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La morale, la légalité et la politique ne traitent pas des affaires humaines de la même manière. Quelques affaires récentes ont sévèrement rappelé à l’ordre ceux qui en avaient conclu que leur action politique n’avait pas à s’embarrasser de considérations légales ou morales, et que nous les jugerions selon des critères exclusivement politiques. Ainsi de Jérôme Cahuzac ou de François Fillon. Le suffrage des électeurs ni ne disculpe ni n’absout. La politique, la morale et la loi ne se confondent pas, mais elles sont liées. Seule leur convergence rend possible une vie commune démocratique et confiante. C’est ce que signifie à mon sens le vote d’une loi « pour la confiance dans la vie politique », dite « loi de moralisation ».

 

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Image : Planche didactique, «La morale par l’exemple – n°2 », 1900, J.-B Lecerf, – National Museum Of Education

Pour apprécier son importance et ses limites, il faut revenir sur ce que dit la loi après ses multiples réécritures et multiples intitulés (sans préjuger de ce que seront les décrets et leurs délais de publication) et tenter de démêler les points de vue respectifs de la morale, de la loi et de l’action publique, entendue ici comme l’action et la rhétorique qui l’accompagne, de ceux qui ont un mandat politique.


Pas de PME familiale pour gérer les affaires publiques

La première disposition concerne les emplois familiaux. C’est une pratique ancienne et connue, mais la révélation d’abus manifestes incite à la plus grande sévérité. Oublions le débat aussitôt lancé sur les façons de contourner la règle : « tu engages ma femme et j’engage la tienne ». Le risque d’une vague d’échangisme parmi les parlementaires me paraît limité. Plus intéressant est le débat, à peine audible pourtant, sur le principe qui fonde cette interdiction.

En raison de l’effet de simplification et d’amalgame que subit tout débat dès qu’il est médiatisé, les parlementaires sont partis d’un problème d’emplois fictifs et ils y répondent par l’interdiction des emplois familiaux. Comme si l’un empêchait l’autre. L’exemple de l’Union européenne qui met en cause l’absence de travail pour le Parlement européen d’assistants parlementaires libres de toute attache familiale, mais rémunérés par lui et occupés à des tâches partisanes (dont celui de chauffeur ou de standardiste au Front National) montre pourtant que ce sont deux questions différentes.

Et puisque d’interdiction des emplois familiaux il est question, ne devrait-on pas en étendre le principe aux recrutements dans les entreprises, en emploi ou en stage ? Beaucoup d’employeurs emploient des membres de leur famille et il peut y entrer autant d’affection pour les siens et de projet partagé que de volonté dynastique. On peut admettre que ces entorses à l’égalité des chances changent de nature lorsqu’elles sont le fait de ceux qui ont mandat de la défendre en tant que valeur démocratique fondamentale. Cependant la question des discriminations à l’embauche, des délits de faciès, de l’endogamie et de la reproduction sociale, dans les grandes écoles par exemple, mérite d’être posée. Pourquoi faire de la question de l’emploi des conjoints et enfants de parlementaires une question individuelle et morale, alors qu’elle pouvait être posée en termes politiques ? La préférence familiale, ces coups de pouce donnés aux fils et filles d’élus, ces PME familiales constituées pour gérer les affaires publiques, heurte des valeurs démocratiques indépendamment du contrôle de l’effectivité du travail accompli.

Le débat se poursuit aujourd’hui sur le terrain juridique. Deux interdictions s’affrontent, interdiction de toute discrimination à l’embauche (on parle alors des emplois familiaux) versus détournement de fonds public (on parle alors de l’emploi fictif, délit qui rappelle celui d’abus de bien social concernant les entreprises privées). Nous verrons la suite. On comprend que les circonstances ont conduit à confondre les deux questions, mais la confusion est peu propice à un « retour de la confiance ».

Par ailleurs, le débat a percuté celui sur le statut de la « première dame », offrant un argument efficace à ceux qui s’opposent à la loi. Comment prendre en compte le rôle et les contraintes des conjoints de Président de la république, mais aussi de député, de maire, de président de Conseil départemental ou régional, lorsqu’il est bien clair que nous n’avons pas élu un couple, fût-il très amoureux ? Il y a un débat institutionnel autour du travail et du statut de l’élu (Président de la République compris), voire de certains fonctionnaires, les préfets par exemple, et plus largement sur le fonctionnement d’une démocratie dite « représentative ». Il ne se réduit pas à la limitation du cumul des mandats. Il devrait conduire à mon sens à distinguer nettement les affaires privées des affaires publiques, sur un plan personnel comme professionnel. S’il fallait écrire une charte éthique de l’élu, c’en serait le point n° 1.


