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par Martine Saunier, Danielle Kaisergruber

Martine Saunier, syndicaliste CFDT a été de 2010 à 2016 membre du Conseil d’Administration du Groupe Thalès, élue par les salariés. Elle a bien aimé cette expérience, pas facile au début, elle en a des souvenirs bien précis et en a tiré de nombreuses leçons. Voici son portrait et ses réflexions qui portent également sur les questions d’autonomie et d’émancipation dans le travail. Elle se peint au travers de deux mots d’ordre : « être actrice de ma vie » et « l’autre est une chance et non un risque ».

 

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Est-ce un mandat comme les autres ?

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C’est une longue expérience… déjà parce que j’ai soixante ans. Je suis dans le groupe Thalès depuis 1980 et je suis militante CFDT depuis 1982. Mon métier : technicienne en mesures physiques, donc pas grand-chose à voir avec les débats essentiellement financiers d’un Conseil d’administration. Heureusement la vie syndicale est très formatrice et donne beaucoup d’atouts. Être membre à part entière d’un Conseil d’administration, organe dirigeant du groupe, c’est très particulier. Non, ce n’est pas un mandat comme les autres, d’ailleurs d’une certaine manière c’est « non syndical » : ce que je veux dire par là, c’est que l’on doit se sentir partie prenante du groupe humain « Conseil d’administration », « faire partie de la bande » en quelque sorte. Alors que dans le travail syndical on perçoit nettement dans la société deux groupes distincts qui doivent rester éloignés (les dirigeants, « les patrons » d’un côté et les salariés de l’autre). En un certain sens, c’est un mandat de « prise d’altitude », de « prise de recul », mais mon appartenance à la CFDT me permettait d’être à l’aise, car la Confédération est moins « bloc contre bloc » que d’autres…

J’ai été administratrice élue par les salariés du Groupe très présent en Europe et aux États-Unis (35 000 salariés en France sur 64 000 dans le monde) de décembre 2010 à octobre 2016. Le Conseil d’administration compte deux « administrateurs salariés » et un représentant des salariés actionnaires qui possèdent 3 % du capital. Le groupe est détenu à 25,8 % par l’État et à 24,8 % par le groupe Dassault. Le secrétaire du Comité Central d’Entreprise (CFTC) participe également au CA, mais sans droit de vote et il s’y exprime d’ailleurs peu. La loi de 1993 (qui a élargi le nombre d’entreprises dans lesquelles des administrateurs salariés doivent être présents dans les CA) a prévu que ces administrateurs pouvaient être simplement désignés : je regrette un peu que le vote ait été abandonné… Pour Thalès, il y a actuellement un administrateur CFDT et un administrateur CFE-CGC.


Est-ce que l’on a du pouvoir au sein d’un CA ?

Oui et non. D’un certain point de vue, le pouvoir des administrateurs salariés est très limité en particulier sur la stratégie (mais peut-être celui des administrateurs indépendants l’est-il aussi ?), mais sur les aspects sociaux il peut être important. Il ne faut pas non plus oublier que les administrateurs salariés sont les seuls à connaître l’intérieur de l’entreprise, des filiales, des établissements, le « comment ça se passe ». Du coup leur parole a du poids et ils sont crédibles. J’ai aussi vécu une expérience très particulière, car pendant une année entière, l’établissement dans lequel j’avais travaillé était destiné à sortir du groupe, considéré comme n’étant pas dans le cœur de métier. Mon avis était que ce serait là une mauvaise décision, non pas parce que c’était « mon » établissement, mais par rapport à la stratégie d’ensemble du groupe et de l’équilibre de ses activités. Être membre d’un Conseil d’administration impose une responsabilité et un devoir de réserve : j’étais tiraillée et j’ai agi par la discussion avec les autres administrateurs (dont certains n’avaient aucune opinion arrêtée sur le sujet qu’ils ne connaissaient d’ailleurs pas dans le détail). Vous savez, les administrateurs indépendants s’expriment très peu…

Lorsque je regarde en arrière, je me dis que nous avons pu à certains moments être des alliés de la direction de l’entreprise pour résister à des pressions trop financières ou pour intégrer davantage les dimensions de prise de risque. L’arrivée de Dassault dans le capital a également joué en ce sens.

