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Errare humanum est, perseverare diabolicum. La pensée dogmatique conduit à des situations de crise, l’ignorer est pire encore. Lord Adair Turner est un des grands prêtres de la finance anglaise et mondiale. Il a publié Reprendre le contrôle de la dette – Pour une réforme radicale du système financier.
« Je croyais comprendre les risques du système financier, mais, sur certains points, je me trompais ». La crise de 2008 et ses suites ont été son chemin de Damas.
Il a publié en 2015 ce livre sous le titre Between debt and the devil : Money, Credit and Fixing Global Finance après deux ans de recherches menées dans la cadre de l’Institute for New Economic Thinking. Il a pu approfondir son analyse et apporter des éléments puissants pour combattre les idées mainstrean car dit-il « les idées comptent. Elles influencent considérablement les postulats sur lesquels les décideurs s’appuient pour faire des choix concrets de politique économique ».

 

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Reprendre Le contrôle de la dette – Pour une réforme radicale du secteur financier – Lord Adair Turner – Les Editions de l’Atelier/Editions Ouvrières – 2017

 

La construction du dogme

Le poids de la finance dans les économies modernes s’est considérablement développé et cela a été considéré comme un bienfait. En effet, la pensée dominante s’est construite autour de l’idée que le soutien du développement économique passe par la meilleure allocation possible de l’épargne et donc des capitaux et que pour cela il faut lever les entraves à l’irrigation du tissu économique par les flux financiers dans ses moindres interstices.

 

Cette pensée a été d’autant plus admise que la macro-économie moderne a eu tendance à ignorer les spécificités du secteur financier et du rôle des banques en assimilant la monnaie à un voile, n’intervenant que sur le niveau des prix et sur les taux d’intérêt. Le rôle de la monnaie était considéré comme un facilitateur, le seul danger étant l’inflation si trop de monnaie est émise. Dans l’orthodoxie pré-crise, le rôle des banques centrales était défini d’une manière simple et claire : la combinaison d’un objectif (la stabilité des prix) et d’un instrument (les taux d’intérêt) devait permettre de réguler la monnaie. C’est sur ce consensus qu’a été bâtie la Banque Centrale Européenne dont l’indépendance garantit la vertu.

 

Ainsi des innovations majeures comme la titrisation et les dérivés ainsi que la libération de la circulation des capitaux devaient faciliter l’octroi de prêts aux ménages et aux entreprises permettant ainsi la croissance économique.

 

Tout un appareil théorique sur les conditions de l’efficience des marchés financiers a soutenu l’idée qu’il fallait libéraliser la finance et en favoriser la liquidité pour sa meilleure allocation possible. Lord Adair Turner consacre un long développement à la réfutation de cette construction.

 

Ainsi, d’un bout à l’autre de la planète, sur les marchés financiers les plus divers, l’activité de négoce de produits financiers a massivement augmenté, à un rythme bien plus rapide que celui de l’activité économique réelle. Plus d’activités de gestions d’actifs donc plus de revenus pour le secteur financier. Aux États-Unis, la part du secteur financier représentait quelque 3 % du PIB dans les années 50, et plus de 8 % en 2008.

 

En dépit d’un accroissement de la fréquence des crises financières, la confiance fondée sur la théorie économique des marchés financiers efficients a permis au FMI d’expliquer, en avril 2006, comment l’innovation financière avait stabilisé le système financier global. On nageait dans un océan de certitudes. Tout était sous contrôle.

 

La crise de 2007-2008 est arrivée comme un coup de tonnerre dans un ciel serein.

 

Les banques à réparer ; le problème n’est pas là. Remettre les banques en ordre ne suffira pas.


Une machine à générer de la dette

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La thèse principale de Lord Adair Turner est que le système financier s’est organisé (ou a été organisé) pour développer du crédit afin de soutenir la croissance. L’endettement de l’économie réelle a augmenté plus rapidement que le PIB nominal. Livrées à elles-mêmes, les banques choisissent inéluctablement un niveau d’endettement le plus élevé et génèrent de l’instabilité financière. Les banques sont amenées à créer de la mauvaise dette. Elles génèrent des contrats de crédits qui permettent le financement de projet, mais se différencient des contrats d’investissement en actions sur deux points : elles comportent un rendement défini au départ et sont remboursables indépendamment du succès de l’entreprise. D’où un risque d’instabilité systémique quand le moment Minsky survient. C’est le point où les investisseurs surendettés sont contraints de vendre en masse leurs actifs pour faire face à leur besoin de liquidité, déclenchant une spirale de baisse auto-entretenue du prix de ces actifs et un assèchement de la liquidité.

