dans ce dossier l’article de Jean-Christian Vinel). L’enracinement local, pas plus que le conservatisme des ouvriers américains, n’est pas une donnée récente de la vie politique.

 

Les effets de la crise de 2008 et de la mise en place de l’immense « supply chain » mondiale de la production industrielle qui a déplacé les usines à l’autre bout du monde ont transféré le pouvoir aux marchands, aux distributeurs (les Wal-Mart, Carrefour et autres), mais la réaction à ce « capitalisme marchand du sweat shop » ne passe pas par la critique sociale, mais par la mise en cause des élites quelles qu’elles soient. (Nelson Lichtenstein, « État « robustes » et État « modestes » face à un nouveau pouvoir marchand »).

 

De nombreux autres chapitres du livre s’attachent à évoquer les paradoxes anglais, où l’on peut voir qu’en règle générale les dépenses sociales augmentant davantage lorsque les conservateurs sont au pouvoir, que ce sont des conservateurs qui ont proposé le premier impôt sur la fortune (wealth tax) pour lutter contre l’immobilisme d’une gérontocratie de propriétaires. On y découvre aussi le rapport très particulier des Anglais à une Sécurité sociale universelle, que Thatcher jugeait tout à fait compatible avec son programme d’État minimaliste (il paraît qu’elle avait toujours le Rapport Beveridge sur son bureau, à côté de la Bible). Ainsi que les deux visages du conservatisme anglais : l’un libéral, anti-étatiste et anti-syndical (Thatcher justement), l’autre plus enraciné dans les communautés locales, l’entraide solidaire et aussi les populations ouvrières (Theresa May ? à suivre…). On observe d’ailleurs que le conservatisme anglais a toujours remporté un certain succès auprès de la classe ouvrière et auprès de l’électorat féminin. Certains des auteurs en concluent que les réformes économiques et sociales sont peut-être au final davantage dépendantes des trajectoires nationales, des traditions historiques et des institutions que des idéologies du personnel politique en place. (Josée Harris, « Principes, marchés et intérêt national, Les approches conservatrices de la politique sociale »).

 

Ce livre « savant » propose de salutaires détours historiques : un peu plus de connaissances et de culture pourrait peut-être aider à mieux prévoir…

 

Pour en savoir plus :


Conservatismes en mouvement Une approche transnationale au 20e siècle, sous la direction de Clarisse Berthezène et Jean-Christian Vinel, Editions de l’EHESS, 2016

– Le dossier récent de Metis, Les droites et le travail

 

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.