Concrètement comment ça marche ?

 

En fait pour un groupe comme Thalès, les choses importantes se jouent entre les deux grands actionnaires de référence, l’État et le groupe Dassault, et la direction de l’entreprise. Donc souvent en dehors du Conseil ou dans les Comités : j’ai fait partie du Comité d’audit et des comptes : dans ce type de réunions réduites à quatre personnes, la parole est plus facile et les questionnements sont plus concrets. Alors que le Conseil va traiter en deux heures des travaux du Comité d’audit et des comptes, du Comité stratégie et du Comité des rémunérations. Il faut se représenter un véritable groupe humain : au début, en 2010, j’y étais la seule femme. Une photo de groupe prise devant le siège montre une tache de couleur au milieu de messieurs en costumes gris et cravates sombres… Avec la Loi sur la parité au sein des Conseils d’administration, les choses ont sensiblement changé et l’ambiance générale des réunions a changé : c’est comme si la parole devenait plus fluide, plus facile.

Des changements sont aussi venus de la personnalité des PDG, par exemple le patron actuel a mis en place un séminaire annuel du Conseil d’un jour et demi entièrement consacré à la stratégie. Même si globalement le fonctionnement du CA de Thalès est ancien (depuis la Loi dite de « démocratisation du secteur public » en 1983) et que l’entreprise respecte bien les règles de bonne conduite AFEP MEDEF et l’esprit de cette participation des salariés aux instances dirigeantes. Ainsi les filiales qui ont le statut de SAS ne sont pas tenues d’avoir des administrateurs salariés, mais le choix a été fait de les conserver. Le groupe a plutôt cherché à faciliter la vie des administrateurs salariés : j’ai par exemple visité 28 établissements, disposé de tous les documents du Comité exécutif, et surtout pu constituer un véritable réseau professionnel de dirigeants opérationnels ou fonctionnels qui prenaient le temps de me répondre.

Est-ce que la présence d’administrateurs salariés contribue à la démocratisation des entreprises ?


Oui bien sûr, mais leur proportion est loin d’être suffisante : deux sur seize, c’est anecdotique !
Mais de l’autre côté, cela apporte beaucoup au travail syndical : des informations bien sûr, mais surtout des analyses, des explications, un accès aux dirigeants qui permet de poser les bonnes questions, de mener les bonnes discussions.

Il ne faut pas oublier que la démocratisation se joue aussi sur le terrain très concret du travail quotidien. J’ai eu la chance de participer à la fin des années 1990 à des changements d’organisation qui visaient la mise en place d’équipes de travail autonomes, accompagnées de nombreuses formations pour les managers (changement de rôles…). Il s’agissait de sortir de la vision du travail « Fais ton boulot, sois bête et tais-toi ». Ces évolutions posent de nombreuses questions aux syndicalistes qui parfois ont tendance à préférer les organisations du travail plus tayloriennes et traditionnelles qui leur permettent d’avoir un rôle important de critique de tous les dysfonctionnements et de formuler chaque jour toutes sortes de revendications. On ne voit pas bien ce que c’est qu’être délégué du personnel dans une équipe autonome où les salariés décident eux-mêmes des améliorations et des changements à apporter. Il faut alors redéfinir aussi le rôle des syndicalistes qui deviennent davantage des garants de ces dynamiques de changement du travail.

Mais ces changements vers plus d’autonomie et de responsabilités dans le travail quotidien ne sont pas très faciles : ainsi chez Thalès, un accord sur « L’expression des salariés » a été signé pour la période 2014-2017, mais il n’a pas reçu beaucoup d’applications.

Moi, après la longue expérience parisienne de participation au Conseil d’Administration, j’ai fait le choix de reprendre un travail au sein d’une équipe Thalès dans l’après-vente des composants à Grenoble : c’est en fait assez difficile, plus que je ne le pensais. Sept niveaux hiérarchiques me séparent maintenant du PDG… Je trouve que le travail est devenu plus compartimenté, les tâches très parcellisées, je ressens les open spaces comme perturbants… Je regrette les dimensions de réflexion, les visions plus transversales, plus stratégiques…

 

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.