 

Fait plus grave : désormais on observe que la majorité des prêts bancaires ne sert pas à investir « utile ». D’un système où la forme de crédit finançait des actifs avec une dette remboursable grâce au revenu de cet investissement « utile », on est passé à un système « spéculatif » où l’offre de nouveaux crédits devient essentielle pour financer le remboursement des dettes existantes ou pour financer des actifs existants.

 

Lord Adair Turner identifie trois domaines comportant un risque important de création de « mauvaises » sortes de dette :

 

L’immobilier

En 2007, les banques de la plupart des pays des économies avancées étaient devenues des prêteurs immobiliers. L’intermédiation de l’épargne des ménages par l’investissement productif dans les entreprises ne constitue plus qu’une part mineure de l’activité des banques. En 1928, les prêts immobiliers représentaient environ 30 % du total des crédits bancaires ; en 1970, on en était à 35 % ; en 2008 la proportion approchait les 60 %.

 

L’appétence forte des banques pour le crédit immobilier qui est un prêt hypothécaire s’explique pour de nombreuses raisons : c’est une forme de crédit moins risqué puisqu’il est garanti par le bien acheté, il est facile à gérer et de plus il engendre – surtout si ces transactions portent sur des biens existants – des cycles d’offre de crédit bénéfiques par une hausse des actifs qui suscitent un effet d’enrichissement. Et de fait, on observe que crédit et prix immobilier évoluent en parallèle. Cette capacité « infinie » de crédit se heurte à une contrainte inélastique, alimente la concurrence pour la possession d’immeubles déjà construits et fait monter les prix.

 

Au cœur de l’instabilité macro-économique des économies modernes se trouve l’interaction entre la capacité illimitée des systèmes bancaires privés et parallèles à créer du crédit, de l’argent et du pouvoir d’achat, et l’offre rigide, combinée à une demande croissante, pour du foncier urbain bien situé. La macroéconomie moderne n’a pas su, de manière générale, se pencher sur cette interaction. Cela vient en grande partie de son désintérêt pour la réalité empirique de l’activité des banques.

 

Lord Adair Turner note la part croissante de l’immobilier dans les économies modernes.
L’immobilier prend une part de plus en plus importante dans les économies avancées et cela aura des conséquences ne serait-ce que par le poids grandissant du foncier urbain dans la richesse totale : cela suggère que les théories classiques de répartition du patrimoine et du revenu fondé sur le travail et le capital sont inadéquates.

La croissance des inégalités

Une société de plus en plus inégalitaire signifie une économie de plus en plus gourmande en crédit d’où un accroissement de l’instabilité.

 

La hausse des inégalités est dans les économies avancées la conséquence de deux phénomènes : la globalisation des échanges des flux de capitaux a détérioré la situation relative des travailleurs les moins qualifiés, les plus riches sont devenus plus riches.

 

Il en résulte une demande déprimée à cause de la propension à consommer plus faible des plus riches et de la diminution des moyens des classes pauvres et moyennes. Soutenir la demande et, par conséquent, la croissance économique ne peut se faire que si l’augmentation de l’épargne des riches est compensée par davantage d’emprunts de la part des classes qui n’ont plus les moyens de maintenir leur norme de consommation. Il s’ensuit que le crédit doit donc nécessairement croître plus vite que le PIB pour maintenir le rythme de la croissance de la demande.

 

Pour maintenir le niveau de la demande globale, il n’existe que deux solutions : soit un endettement accru d’une population qui risque d’être insolvable soit une redistribution de revenus qui peut se faire avec une hausse de la fiscalité ou par un déficit budgétaire qui risque de se traduire par un endettement supplémentaire des États.

 

Les déséquilibres des balances des paiements

Entre 1998 et 2008, le total de tous les excédents des balances des paiements courants est passé de 0,5 à 2 % du PIB mondial. La contrepartie de ces excédents et déficits a été celle des exportations et importations de capitaux. Le problème est que, dans l’économie globalisée d’aujourd’hui, la plupart des flux de capitaux ne se traduisent pas par des taux d’investissement élevés dans les pays destinataires. Ils ont majoritairement financé une hausse de la consommation et stimulé encore un peu plus le crédit domestique et le boom des cours des actifs ; quand ils ont été associés à un investissement accru, cela a souvent débouché sur un investissement excessif dans l’immobilier résidentiel et commercial. Les excédents chinois et allemands, par exemple, ont aidé à financer de la construction inutile aux États-Unis, en Espagne et en Irlande.

