Les lieux de travail occupent une place centrale dans les stratégies de « marketing RH » des grands groupes. À travers une offre de services adressée à leurs occupants, mais aussi via un design saturé de symboles, les bureaux ont de plus en plus vocation à retenir ou attirer des salariés envisagés comme des consommateurs de « marque employeur ». Une approche qui voudrait réenchanter la grande entreprise et le travail intellectuel, mais passe à côté de l’essentiel.
« Mon fils, faut bien travailler à l’école. Comme ça quand tu seras grand, tu travailles dans un bureau, tu t’fatigues pas, tu gagnes de l’argent… pénard ». Vingt ans après, je me souviens encore de ce conseil bienveillant dispensé par le coiffeur en plein ouvrage, avec un coup d’œil complice pour mon père. Le petit cancre que j’étais se faisait alors doucement à l’idée, en même temps que beaucoup d’autres de sa génération, que travailler dans un bureau (et pas à l’usine, sur des chantiers ou dans une boutique…) était un privilège auquel il fallait bien consentir quelques efforts, comme supporter l’ennui et l’autorité des maîtres. Quinze ans plus tard, c’était devenu l’horizon commun de mes camarades de promotion. Les figures du jeune-cadre-dynamique-héros-de-la-mondialisation et celle du technocrate en mission pour sauver l’État exerçaient toujours sur nous un certain pouvoir de fascination. Mais nous regardions aussi les vies professionnelles qui nous attendaient avec un mélange de peur et de lassitude anticipée.
L’open space m’a tuer
Car nous avions été prévenus. Avant d’avoir quitté les bancs de l’école, nombre d’entre nous avaient déjà en tête le titre du bouquin d’Alexandre des Isnard et Thomas Zuber, tombé comme un pavé dans la marre quelques années plus tôt. Celui-ci jetait une lumière crue sur l’expérience que toute une armée de jeunes cadres recrutés dans le conseil, l’audit, l’informatique et de bien d’autres secteurs, faisait du travail à l’ère du néomanagement. L’expérience d’un monde où le prestige des intitulés de poste, la familiarité entre collègues et l’enthousiasme de façade dissimulaient mal la pression à la productivité, le poids du contrôle social, le stress et la perte de sens. Sous le vernis de la novlangue, la hiérarchie, la compétition et les intrigues de cour marquaient le quotidien. Et les anecdotes rapportées par les auteurs nous parlaient d’autant plus qu’elles faisaient étrangement écho à certains témoignages de nos aînés.
L’Open space m’a tuer. Contrairement à ce que le titre du bouquin pourrait suggérer, ce même open space n’y joue pas le rôle de l’accusé. Il y est plutôt décrit comme un décor, et comme un emblème du décalage entre le vécu des salariés et les discours managériaux : un espace bruyant et anxiogène, aménagé pour réduire les coûts, qui pousse chacun à surveiller son comportement et celui des autres, mais qui est vendu au nom de la convivialité et du partage. De fait, avec les forêts de tours où il prolifère, ce type d’aménagement forme un objet de fantasme, et dans l’esprit de beaucoup, un épouvantail. Les space planners ont d’ailleurs appris à ajuster leur discours, en distinguant les espaces « partagés » ou « dynamiques » qu’ils proposent de l’« open space classique », tant ce dernier est devenu repoussoir, comme l’incarnation d’une vie de bureau qui ne fait pas rêver. Le succès des prophéties qui annoncent la fin des bureaux, sans rapport évident avec les tendances observables, reflète peut-être un peu du désamour de nombreux cols blancs pour leurs lieux de travail.
