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« La prévision est un art difficile, surtout lorsqu’elle concerne l’avenir». La célèbre boutade, popularisée par Pierre Dac, semble oubliée lorsqu’il est question du travail et de ses espaces. Les prophéties autour du « bureau du futur », empreintes du même déterminisme, apparaissent aussi assurées qu’univoques. Certains constats peuvent faire consensus: de plus en plus de salariés sont amenés à être mobiles et à coopérer à distance, dans des collectifs dispersés géographiquement. Nombre d’entre eux travaillent loin de leur domicile et recherchent un meilleur équilibre entre les temps de vie, tandis qu’une part croissante de leur activité est réalisée à partir d’outils numériques. Portées par le mouvement du coworking, la progression du télétravail et la banalisation du partage des bureaux, des alternatives émergent concernant les environnements de travail. Peut-on pour autant en déduire, in abstracto, des modèles adaptés à l’ensemble des salariés et des activités du tertiaire ? Comment faire la part entre des effets de mode et des tendances lourdes? Derrière ces questions, c’est la place faite à la réalité du travail qui est en jeu. Félix Traoré, membre de la rédaction de Metis, qui travaille chez Génie des Lieux, fait le point :

 

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Entre utopies d’hier et d’aujourd’hui

 

• Le « bureau de demain » ne date pas d’hier
Alors que les transformations annoncées se présentent à la fois comme imminentes et inédites, la sociologue Justine Humphry nous rappelle que les utopies autour du travail de bureau n’en sont pas à leur première saison. Dans un article sur le mythe du « bureau du futur », elle observe que beaucoup ont abouti à des impasses, ou ne se sont simplement pas confirmées. Les années 1990, marquées par la diffusion de l’informatique dans les entreprises, ont constitué un moment à part de prospective et d’expérimentation sur les environnements de travail. Parmi les visions inspirées par ces progrès technologiques, on retrouve par exemple celle du bureau sans papier (paperless office). Dans les faits, et malgré un paradoxe apparent, l’arrivée des ordinateurs et des nouveaux équipements dans les bureaux a souvent contribué à intensifier l’utilisation du papier. La question se posera-t-elle différemment avec la diffusion des outils collaboratifs et des objets nomades? L’expérience nous apprend que les liens entre l’évolution des outils, les philosophies de management et les pratiques concrètes de travail, sont résolument plus complexes qu’on ne le voudrait.

 

• Au nom des « nouveaux modes de travail »
D’autres utopies issues du tournant de l’informatique ont conservé leur pouvoir de mobilisation. La plus populaire est peut-être celle d’un travail libéré des contraintes de temps et de lieu. « Anytime, anywhere » ; la formule, apparue en 1996 sous la plume d’un informaticien, fait toujours slogan. A cette même époque, elle a inspiré des expériences plus ou moins heureuses, à l’image des « bureaux virtuels » déployés par Andersen Consulting ou encore chez IBM. Depuis une dizaine d’années, elle est régulièrement mobilisée dans les entreprises à des fins de communication interne, à l’occasion de projets immobiliers. Sous la forme d’une référence aux « nouveaux modes de travail », elle sert le plus souvent à justifier le partage de postes de travail autrefois attribués en propre aux personnes.
Avec l’émergence des tiers-lieux, la prophétie de la « fin du bureau tel que nous le connaissons » trouve, depuis peu, un nouvel élan. Culturellement, elle s’appuie sur les nouveaux mots d’ordre de la littérature managériale, qui se bousculent sous l’étendard de la « transformation digitale » : autonomie, créativité, collaboratif, nomadisme… Au plan médiatique, elle est activement relayée par des entreprises de l’informatique, de l’immobilier et du conseil, qui en tirent argument pour promouvoir de nouveaux services. Dans le concret, le flou demeure quant aux pratiques et aux modes d’organisation du travail que les discours, fardés de mots-clés, prétendent désigner.

 

Des alternatives à inventer

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• Télétravail : la révolution n’a pas eu lieu
Les attentes portées sur le télétravail (qualité de vie au travail, protection de l’environnement, revitalisation des territoires périphériques…) ont amené de nombreux observateurs, depuis les années 1970, à anticiper sur son développement massif. Aussi la lenteur de sa diffusion a-t-elle trompé la plupart des prévisions. A ce titre, la France apparaît particulièrement en retrait, avec 16,7 % de télétravailleurs dans la population salariée en 2011, contre 20 à 35 % dans les pays anglo-saxons et scandinaves. Parmi eux, deux tiers pratiqueraient le télétravail « gris », c’est-à-dire de manière informelle ou exceptionnelle. Les nombreuses négociations d’entreprise engagées depuis la loi dite « Warsmann II » de 2012, qui fait entrer le télétravail dans le Code du travail, ainsi que le décret relatif à sa mise en place dans la fonction publique (février 2016), vont toutefois dans le sens d’une progression de sa forme contractualisée.

Pour autant, la révolution longtemps annoncée n’a toujours pas eu lieu. L’importance statistique du phénomène, comme son potentiel de développement, sont sujets à controverse. La majorité des télétravailleurs passent 1 à 2 jours par mois en télétravail, et très rares sont ceux qui travaillent plus d’un jour par semaine à distance. La fin des bureaux est donc toujours loin… En outre, ce temps de travail s’effectue encore essentiellement depuis le domicile, lequel n’est pas un lieu neutre. Son assimilation aux loisirs et au temps libre motive des réticences de la part des managers, et chez certains salariés, la crainte d’un envahissement de la sphère privée. La peur de l’isolement social, du manque de stimulation et des distractions propres à l’espace domestique constituent d’autres freins à l’extension du travail à domicile.

