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Porté par le torrent des conjectures sur le « monde d’après » qui s’est déversé sur nos écrans au cours des dernières semaines, le télétravail fait partie des sujets qui devraient continuer à surnager dans les mois qui viennent. Et pour cause, des millions de salariés continuent de travailler depuis leur domicile de manière plus ou moins permanente, et pour certains, cette situation pourrait se prolonger au-delà de l’été. Tirer les enseignements de cet épisode s’annonce un exercice délicat, tant le télétravail confiné déroge aux modalités qui entourent habituellement la pratique. Mais ces circonstances exceptionnelles ont pour vertu d’attirer notre attention sur les conditions dans lesquelles le travail à distance s’exerce. Une occasion de réinvestir la question de l’équité entre les salariés, en l’articulant avec une réflexion plus large sur les espaces de travail.

Bientôt un droit opposable ?

Plus que jamais, la possibilité de travailler à distance est apparue, durant le confinement, comme un privilège. Elle distinguait ses bénéficiaires des « premiers de corvée » contraints de s’exposer au virus pour continuer de gagner leur vie. Ce constat ne détonnait pas vraiment avec la situation d’avant crise, puisque la majorité des télétravailleurs étaient alors des cadres (61% en 2017 selon la direction des études statistiques du ministère du Travail). Bien que subies, les expériences récentes pourraient toutefois renforcer la pression en faveur d’une démocratisation de la pratique. De fait, les nombreuses difficultés exprimées par les télétravailleurs confinés ne semblent pas avoir trop entamé les appétences pour ce mode de travail. D’après les résultats de l’enquête « # Montravailadistance, Jenparle ! », lancée par Res publica avec plusieurs partenaires (la CFDT, Metis Europe, Management & RSE et Liaisons sociales magazine), 42 % des 1860 personnes qui avaient répondu entre le 1er et le 20 avril 2020 expérimentaient le travail à distance pour la première fois, et 58% souhaitaient télétravailler davantage à l’issue du confinement.

Les promoteurs du télétravail, comme les entreprises qui le mettent en place, se gardent bien de le présenter comme un avantage social, préférant (sûrement à raison) défendre un choix d’organisation. Il n’en est pas moins perçu comme tel dans les faits, si bien que la question de l’équité apparaît comme centrale pour son développement. Au point de pouvoir, parfois, constituer un frein : dans une enquête que l’Association Nationale des Directeurs des Ressources Humaines (ANDRH) avait menée en 2017 auprès de ses adhérents, l’impossibilité de traiter équitablement les salariés si tous les postes ne peuvent pas être télétravaillés ressortait comme la première raison invoquée par le management pour y renoncer. Ce souci d’équité s’est traduit de manière plus encourageante dans l’évolution du cadre légal, via l’ordonnance du 22 septembre 2017 (dite « ordonnance Macron »). L’employeur qui refuserait d’accorder le bénéfice du télétravail à un salarié dont le poste y est éligible doit désormais motiver sa décision par des raisons objectives. Mais au-delà des aspects formels, l’accès au télétravail est perçu comme un signe de confiance venant du management et répond à une aspiration générale des salariés à l’autonomie. Il n’est donc pas tout à fait fantaisiste d’envisager que dans quelques années, il soit revendiqué comme un droit opposable à l’employeur.

Pas tous égaux …

Les journaux de confinement qui ont fleuri entre le 16 mars et le 11 mai 2020 ont parfois été critiqués, et souvent à juste titre, comme une forme de romantisation d’un privilège de classe. Ils ont toutefois eu pour vertu de déplacer temporairement notre attention vers les conditions dans lesquelles les uns et les autres font l’expérience du travail à distance. L’inégalité des situations a alors pris un aspect spectaculaire :  pendant que certains étaient confinés entre amis dans une maison de campagne où chacun disposait d’un espace de travail dédié, d’autres se retrouvaient enfermés dans des appartements exigus, mis au défi de travailler dans leur cuisine tout en faisant la classe à leurs enfants et en affrontant un surcroît de tâches domestiques. Toujours d’après l’enquête « # Montravailadistance, Jenparle ! », 20% des télétravailleurs confinés disaient travailler dans des conditions « très faciles », tandis qu’un quart déclaraient à l’inverse travailler dans des conditions « difficiles » voire « très difficiles ». Comme le relève une note du think tank Terra Nova, les difficultés exprimées par les derniers tenaient en grande partie à leur environnement matériel et familial. À titre d’exemple, seuls 37% d’entre eux disposaient pas d’espace dédiés pour le travail, contre 78% chez ceux qui jugeaient leurs conditions de travail « très faciles ».

