Étrange démonstration que celle proposée par Tonie Marshall. Emmanuelle Blachey, pas encore quarante ans, est une femme comblée. Membre du Comité de direction d’une entreprise industrielle, polytechnicienne, souriante, elle a l’oreille de son patron. Elle seule parle couramment chinois, avantage incomparable pour s’imposer sur un marché stratégique. Cette position suscite quelques jalousies et quelques piques, mais une courtoisie de bon aloi les rend supportables. Certes, Emmanuelle travaille beaucoup, mais elle prend le temps d’accompagner son fils à l’école, de rendre visite à son père hospitalisé et d’embrasser son mari, lui-même très occupé et souvent en déplacement.
Une femme PDG d’une entreprise du CAC 40
Les choses auraient pu continuer ainsi, lorsque deux événements se conjuguent et propulsent Emmanuelle Blachey dans une autre histoire. Le premier est une blessure. Son patron, très satisfait de son travail, veut lui faire plaisir. Il lui propose une responsabilité dans les ressources humaines. Une femme, n’est-ce pas, fait naturellement merveille dans ces postes « humains ». Elle pourra s’occuper des accords sur l’égalité homme-femme. Toute ingénieure qu’elle soit, négociatrice hors pair de contrats cruciaux avec la Chine, le machisme ordinaire et à bonne conscience la renvoie aux stéréotypes et à sa condition de femme. Elle le prend mal.
Le deuxième événement est a priori plus flatteur. Un club très sélect de femmes a besoin d’elle. La présidente âgée -on devine que dans sa jeunesse elle militait au MLF – a un projet pour elle. Elle sera la première femme PDG d’une entreprise du CAC 40. Il y a un poste à pourvoir dans une entreprise spécialisée dans la distribution d’eau, secteur qu’Emmanuelle Blachey connaît. L’actuel PDG est malade et son candidat, un homme, est fragile. Emmanuelle hésite, elle ne connaît rien à ce réseau, les revendications féministes ne sont pas son affaire. Puis l’ambition l’emporte. Désormais c’est réseau d’influence contre réseau d’influence, boule puante contre boule puante, menace contre menace, traîtrises et deals confidentiels, tous les coups sont permis. C’est une guerre féroce que deux camps se livrent. Les femmes contre les hommes, et réciproquement.
C’est là que toute l’ambiguïté du film se révèle. D’un côté Tonie Marshall décrit durement le monde du pouvoir et des réseaux masculins. Au centre elle place les francs-maçons et le sommet du pouvoir politique. Ils sont sûrs d’eux et naturellement misogynes. Les femmes sont trop émotives, « les nerfs, on leur laisse ». Les plus actifs sont les plus cyniques, ceux qui ont pour seule morale le triptyque pouvoir, sexe, argent, et pour seule inquiétude l’ordre dans lequel chacun les place. De l’autre elle nous introduit dans un réseau « féministe » qui n’a rien à leur envier. Emmanuelle Blachey est instrumentalisée au service d’une cause qui ne s’embarrasse d’aucun scrupule. Les comploteuses sortent les dossiers compromettants, intriguent de la pire des manières et semblent jouir du combat qu’elles mènent, autant par esprit de compétition que par idéal démocratique d’égalité entre les sexes.
Ajoutons à cela que seule Emmanuelle, impeccablement interprétée par Emmanuelle Devos toute en retenue, semble avoir une famille. Son mari qui craint de ne plus la voir, son père, un intellectuel qui méprise le pouvoir, ses enfants qui la réclament. Les hommes ne s’embarrassent pas de ces handicaps, n’est-ce pas. En plus, sans que l’histoire ne le nécessite vraiment, elles seront sauvées par la traîtrise d’un homme, un séducteur obsessionnel, un « homme à femme » comme on dit. Petit à petit, la gêne s’installe.
L’égalité homme-femme mérite mieux que ça
On peut imaginer que Tonie Marshall dresse un portrait réaliste des cercles où s’exerce le pouvoir. Je n’en ai pas l’expérience personnelle. Un ami, longtemps membre des Comex de plusieurs grands groupes français, aimait répéter que « vue de l’extérieur c’est un mystère, vu de l’intérieur c’est un miracle ».
Le problème est que la cinéaste ne prétend pas faire un documentaire. Elle revendique la portée politique du film. Elle déclarait dans Ouest France (le 15/10/2017) que « plus de femmes de pouvoir changerait le monde ». Je pense ne pas être le seul à avoir la conviction que le combat pour l’égalité homme-femme, y compris au sommet du pouvoir, doit être mené, et ceci parce qu’il a partie liée avec la justice, le progrès social, qu’il est une affaire d’émancipation, une question démocratique. C’est une tout autre morale que promeut Numéro Une. Celle d’un monde où les femmes rêvent d’égaler les hommes dans l’art de la magouille, de la dissimulation, celle d’un monde définitivement aux mains des coteries, du cynisme et de la concurrence à mort. Un peu comme si ces jours-ci d’autres femmes militaient, non pas pour mettre fin aux harcèlements et aux viols, mais pour le droit de harceler et de violer à leur tour. Le féminisme – et tout simplement les femmes et les hommes – méritent vraiment mieux que ça.
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