 

Ces déséquilibres des balances des paiements s’accompagnent inévitablement de l’accumulation d’une dette non soutenable générant des facteurs d’instabilité.

 

Une grande partie des flux de capitaux d’aujourd’hui ne joue donc pas le rôle positif décrit par la théorie économique, selon laquelle il devrait allouer le capital à travers le monde de la manière la plus efficace possible. En réalité, ils amplifient la création de dettes insoutenables et les effets du surendettement post-crise.

 

La vague montante de la dette

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Aujourd’hui, la dette ne disparaît pas, elle se transmet seulement. Depuis 2007, les efforts de désendettement ont été totalement inefficaces : la dette globale continue de s’accroître.
Mais elle se transmet. Globalement, les ménages et les entreprises se désendettent d’où une atonie de la consommation et de l’investissement. Mais la dette ne disparaît pas : soit elle est transférée aux États soit elle s’est déplacée entre les pays.

 

La quasi-totalité de la hausse de la dette publique s’explique par le fait que la croissance excessive de l’endettement privé avant la crise a entraîné un surendettement, puis un désendettement du secteur privé, et finalement une profonde récession : une perte de recettes fiscales, l’explosion des budgets sociaux et un accroissement vertigineux de la dette des États.

 

L’Allemagne présente une variante intéressante qui confirme la règle. La croissance économique de l’Allemagne n’en a pas moins été tirée par une augmentation non soutenable de l’endettement : simplement, dans le cas allemand, la croissance du crédit s’est produite dans ses marchés à l’export. Avant la crise 2007 – 2008, la croissance des exportations de l’Allemagne et son important excédent de la balance des paiements courants ont été rendus possibles par la croissance rapide du crédit privé et de la demande (avec les déficits en résultant) aux États-Unis, en Grande-Bretagne, et dans les pays situés en périphérie de la zone euro, comme l’Espagne. Après la crise, les excédents allemands, désormais encore plus importants, ont été soutenus par la hausse de la dette publique en Grande-Bretagne et aux États-Unis, par exemple, et par l’énorme boom du crédit en Chine.

 

Le blocage

La leçon de l’histoire montre que le désendettement du secteur public est réalisable, mais les conditions qui l’ont rendu possible ne sont pas réunies : croissance rapide du PIB nominal, taux d’intérêt bas, inflation, croissance démographique, etc.

 

En réalité, une fois la dette parvenue à un niveau excessif, tous les leviers politiques traditionnels semblent bloqués ou avoir des effets secondaires néfastes. Le surendettement est un piège dont on ne voit guère comment sortir.

 

L’effet limité des politiques budgétaires, des déficits fiscaux ne marche plus et les restrictions budgétaires ne permettent pas d’envisager le remboursement de la dette. Les politiques budgétaires des États sont prises entre le marteau et l’enclume.

 

Le cas de l’argent facile induit par les taux zéro en est une illustration : l’endettement est plus soutenable, voire favorisé, mais le prix des actifs s’accroissent et avec lui, les inégalités.

 

Que faire ?

Lord Adair Turner met en garde contre l’idée consistant à croire qu’il suffit de « réparer » le système bancaire. Certes il a fallu le faire, mais il rappelle que, dans les économies avancées, le coût d’ensemble du sauvetage et du soutien du système bancaire ne coûtera que 3 % du PIB alors que le coût total pour l’économie s’est traduit par un accroissement de la dette publique entre 2007 et 2014 de 34 % de PIB.

L’auteur propose une double stratégie qui implique des réformes profondes pour ne plus créer de la mauvaise dette et pour atténuer progressivement le poids de la dette qui étouffe les économies.

 

On ne résumera pas les multiples pistes qu’il ouvre pour réduire l’impact de l’immobilier. Il a un jugement sévère concernant l’attitude de l’Allemagne en observant que les pays créanciers ne subissent aucune pression pour stimuler leur demande alors que les pays endettés sont sommés de réduire leurs dépenses par les mêmes.

 

Ses réflexions sur la nécessaire réduction des dettes publiques sont probablement celles qu’il a le plus mûries et où il s’engage le plus.

 

Les voies classiques de réduction de ces dettes sont connues : l’inflation, les taux d’intérêt proches de zéro, le défaut de paiement, la restructuration (plus facile quand elle est publique), mais tout cela ne marchera pas. Il faut affronter le tabou de la création de monnaie par les banques centrales pour annuler une partie des dettes publiques. On sait que, pour ceux qui aujourd’hui ont le pouvoir monétaire, il s’agit d’une tentation diabolique. Vade retro Satanas disent-ils. Et notre Lord de répondre Errare humanum est, perseverare diabolicum.

