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Face à une pensée dominante, doxa qui paralyse les esprits et les pousse à la résignation, nous avons besoin de quelques bons points de repère. Le pavé – plus de 700 pages – de Hyman P. Minsky Stabiliser une économie instable vient d’être traduit ; il en apporte quelques-uns. Et débouche sur une surprenante question : et si l’Etat se devait d’être « employeur en dernier ressort » ?

 

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H. Minsky est connu pour avoir formulé l’hypothèse d’instabilité financière selon laquelle l’économie tend à évoluer vers une situation où les crises à répétition sont de plus en plus probables. Cet économiste américain a connu la grande dépression de 1929 à 20 ans. Dès les années 70, il annonçait, à contre-courant, les crises financières à venir. Contrairement à beaucoup de ses collègues économistes, il a abordé l’analyse du système capitaliste sous un angle financier. Il a focalisé son attention sur les secteurs monétaires et financiers qui sont, à ses yeux, le lieu par excellence où s’élaborent les forces de transformation capitaliste.

 

Il marchait ainsi sur les brisées de J.M. Keynes dont il a salué le génie pour avoir, dans la Théorie générale, considéré l’économie du point de vue de la finance. On le voit, il est tout sauf marxiste. Il est classé comme post-keynésien, démontrant que le système capitaliste « pur » induit un chômage structurel et des inégalités excessives, mais est aussi intrinsèquement instable à cause du développement du capitalisme financier.

 

Dans cette note de lecture, on ne s’attardera pas sur tous les importants développements théoriques qui constituent l’essentiel du livre pour évoquer surtout les aspects, qui méritent d’être rapportés, concernant les emplois.

 

La nécessité de réguler la finance

H. Minsky observe qu’il existe des périodes où les « choses » vont bien. La croissance est là, l’inflation est contenue. Ce sont des périodes dangereuses, car, dit-il, la stabilité est paradoxalement déstabilisante : la tranquillité encourage les comportements les plus risqués.

 

Dans ces périodes, les volontés de régulation sont dénoncées comme inutiles, voire contre-productives. C’est le temps des innovations financières pour faire plus de profit, c’est le temps de la finance spéculative où la souscription des emprunts est déployée pour rembourser une dette.

 

« Le processus par lequel la finance spéculative est amenée à occuper une place de plus en plus importante au sein du financement total des sociétés va engendrer une augmentation du prix des actifs et une hausse de l’investissement. Ce qui conduit à une amélioration du niveau de l’emploi, de la production et des bénéfices des entreprises. Cela ne peut que conforter les hommes d’affaires et les banquiers dans l’idée que l’expérience de la finance spéculative est bien-fondée. »

Mais, à force de prendre des risques, certaines dettes ne sont plus honorées. Arrive ce que l’on a appelé le moment Minsky où les investisseurs surendettés doivent brader leurs actifs pour disposer de liquidités, mais avec le risque d’enclencher la spirale de baisse auto-entretenue du prix de ces actifs et un assèchement de la liquidité.

 

D’où l’importance du « prêteur en dernier ressort » qui joue un rôle essentiel pour sauver le système. Pour éviter l’effondrement de l’économie, il a fallu instituer un « prêteur en dernier ressort » : ce rôle a été dévolu aux banques centrales. Celles-ci doivent intervenir rapidement et garantir la disponibilité d’un refinancement pour éviter un repli cumulatif susceptible de mener à une dépression de grande ampleur, une déflation par la dette. Ainsi, les banques centrales doivent être prêtes à acheter ou accepter en garantie des actifs financiers qui ne seraient plus échangeables sur le marché. C’est une socialisation des pertes potentielles.

H. Minsky insiste sur le fait que, pour que ce rôle de prêteur en dernier ressort soit efficace, il faut que les banques centrales puissent surveiller la sphère financière et édicter des règles pour éviter les « sorties de route ». Mais la pensée libérale tend à minimiser ce rôle déterminant : la primauté du profit et de la validation des dettes est un objectif politique.

 

Parler de la « vraie » économie

Évidemment, cette œuvre de théorie économique contient quelques « règlements de compte » avec la pensée économique dominante, la synthèse néoclassique dont il dit qu’elle est devenue la théorie économique d’un capitalisme sans capitalistes, sans actifs immobilisés et sans marchés financiers.

 

Il note que la période des « trente glorieuses » a créé un contexte de réussite permettant à des doctrines économiques d’affirmer que les économies capitalistes tendent intrinsèquement à générer le plein emploi.