Le conflit d’intérêts et les lanceurs d’alerte

Le débat sur les conflits d’intérêts et le lobbying est à cet égard fondamental. Il a eu du mal à prendre corps dans le public. Les scandales y afférant n’ont pas manqué, dans le domaine de l’alimentation, de la santé et des médicaments notamment, mais, moins médiatiques, plus complexes, mettant principalement en cause des acteurs privés, ils ont été en grande partie refoulés.

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La défense de Richard Ferrand résume assez bien les termes de la confusion entre intérêt particulier et intérêt général. En tant que directeur des Mutuelles de Bretagne, la location d’un bâtiment répond parfaitement à la stratégie définie par l’entreprise. Qu’en outre le montage financier enrichisse sa compagne ne contredit pas la pertinence de cette opération. En tant que député, il a porté les projets de loi favorisant les réseaux de soins mutualistes et rendant obligatoire l’affiliation à une mutuelle, puis en 2014, il a été rapporteur de celle autorisant les mutuelles à déroger au monopole bancaire. Il l’a fait, dit-il, parce qu’il connaissait bien ce secteur, en raison de son expertise. Dans les deux cas, la défense est la même : c’était la meilleure solution, indépendamment de la prise en compte de mes propres intérêts. Il se trouve qu’ils convergeaient avec l’intérêt général, le monde est formidable, il n’y a pas de mal à se faire du bien. Les Mutuelles de Bretagne peuvent me remercier et continuer à me rémunérer pour mes activités de conseil.

Certes les décisions gagnent toujours à être éclairées par l’expertise de ceux qui connaissent le secteur d’activité. Ce qui pose problème c’est qu’au nom de cette expertise et des arguments techniques on tente toujours de nier le contenu politique des choix. « There is no alternative » disait Margaret Thatcher. Après un quinquennat marqué par le syndrome de la boîte à outils, on ne fera pas de la politique autrement sans discuter des positions et des rôles différents de l’expertise et des choix de société, de la place du savant et de celle du politique pour reprendre la formulation de Max Weber, du réel et de l’idéal, pour le dire dans ceux de Jean Jaurès.

La question des conflits d’intérêts et de l’influence d’intérêts sectoriels sera centrale dans ce quinquennat. Il ne s’agit pas de suspecter a priori des élus parce qu’ils sont chefs d’entreprise ou avocats et ont fait de bonnes études, celles où se constituent les réseaux efficaces. Mais leur bonne volonté et leur « expertise » ne suffiront pas. Le conflit d’intérêts est volontiers tartuffe. Personne n’osera défendre une loi qui n’aurait comme objectif que la défense de ses propres intérêts. Posons la question autrement : qui portera et défendra une loi « bonne et juste », mais qui aurait pour effet, même collatéral et incertain, de contrarier ses intérêts et ceux de ses proches ? La bonne foi n’est pas une garantie suffisante et la force de caractère risque de trouver vite ses limites. Au mieux elle conduira à une prudente abstention.

La loi est sur ce point très timorée. Elle institue un registre des déports, c’est-à-dire des cas dans lesquels un élu ne participe pas au vote lorsqu’il est trop directement concerné. La mise en œuvre de cette mesure sera intéressante à suivre. En revanche elle n’exclut pas le cumul d’activités ni la rémunération pour des activités de conseil, à condition qu’elles soient commencées un an avant l’élection. Question : Richard Ferrand aurait-il pu continuer à être rémunéré par les Mutuelles de Bretagne, son activité pour elles datant de plus d’un an avant son élection ? Un grand battage est fait autour de l’interdiction du cumul des mandats en raison d’une supposée surcharge de travail. L’argument me paraît valoir a fortiori pour le cumul mandat électif-activité privée (et cumul non plafonné des rémunérations annexes). Quant à l’interdiction pour les collaborateurs d’être rémunérés par des lobbys, il est tout de même surprenant qu’il faille l’inscrire dans la loi. De même en ce qui concerne les invitations et autres « petits cadeaux ». La conscience de chacun aurait dû suffire.

Cette question des conflits d’intérêts ne se réduit pas à celle des lobbys organisés et « visibles ». Elle ouvre le chapitre essentiel de la vigilance collective. En démocratie, si on ne veut pas qu’elle se transforme en entreprise de délation et de règlements de compte, elle passe par l’indépendance de la presse, la protection de ses sources, la protection des « lanceurs d’alerte ». Si l’objectif est la confiance des gouvernés dans les gouvernants (on est tenté d’ajouter « et réciproquement »), cette question est centrale, autrement importante que celui des emplois familiaux.