 

• Dans la vague du coworking
Depuis quelques années, c’est le phénomène du coworking qui suscite l’euphorie. Au sein des entreprises plusieurs types d’acteurs s’en saisissent. Parmi les plus traditionnels, comme les directions de l’immobilier, mais aussi parmi les fonctions montantes aux intitulés de postes prometteurs, directeurs de l’innovation et chief happiness officers en tête. Le coworking séduit par les valeurs dont ses pionniers se sont revendiqués : liberté, passion, partage, coopération. Né dans la Silicon Valley au milieu des années 2000 au sein de communautés d’entrepreneurs de l’informatique, il charrie l’imaginaire mythique construit autour de ces dernières et de l’« esprit start-up ». Aussi s’est-il rapidement étendu à l’échelle internationale, si bien qu’en 2015, le recensement du site Deskmag estimait à environ 7800 le nombre d’espaces de coworking dans le monde. En France, on dénombre environ 400 ouvertures depuis 2010, où ils n’étaient qu’une quinzaine. Cette croissance exponentielle ne doit pas, cependant, faire oublier que le gros du secteur est toujours en recherche d’un modèle économique pérenne, au point que le géographe Bruno Moriset s’interroge sur l’existence d’une « bulle du coworking ». Dans ce contexte, l’arrivée d’un grand acteur international comme WeWork pousse certains observateurs à anticiper une concentration du secteur, accompagnée d’une industrialisation du concept.

Jusqu’alors, le coworking concerne principalement des travailleurs indépendants, des PME dans leurs débuts et des associations. De fait, les salariés ne représenteraient encore que 6 % des coworkers, faute d’une offre qualitative, structurée et suffisamment massive à destination des entreprises. Aujourd’hui, de nouveaux entrants sur le marché se tournent spécifiquement vers cette clientèle. Des acteurs traditionnels de la construction et de l’immobilier d’entreprise enrichissent leur offre, tandis que La SNCF et La Poste reconvertissent une partie de leur patrimoine immobilier sous-exploité.

 

Les entreprises en terres inconnues

 

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• Un modèle en construction
Il existe bien une offre en gestation pour proposer aux salariés une alternative à mi-chemin entre le domicile et le bureau traditionnel. La manière dont les organisations l’intégreront à l’environnement de travail de leurs collaborateurs, autant que l’usage qu’en feront ces derniers, reste encore à explorer. En la matière, les premières démarches repérables recouvrent une grande diversité, dans leur contenu comme dans leurs ambitions. Quelques entreprises voient, dans ce type de lieux, un outil de transformation, tandis que d’autres y voient une nouvelle modalité de télétravail. Plus modestement, certaines s’en servent comme d’une solution d’appoint pour héberger leurs équipes lors d’une phase de transition (réaménagement, travaux, regroupement, etc.). En plus de trouver leur propre équation économique, les fournisseurs sont donc au défi d’intégrer les préoccupations de leurs clients dans leur pluralité, qu’elles portent sur la confidentialité, la sécurité, l’ergonomie ou l’encadrement.

Côté utilisateurs, les usages et les attentes distinguent les salariés du public habituel des espaces de coworking. Tandis que les indépendants s’y rendent d’abord pour se socialiser, se constituer un réseau professionnel et bénéficier d’un cadre de travail dont ils ne disposent pas toujours chez eux, les salariés y voient souvent un moyen de se soustraire aux sollicitations du bureau, de se réunir « hors du cadre » ou de « se poser » entre deux déplacements. Beaucoup sont attachés à une atmosphère professionnelle, et se montrent plus exigeants en matière d’équipement, de confidentialité et de privacité. Les codes typiques du coworking sont repris par les lieux qui s’adressent à ce nouveau public, y compris au sein des locaux des entreprises : tableaux écrits à la craie, décoration décalée, portrait des occupants, programmes d’événements, etc. Pour autant, une importation directe du concept est difficile à envisager.

 

• Le travail dans l’angle mort

Si le travail est au centre des discours sur l’avenir des bureaux, son contenu en reste le principal impensé. Le « bureau de demain » est envisagé, alternativement, en espace d’innovation ou en « lieu de vie », comme si l’activité n’était plus son objet central. Les projets qui se veulent innovants sont confiés à des acteurs qui font de l’innovation et du bien-être des domaines de spécialité. Leur évaluation se résume souvent à des enquêtes de satisfaction par questionnaire, agrémentées de témoignages enthousiastes d’utilisateurs, qui mettent surtout en avant la réduction du temps passé dans les transports. Quitte à faire l’impasse sur l’essentiel : la manière dont ces nouveaux environnements équipent et structurent l’action ; les ressources, mais aussi les contraintes qu’ils peuvent présenter, pour les individus et les collectifs aux prises avec les épreuves du travail – si leurs concepteurs n’intègrent pas, au milieu de leur course vers le futur, une réflexion plus profonde sur les pratiques, c’est la réalité du travail qu’ils risquent de laisser dans l’angle mort.

 

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Je travaille en ce moment à une thèse de doctorant en sociologie autour des espaces de travail au Laboratoire Techniques Territoires et Sociétés (LATTS). C’est une thèse CIFRE pour laquelle je suis dans la structure Génie des lieux : les nouveaux espaces de travail, le co-working, le travail à domicile, le travail nomade : le travail d’aujourd’hui s’inscrit dans des temps et des espaces nouveaux. Et cela le transforme. J’ai aussi été consultant auprès des élus du personnel, et je m’intéresse également aux questions relatives au droit du travail et au dialogue social.