par Sabina Issehnane, Leila Oumeddour et Jean-Louis Dayan
L’explosion des « activités réduites » à Pôle emploi est un révélateur du brouillage des frontières sur le marché du travail.
En très forte croissance depuis 2008 (+ 80 %), le nombre de demandeurs d’emploi en « activité réduite » approche les 2 millions. Ce sont désormais plus du tiers des 5,5 millions de chômeurs inscrits à Pôle emploi et tenus de rechercher activement un emploi qui déclarent avoir travaillé dans le mois. Parmi eux, une forte majorité (1,3 million) l’a fait pour au moins 78 heures. Qui sont les chômeurs en activité réduite ? Comment le cumul emploi-chômage s’inscrit-il dans leur parcours ? Chercheures au Centre d’études de l’emploi et du travail – CEET, Sabina Issehnane et Leila Oumeddour ont activement participé aux recherches pluridisciplinaires menées en réponse à l’appel à projets lancé en 2013 par Pôle emploi pour y voir plus clair. Elles nous livrent ici leurs principaux résultats.
Votre recherche a mené de front une analyse quantitative des profils et des parcours des chômeurs en activité réduite et une enquête qualitative, faite d’entretiens approfondis auprès d’une quarantaine d’entre eux. Ces approches combinées vous ont-elles permis d’en dresser un portrait-type ?
Il nous a d’abord fallu préciser ce qu’il fallait entendre par « activité réduite », car la notion reste floue. Administrativement (et statistiquement), il s’agit des personnes inscrites à Pôle emploi, tenues de rechercher activement un emploi, et qui ont déclaré avoir travaillé dans le mois (on y distingue les catégories B – moins de 78 heures travaillées – et C -78 heures ou plus). Mais l’activité réduite, c’est aussi la possibilité de cumuler allocation de chômage et revenu d’activité. Une possibilité ouverte dès les années 1980, mais considérablement élargie par les conventions d’assurance chômage de cette dernière décennie. Elle s’inscrit ainsi clairement dans les politiques « d’activation », qui visent à inciter les chômeurs à la reprise d’emploi et tendent à modifier la mission de l’assurance chômage, du versement d’un revenu de remplacement à celui d’un revenu de complément.
Ensuite, nous avons choisi en effet de combiner deux démarches :
• une analyse quantitative longitudinale, en reconstituant, grâce aux données de panel dont nous disposions, les parcours individuels des demandeurs d’emploi en activité réduite sur 24 mois,
• une enquête qualitative (entretiens semi-directifs approfondis) pour mieux saisir l‘épaisseur et la variété des trajectoires.
Pour y voir plus clair, nous avons distingué deux dimensions de l’activité réduite : sa durée (le temps total qu’elle occupe dans le parcours étudié) et son intensité (le nombre d’heures travaillées). Le premier enseignement de notre recherche, c’est que les chômeurs concernés forment une population très différenciée. Nous n’avons pas identifié un seul profil-type mais une série de sous-groupes aux traits et aux parcours contrastés. Emergent alors plusieurs figures-types :
• Des femmes d’âge intermédiaire (26-49 ans), peu diplômées, élevant souvent seules leurs enfants, avec une pratique de l’activité réduite à la fois fréquente et intense, débouchant rarement sur des emplois durables.
• Des séniors au parcours marqué par des accidents, soit de la vie professionnelle (licenciement, accident du travail) soit de la vie tout court (incapacité, séparation…), et confrontés à des difficultés financières récurrentes.
• Des jeunes, plus diplômés que les précédents, pour qui l’activité réduite est plus rare mais plus durable, et qui sont nombreux à disparaître des fichiers sans que l’on connaisse leur devenir. Souvent aussi ils sont en situation de cohabitation prolongée avec leurs parents, et sont sortis d’un contrat d’alternance sans trouver d’emploi plus durable.
Mais l’analyse statistique isole d’autres déterminants, cette fois du côté de l’offre d’emploi : ce sont les secteurs de services grands utilisateurs de contrats courts (CDD d’usage, intérim) et de temps partiel, comme le nettoyage, la sécurité, les hôtels-cafés-restaurants, les centres d’appel, le commerce… qui concentrent les emplois occupés en activité réduite. On observe également des écarts marqués entre régions ou bassins d’emploi, qui recoupent les différences sectorielles, avec par exemple l’emploi fréquent de salariés en activité réduite dans des secteurs sinistrés ou des activités saisonnières (pratique des CDD récurrents ou du CDI annualisé).
Ayant suivi les individus sur plusieurs mois, avez-vous pu identifier des parcours-types de demandeurs d’emploi passés par l’activité réduite ?