Mise à mort du Père Noël

Les parlementaires, députés contre sénateurs, ont beaucoup débattu d’un autre volet de cette loi : la réserve parlementaire. En l’absence d’évaluation sérieuse du travail et de la typologie des bénéficiaires, c’est le principe même qui semble irrecevable. Les opposants à sa suppression ont cité des cas où cela avait permis de soutenir des associations dont le financement avait été supprimé par des maires du Front national, l’Observatoire International des prisons – section française, qui reçoit entre 30 000 et 50 000 € par an grâce à quelques députés et sénateurs, s’inquiète, les quelques scandales récents sur l’attribution de subventions à des fins strictement clientélistes – dans les Bouches du Rhône par exemple – ne concernaient pas la réserve parlementaire, mais aucun de ces arguments ne pouvait peser face à l’accusation de clientélisme et d’archaïsme. La réserve ministérielle qui pensait être épargnée a dû in extremis être également supprimée…

Que dit la loi ? Ferme sur le principe, elle est moins claire sur les modalités de mise en œuvre. L’abrogation de la réserve serait différée à 2024, afin de « maintenir le dispositif de transparence » sur l’utilisation des 200 millions d’euros de crédits déjà engagés. Un fonds serait créé afin de maintenir le niveau d’engagement en soutien aux associations et collectivités locales. Attendons les décrets.

C’est le caractère discrétionnaire des attributions qui est aujourd’hui insupportable. Est-on certain que les gestionnaires d’un fonds, très hypothétique, seront plus avisés ? Ne pouvait-on pas mettre en place des jurys citoyens, des débats ouverts à tous les habitants, des consultations en ligne, utiliser les CivicTech, afin d’inventorier les besoins et de décider des priorités ? Les expériences de budgets participatifs (100 millions d’euros à Paris sur 5 ans) peuvent suggérer des manières de faire qui allient la pertinence des choix et la réalité d’un processus de « montée en citoyenneté », mélange de compétences, de responsabilité et de capacité à adopter le point de vue de l’intérêt public. Montée en citoyenneté qui nécessite de faire l’expérience personnelle d’une contribution à une décision collective, bien au-delà du choix périodique de son bulletin de vote. Il y avait là une belle occasion de faire de la politique autrement, de transformer la relation gouvernants-gouvernés et de générer de la confiance mutuelle.

Il faudrait parler des autres points, remboursement des frais sur présentation de justificatifs, création d’une banque de la démocratie pour le financement des partis politiques, peine complémentaire obligatoire d’inéligibilité en cas de manquement à la probité, mais cela ne peut se faire en quelques lignes. En particulier la question du sens de la peine après une décision de justice me paraît aujourd’hui tellement confuse qu’elle mériterait de longs développements qui ne peuvent pas être spécifiques au monde politique.

Pour une démocratie d’exercice

Les adeptes prudents des « éléments de langage » diront à juste titre que, même limitée, la loi « pour la confiance dans l’action politique » va dans le bon sens. Certainement et il ne faut pas bouder notre satisfaction lorsque des pratiques condamnables sont dénoncées et interdites. Ce sont bien les dérives et les scandales qui minent la confiance et non leur révélation.

Dommage qu’elle n’ait pas été l’occasion d’une réflexion sur le fonctionnement même de notre démocratie. Au lieu de ça l’attention s’est focalisée sur le comportement des parlementaires, le gouvernement semblant faire alliance avec l’humeur populaire pour remettre de l’ordre dans les assemblées qui composent le pouvoir législatif. Comme si le pouvoir exécutif cherchait à redorer son blason sur le dos des législateurs. Pourtant la question de la confiance le concerne au premier chef, lui qui domine de plus en plus ouvertement la scène politique, s’apprête à légiférer par ordonnances sur le sujet capital du droit du travail et prévoit de diminuer drastiquement le nombre de députés. La confiance n’est jamais unilatérale. Elle grandira lorsque seront débattues « en même temps » des attributions respectives des pouvoirs exécutif et législatif et des moyens et institutions mises en œuvre pour développer une citoyenneté large et active. Sinon gageons que, quelles que soient les avancées sur le chemin de la plus grande vertu, la confiance dans les gouvernants, président de la République inclus, ne sera pas plus forte demain qu’aujourd’hui et que nous continuerons à vouloir les « dégager » dès que possible, « juste pour voir ». Quant à eux, ils continueront à courir après des sondages en berne et une confiance introuvable.

 

A propos de cet article :

Ces réflexions s’inscrivent directement dans la suite d’articles publiés dans Metis :

– « Occupation des places et démocratie de plein air », Jean-Marie Bergère, juin 2015

– « Le bon gouvernement », Jean-Marie Bergère, janvier 2016

– « Démocratie et lopin de terre », Jean-Marie Bergère, janvier 2017

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.