Cette observation va dans le sens de nombreuses études scientifiques sur les incidences du télétravail pour les salariés. Dans un récent travail de synthèse pour la revue Le Travail Humain, la psychologue Emilie Vayre rappelait à quel point ses effets, notamment sur la qualité de vie, pouvaient être ambivalents. Autant qu’il peut contribuer à la réduction du stress et favoriser la conciliation entre les impératifs professionnels et la vie familiale, le télétravail peut aboutir, entre autres choses, à un envahissement de la sphère privée, à une augmentation des conflits avec l’entourage et à des situations d’épuisement. Et là encore, les conditions du succès ne sont pas toujours sous le contrôle des individus. Si le développement de compétences organisationnelles joue un rôle clé, d’autres facteurs, comme la situation familiale, le genre et les conditions de logement s’avèrent déterminants. Partant de ce constat, la question n’est plus de savoir quelle proportion des salariés se verra octroyer le droit de travailler à distance, mais plutôt de savoir sous quelles conditions l’adoption du télétravail peut être un choix organisationnel inclusif et vecteur d’émancipation, plutôt qu’un amplificateur n’inégalités.

Dépasser la logique compensatoire

Pour ceux à qui le travail à domicile ne réussirait pas, le principe du volontariat constitue sans doute un cadre protecteur. Il ne devrait pas pour autant permettre d’évacuer la question, car ce principe ne vaut qu’au regard de la qualité des alternatives au travail à domicile proposées par l’entreprise, que ce soit en télétravail ou sur site. Lorsqu’on renverse la perspective, un grand nombre des attentes qui portent sur le télétravail font apparaître, en creux, tout un espace de contraintes vécues dans le quotidien. Or, bien qu’on puisse l’envisager comme un levier d’amélioration de la qualité de vie, il y a peu de chances pour qu’il suffise à pallier les effets du surtravail endémique chez les cadres, ou qu’il réponde au mal-être d’un grand nombre de salariés à l’égard de leur environnement de travail.

Si la question mérite d’être posée dans ces termes, c’est notamment parce que sa mise en place accompagne souvent des changements organisationnels qui ont mauvaise presse auprès des travailleurs et de leurs représentants. La tendance est particulièrement visible s’agissant de certains choix immobiliers orientés par un objectif de maîtrise des coûts fixes : regroupement des effectifs sur des sites implantés en périphérie, décloisonnement des aménagements intérieurs (open space) ou encore mutualisation des postes individuels (flex-office). Sans jamais être assumé comme tel, l’octroi du télétravail fait alors régulièrement office de mesure compensatoire, et il n’est pas certain que tout le monde y gagne.

Dans une autre perspective, certains opérateurs de tiers-lieux espèrent proposer aux salariés une alternative crédible aux locaux de leur employeur à proximité de leur domicile. Jusqu’alors, les espaces qui ont misé sur cette clientèle n’ont pas trouvé de modèle économique viable, notamment parce que beaucoup d’entreprises rechignent à voir les espaces de travail comme un investissement immatériel. Sévèrement touchés par la crise, de nombreux tiers-lieux souhaitent portant voir dans le télétravail une opportunité de rebond, en tablant sur mouvement de démocratisation rapide et concerté. Un nouvel objet pour le dialogue social ?

Références 

« Quels sont les salariés concernés par le télétravail ? » Dares Analyses, novembre 2019, n°51

« La révolution du travail à distance – enquête #montravailàdistance, jenparle ! », Terra Nova, 30 avril 2020

Vayre Émilie, « Les incidences du télétravail sur le travailleur dans les domaines professionnel, familial et social », Le travail humain, 2019/1 (Vol. 82), p. 1-39. DOI : 10.3917/th.821.0001.

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Je travaille en ce moment à une thèse de doctorant en sociologie autour des espaces de travail au Laboratoire Techniques Territoires et Sociétés (LATTS). C’est une thèse CIFRE pour laquelle je suis dans la structure Génie des lieux : les nouveaux espaces de travail, le co-working, le travail à domicile, le travail nomade : le travail d’aujourd’hui s’inscrit dans des temps et des espaces nouveaux. Et cela le transforme. J’ai aussi été consultant auprès des élus du personnel, et je m’intéresse également aux questions relatives au droit du travail et au dialogue social.