C’était l’un des objectifs de notre recherche. En comparant la succession d’états connus par chacune des personnes constituant notre échantillon (chômage tout court, activité réduite, CDD, emploi temporaire, CDI, sortie du fichier sans motif connu) nous avons pu construire une typologie en 6 parcours-types. 18 % d’entre eux aboutissent à l’emploi (8 % en CDI et 10 % en contrat court), 25 % restent principalement constitués d’activités réduites (9 % d’activités courtes, 16 % d’activités longues). Les autres se partagent entre maintien au chômage sans activité réduite (30 %) et sortie du chômage sans motif connu (27 %). Comparé aux parcours de demandeurs d’emploi de mêmes caractéristiques n’ayant pas exercé d’activités réduites, le passage par le cumul emploi-chômage n’a pas d’effet statistiquement significatif sur le taux d’emploi au bout d’un an. Il semble en revanche accroître la probabilité d’occuper un emploi temporaire plutôt qu’un CDI. L’effet de « marchepied » vers l’emploi souvent prêté aux expériences de travail en cours de chômage n’est donc pas patent. Les études menées ne convergent pas toutes, c’est pourquoi il est important de poursuivre les recherches sur cette question.
Comment les personnes interrogées vivent-elles l’activité réduite ?
Le volet qualitatif de notre recherche montre que toutes les personnes rencontrées visent le retour à l’emploi à durée indéterminée et à temps plein. Mais il s’agit de populations le plus souvent fragiles : des jeunes qui ne parviennent pas à quitter le domicile de leurs parents faute d’emploi stable, des séniors faisant face à des difficultés financières récurrentes et souffrant souvent d’incapacité professionnelle voire de handicap ; des mères seules qui ont beaucoup de mal à concilier emploi et responsabilités familiales, y compris lorsqu’elles travaillent à temps partiel du fait d’horaires souvent atypiques… Tous ont en commun de trouver faute de mieux dans les activités réduites le moyen de subvenir à leurs besoins et faire face à leurs difficultés. À bien des égards le monde des « activités réduites » nous est apparu comme un reflet de « la misère du monde », d’une détresse sociale faite de peur du lendemain et de peine à boucler les fins de mois. Bref, l’activité réduite est très majoritairement subie.
Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est jamais instrumentalisée : nous avons aussi identifié une minorité de jeunes diplômés en mesure d’optimiser le dispositif de cumul emploi/allocation en enchaînant des emplois courts, sur le modèle de l’intermittence. Plus généralement, les demandeurs d’emploi qui mobilisent ce dispositif de cumul sont sans surprise les individus les mieux dotés (en diplôme, en réseau, en logement, etc.) même s’ils vivent aussi de réelles difficultés.
Il faut ajouter que nous avons constaté de la part des intéressés eux-mêmes une très grande méconnaissance du dispositif de cumul, dont les règles sont mal comprises et souvent découvertes après-coup, avec le versement des allocations maintenues. Le basculement en catégorie B ou C est tout aussi méconnu. Seuls les intérimaires paraissent mieux au fait des règles en vigueur, via leur conseiller Pôle emploi ou leur agence de travail temporaire. C’est d’ailleurs souvent parce qu’ils ont du mal à sortir de l’intérim.
Mais ce tableau reste au total simplificateur : il faudrait aller plus en détail pour rendre pleinement compte de la grande diversité des parcours que nous avons observés, tant les facteurs de différenciation sont nombreux : l’usage et l’effet des activités réduites diffèrent selon le territoire, on l’a dit, mais aussi le régime d’indemnisation (assurance chômage, solidarité, RSA…), la durée des activités réduites, leur récurrence, le moment du parcours où elles interviennent…
Tirez-vous de votre recherche des conclusions en matière de politique de l’emploi et du marché du travail ?
Notre principale conclusion, c’est que le développement accéléré de l’activité réduite est d’abord le révélateur de la segmentation croissante du marché du travail et du brouillage des frontières entre emploi et chômage. Il est permis de se demander si même il ne participe pas à ce brouillage, en encourageant les employeurs à offrir des emplois de courte durée ou de faible volume horaire. Aucun élément dans notre enquête ne nous permet cependant d’étayer l’hypothèse d’un effet en retour des activités réduites sur les pratiques d’embauche ; peu d’entreprises, hormis le cas particulier des agences d’intérim, semblent au demeurant connaître suffisamment le dispositif de cumul pour en tirer parti de cette façon.
En revanche, nos résultats nous paraissent de nature à interroger les politiques d’activation de la recherche d’emploi. Les activités réduites et le cumul emploi-chômage sont vus comme un dispositif incitatif, capable de mieux mobiliser la main-d’œuvre disponible et d’encourager la recherche active d’emploi. Nous pensons plutôt qu’ils ne font que répondre aux transformations du marché du travail, en particulier à la multiplication des emplois précaires ou de mauvaise qualité et des situations de sous-emploi. Ils ne pourraient prendre un autre sens que si les politiques publiques s’orientaient résolument vers la création en nombre d’emplois de qualité.
Pour en savoir plus :
– « Le recours à l’activité réduite : Déterminants et trajectoires des demandeurs d’emploi »
Sabina Issehnane (Coord.), Fabrice Gilles, Léonard Moulin, Leila Oumeddour, Florent Sari.
CEET, Rapport de recherche n° 99
– « Pratique et impacte des activités réduites », Pôle emploi, Etudes et recherches n° 8, Août 2016
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