Le bureau « as if »
Baru design
Dans l’espoir de réenchanter ces lieux, les entreprises font désormais feu de tout bois. Selon les tendances et les budgets, on y disposera des canapés pour donner une ambiance domestique, ou ludique, avec jeux de baby-foot et tables de ping-pong, ou bien encore « nature », avec gazon synthétique et murs végétaux. On convoquera parfois l’imaginaire du voyage et de la mondialisation heureuse, en donnant aux bâtiments des noms de continents, avec décors assortis, et aux espaces de travail des noms de destinations exotiques où l’entreprise est implantée (« on se retrouve à Buenos Aires pour brainstormer ? »). Comme à la maison, comme dans un bar, dans une auberge de jeunesse, un campus universitaire, une serre de jardin… les symboles se bousculent pour procurer aux occupants des bureaux une impression d’être ailleurs. Pour faire « comme si ». Mais davantage encore qu’à une envie d’être autre part, les tendances architecturales entendent répondre à une aspiration, réelle ou supposée, à travailler autrement. Cet autrement se dessine dans le flou, par la multiplication des références à l’innovation « disruptive », à la créativité, au « travail collaboratif » (en anglais mal traduit) et à l’aventure entrepreneuriale, le tout formant un amalgame confus de promesses et d’injonctions.
Great Place to Work
Ces tendances doivent beaucoup au modèle des géants de la Silicon Valley qui, au tournant des années 2000, ont commencé à communiquer massivement autour de leurs « campus ». Ces parcs tertiaires gigantesques ne se sont pas contentés de matérialiser, comme autrefois les sièges imposants des grandes banques, la puissance financière de leurs occupants. Ils incarnent aussi leur prétention à inventer un nouveau rapport au travail, lequel expliquerait leur succès et leur capacité d’innovation. Avec l’aide volontaire de la presse économique, ils mettent ainsi en scène toute une panoplie de services fournis à leurs « collaborateurs », de la conciergerie à la salle de sport, en passant par le coiffeur, le pressing, ou encore la garde pour chiens. Mangez Google, buvez Google, jouez Google, dormez Google… Plutôt que comme un travailleur, le salarié est ici envisagé comme le consommateur d’une « marque employeur » omniprésente, quand il n’est pas un grand enfant qui viendrait s’amuser dans un parc d’attractions. Et le modèle infuse, aussi bien du côté des DRH qui partent en « learning expedition » en Californie et reviennent avec des recettes pour « impulser la transformation digitale du Groupe », que du côté des travailleurs eux-mêmes, qui observent souvent avec jalousie les privilèges réservés à l’élite salariale de la « tech ». Mais la somme de ces à-côtés, qui peuvent être appréciés ou enviés, n’offre aucune réponse de fond aux malaises qui entourent le travail dans son contenu, son organisation et ses finalités. Elle ne s’adresse pas aux épreuves quotidiennes du travail, ni aux sentiments de vacuité, d’injustice, d’empêchement, d’ennui ou encore d’épuisement qui exposent certains salariés de « bonnes boîtes » aux troubles psychosociaux, quand ils en poussent d’autres à la démission, voire à la reconversion professionnelle.
Hacker les lieux de travail ?
Dans le même temps, les entreprises cultivent un attrait pour les lieux qui se développent aux marges du travail salarié. L’engouement actuel pour les makerspaces, bien décrits par Michel Lallement et ses collègues du CNAM, est assez caractéristique de la curiosité pour ces phénomènes dont les grands groupes tentent de s’inspirer pour oxygéner des modèles d’organisation à bout de souffle. Si leur récupération renvoie surtout à la recherche tous azimuts de l’innovation-panacée, l’attention qui leur est accordée peut ouvrir de nouvelles voies, à condition de ne pas faire l’impasse sur leur dimension contre-culturelle. Car c’est une critique radicale que le mouvement du Faire adresse au monde du travail tel que nous le connaissons. Certes, une partie de ses principes phares (autonomie, créativité, partage, plaisir) ont été banalisés par le discours managérial en vogue. Mais pour les makers, il s’agit de les faire exister en acte, sans concéder à des clients ou à une hiérarchie le droit d’y redire. C’est bien de subvertir l’ordre marchand qu’il est question, en reconquérant un pouvoir d’initiative par l’agir concret. A rebours, donc, de la figure du collaborateur-client, appelé à entretenir avec son environnement de travail une attitude de consommateur.
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