 

« Une opinion qui fut étayée par les développements récents de l’économie mathématique qui « prouvait », avec la plus irréprochable des rigueurs, bien que se fondant sur des hypothèses épiques, qu’un mécanisme de marché décentralisé ne pouvait que donner un résultat cohérent. Ces hypothèses des plus osées niaient l’existence de la monnaie, du temps, de l’incertitude et du caractère prohibitif des actifs immobilisés. En d’autres termes, l' »économie » de la théorie économique, sur des points essentiels, n’a rien à voir avec le fonctionnement de notre économie. »

 

Son ambition est de 

« développer une théorie qui explique pourquoi notre économie fluctue, et de montrer que l’instabilité et l’incohérence qui surviennent de temps à autre sont liées au développement de structures financières fragiles, étant entendu que cette fragilité est une évolution normale dans toute économie capitaliste où certains acteurs cherchent à financer la propriété d’actifs immobilisés ou des investissements ».

H. Minsky affirme 

« pencher donc d’emblée en faveur d’une théorie où le mécanisme de marché doit être utilisé aussi largement que possible pour atteindre des objectifs sociaux, mais en reconnaissant que le capitalisme de marché est instable et peut engendrer une répartition des richesses du pouvoir détestable ».

L’impératif du plein-emploi

H. Minsky s’inscrit dans la lignée des économistes qui mettent le plein-emploi « en haut de l’agenda ». Il affirme que « la justice sociale et la liberté individuelle exigent des interventions pour que l’économie soit une économie d’opportunités dans laquelle chacun, sauf peut-être les personnes gravement handicapées, gagne sa vie au moyen d’un revenu perçu en échange d’un travail. Le plein-emploi est un bien social autant qu’un bien économique ».

 

Il est aussi résolument libéral au sens américain. Il dénonce le Big Government, l’État qui est devenu gros à cause des dépenses militaires, des programmes de transferts sociaux et des coûts liés au service de la dette publique – il écrit dans les années 80.

 

En particulier, les transferts sociaux lui paraissent une pratique nocive :

« un transfert social est une transaction unilatérale, à la différence d’un échange, qui est bilatéral. Dans ce type de prestations sociales, une unité reçoit des liquidités ou des biens et des services en nature sans avoir à offrir quoi que ce soit en échange. Le bénéficiaire d’un transfert social ressemble à s’y méprendre à un enfant à charge. Une unité qui reçoit une prestation sociale n’apporte aucune sorte de contribution au processus de production ».

 

Il note que 

« quand le secteur public transfère un revenu vers une personne, il n’y a pas d’effet direct sur l’emploi et sur la production. Rien de vraisemblablement utile n’est fourni en échange du revenu octroyé, et l’impact économique n’a lieu que quand le destinataire dépense les sommes d’argents qui lui ont été allouées ».

 

Au fond il assimile une partie des transferts sociaux au financement d’une inactivité par définition improductive, et donc à une stérilisation d’une partie de la force productive, ce que l’économiste réprouve. Mais on peut également penser qu’il a une vision éthique de l’homme trouvant sa place et sa dignité dans la société par le travail. Le plein-emploi est un bien social, car il permet de faire société.

 

Il traite longuement de la question de savoir si le marché du travail est dominant ou dépendant. En d’autres termes, est-ce qu’un bon fonctionnement du marché du travail est susceptible par lui-même de conduire au plein emploi ? Ce qui implique que le chômage serait lié aux imperfections du marché du travail. « En d’autres termes, la persistance du chômage proviendrait d’un comportement pervers de la main-d’œuvre, lui-même suscité par une bande de scélérats : les syndicats, etc.. » Il reprend à son compte, en l’approfondissant, la pensée keynésienne développant l’idée que le niveau de l’emploi n’est pas déterminé par le fonctionnement interne du marché du travail.

Il faut noter qu’il remet en cause la stratégie souvent qualifiée de keynésienne visant à atteindre le plein-emploi en subventionnant la demande.

 

« Pour y parvenir, elle utilise des instruments suivants : les conditions financières, les incitations budgétaires à l’investissement, les contrats publics, les transferts sociaux et les impôts. Dorénavant, cette stratégie politique génère une inflation chronique et des booms de l’investissement périodiques qui se terminent par des crises financières et une instabilité aggravée. »

 

Comment inventer une stratégie de plein emploi qui ne génère ni instabilité, ni inflation, ni chômage ?

 

L’Etat employeur en dernier ressort

Là, H. Minsky propose un nouveau paradigme assez étonnant, celui de l’Etat employeur en dernier ressort.