 

Dans les faits, il observe qu’on s’en rapproche, sans le dire, quand les banques centrales financent des obligations émises par les États à taux quasiment nul sur de très longues périodes : il suffira que l’on dise un jour que ces États ne les rembourseront jamais, ce qui reviendra à une annulation de dette. Mais nous n’y sommes pas encore.

 

Tout se complique

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Pour rédiger ce livre, Lord Turner a consulté de multiples travaux d’économistes et a passé du temps à confronter ses idées avec des experts de premier plan. Dans le domaine qui est le sien, la finance, cela lui a permis d’étayer et d’approfondir sa réflexion. Mais chemin faisant, il a été amené à « découvrir » d’autres problématiques. Dans sa postface à l’édition française, il conclut que « si je devais donc réécrire Reprendre le contrôle de la dette aujourd’hui, à la lumière des derniers 18 mois, je ne changerai rien à l’analyse, mais je me concentrerais encore davantage sur les implications des technologies informatiques pour le long terme, ainsi que sur les inégalités et sur le désavantage de la globalisation. »

 

Il en vient à se demander si la croissance rapide du crédit n’a pas été en partie une simple réaction à un problème sous-jacent plus profond : des économies avancées sont peut-être confrontées au défi d’une possible stagnation séculaire. Comment expliquer ce déclin du besoin total d’investissement et la faiblesse persistante des taux d’intérêt ?

 

La chute du taux d’investissement peut aussi s’expliquer par la chute du coût des biens d’équipement par rapport aux biens et services courants (effet des évolutions technologiques). Il s’ensuit que le déclin du besoin total d’investissement par rapport à l’épargne recherchée peut ainsi avoir entraîné une forte chute du taux d’intérêt réel d’équilibre : une insuffisance chronique de la demande nominale totale. Des taux d’intérêt très faibles seront peut-être nécessaires pour de nombreuses années à venir, voire à perpétuité, pour que les économies croissent en accord avec leur potentiel.

 

Dès lors ces taux d’intérêt très bas ont joué un rôle majeur dans les origines de la crise. Ils ont encouragé les propriétaires, les investisseurs à emprunter de l’argent pour acheter des biens immobiliers ou pour financer la consommation, ils sont stimulés par la recherche intense de rendement, qui a sous-tendu l’explosion de l’innovation financière et de l’activité du système infra financier.

 

Qui parle de reprendre le contrôle de la dette ?

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Image : Tempête de neige en mer, Joseph Mallord William Turner, 1842.

 

Ou – dit autrement – qui veut en faire un objectif politique prioritaire ? L’auteur implicitement montre que cela passera par la remise en cause de beaucoup d’idées, de théories, de croyances sur lesquelles a été fondée l’organisation de nos systèmes économiques. Mais il est clair que les forces politiques capables de faire rentrer le fleuve financier dans son lit n’ont pas encore émergé.

 

On peut en voir une preuve en constatant que les débats des dernières élections, en France, dans lesquelles beaucoup d’idées pertinentes ont été débattues avec plus ou moins de bonheur, la question de la dette publique s’est résumée au débat sur le fait de respecter ou non le critère de Maastricht des 3 % de déficit budgétaire. Autrement dit, personne n’a voulu en parler… Ce livre est arrivé en France un peu tard.

 

Lord Adair Turner termine en constatant que la montée des populismes est le fruit de ces erreurs. Cela suffira-t-il à convaincre les forces politiques et financières dominantes qu’il faut changer ?

 

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Un parcours professionnel varié dans des centres d’études et de recherche (CREDOC, CEREQ), dans
des administrations publiques et privées (Délégation à l’emploi et Chambre de commerce et
d’industrie), DRH dans des groupes (BSN, LVMH, SEMA), et dans le conseil (BBC et Pima ECR), cela à
partir d’une formation initiale d’ingénieur X66, d’économiste-statisticien ENSAE et d’une formation
en gestion IFG.
Une activité associative diverse : membre de l’associations des anciens auditeurs de l’INTEFP, ex-
président d’une grosse association intermédiaire à Reims, actif pendant de nombreuses années à
FONDACT (intéressé par l’actionnariat salarié), actuellement retraité engagé dans les questions de
logement et de précarité d’une part comme administrateur d’Habitat et Humanisme IdF et comme
animateur de l’Observatoire de la précarité et du mal-logement des Hauts-de-Seine.
Toujours très intéressé par les questions d’emploi et du travail.