 

Au fond, la sphère financière a su imposer un dispositif qui permet de sauver les créances (du moins pour l’essentiel) en donnant à la Banque centrale un rôle de « prêteur en dernier ressort ». Il en va de la sauvegarde de l’économie.

 

Puisque le plein emploi est un bien commun, il faut imaginer un dispositif qui le sauvegarde pour l’essentiel.

 

« L’instrument principal d’une telle politique est la création d’une demande de travail infiniment élastique à un salaire plancher ou minimum qui ne dépende pas des attentes des entreprises concernant les profits à court et à long terme. Dans la mesure où seul l’État peut dissocier l’offre de travail de la rentabilité de l’embauche des travailleurs, la création d’une demande infiniment élastique de travail doit lui incomber. »

 

« Toute stratégie publique en matière d’emploi doit être orientée vers des productions qui favorisent le bien-être, même si elles ne sont pas forcément commercialisables. Ces programmes d’emploi étant appelés à fonctionner en permanence, à un niveau de base pendant les périodes fastes et à un niveau plus élevé pendant les récessions, les tâches effectuées nécessiteront un réexamen et un développement constant ».

 

« Une stratégie d’emploi comporte quatre aspects distincts du point de vue de la main-d’œuvre :
• la création d’institutions publiques, privées ou semi-publiques proposant des emplois à un salaire de base non inflationniste,
• la modification de la structure des transferts sociaux,
• la suppression des obstacles à la participation des travailleurs,
• l’introduction de mesures limitant les salaires monétaires et les coûts de travail ».

 

Le chômage, on n’aurait pas tout essayé ?

H. Minsky avait en tête les grands programmes qui avaient été mis en œuvre pendant les années 30 aux Etats-Unis :
– le « Corps civil de protection » de l’environnement, programme qui donnait du travail aux jeunes chômeurs ; il s’agissait essentiellement de travaux de reboisement, de lutte contre l’érosion des inondations ;
– l’« Administration nationale de la jeunesse », programme qui permettait aux jeunes gens d’effectuer des travaux à temps partiels et notamment des stages en entreprise ;
– l’« Administration pour les projets de travaux », principal programme du New Deal, qui a permis la construction de nombreux bâtiments publics et de routes dans le cadre de la politique des grands travaux.

 

Tous ces exemples datent, mais il développe ses travaux théoriques dans les années 70 et ce livre sera publié en 1986, dix ans avant sa disparition.

 

Il formule son projet dans le cadre des concepts qu’il met en œuvre. Ce n’est pas son métier de réfléchir aux types d’institutions à inventer, à leurs légitimités, financement, régulation, etc. Il nous laisse ce travail à faire en héritage.

 

Certains y œuvrent. Il faut citer en France l’expérience initiée récemment par ATD-Quart-Monde « Des territoires zéro chômage de longue durée » présentée par Metis. On peut également regarder si toutes les innovations créées par le courant de l’économie sociale et solidaire ne sont pas des tentatives pour créer le type d’ institutions dont nous parle H. Minsky.

 

Mais on voit bien des difficultés, les changements de mentalité que cela induirait.

 

Il y a pourtant urgence si l’on en croit l’analyse de Pierre-Noël Giraud selon laquelle
« les damnés de la terre étaient, au XIXe et au XXe siècle, les colonisés et les surexploités ; au XXIe siècle, ce sont des hommes inutiles » (« Mettre l’homme inutile au coeur de la politique économique« , Metis) 

 

Pour en savoir plus :
– Hyman P. Minsky, Stabiliser une économie instable,  Editions Les petits matins/ InstitutVeblen 2015

 

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Un parcours professionnel varié dans des centres d’études et de recherche (CREDOC, CEREQ), dans
des administrations publiques et privées (Délégation à l’emploi et Chambre de commerce et
d’industrie), DRH dans des groupes (BSN, LVMH, SEMA), et dans le conseil (BBC et Pima ECR), cela à
partir d’une formation initiale d’ingénieur X66, d’économiste-statisticien ENSAE et d’une formation
en gestion IFG.
Une activité associative diverse : membre de l’associations des anciens auditeurs de l’INTEFP, ex-
président d’une grosse association intermédiaire à Reims, actif pendant de nombreuses années à
FONDACT (intéressé par l’actionnariat salarié), actuellement retraité engagé dans les questions de
logement et de précarité d’une part comme administrateur d’Habitat et Humanisme IdF et comme
animateur de l’Observatoire de la précarité et du mal-logement des Hauts-de-Seine.
Toujours très intéressé par les questions d’emploi et du travail.