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par Yannick Fondeur, propos recueillis par Jean-Louis Dayan

À l’heure où les plates-formes numériques sont devenues le canal courant de tant de mises en relation, des taxis aux rencontres amoureuses en passant par l’échange de services, il paraît aller de soi qu’Internet a bouleversé aussi l’intermédiation sur le marché du travail. Socio-économiste spécialiste du champ, Yannick Fondeur montre que la réalité est plus compliquée.

 

application

 

Quels sont les effets de la révolution numérique sur la rencontre entre offres et demandes d’emploi ?

 

yannick fondeur

Au risque de vous décevoir, je commencerai par dire qu’on les mesure encore très mal. Il y a longtemps que des économistes, aux États-Unis en particulier, se sont intéressés aux « effets d’Internet sur le marché du travail », entre autres pour mesurer si le numérique raccourcissait la durée de recherche d’emploi. Mais aujourd’hui, l’usage des outils numériques est tellement répandu qu’il devient impossible d’isoler son effet propre.

 

Quand peut-on dire que les recruteurs et les candidats mobilisent Internet et les outils numériques ? Ces derniers peuvent « toucher » l’appariement à divers moments et de manière plus ou moins structurante : à travers des offres ou des CV en ligne, des réseaux sociaux numériques, des plateformes d’intermédiation, des échanges d’emails, des formulaires de candidature sur un site carrières d’entreprise, des progiciels de gestion de recrutement, etc. Il est impossible, et je crois illusoire, de vouloir mesurer précisément la contribution du « numérique » à la rencontre de l’offre et de la demande sur le marché du travail.

 

Pour autant nous ne sommes pas dépourvus de toute information. Réalisée en 2005 par la DARES, puis rééditée en 2016, l’enquête OFER (offre d’emploi et recrutement) fournit de nombreuses données sur les modes de recrutement des entreprises en France. J’ai moi-même contribué à enrichir cette dernière édition de questions portant justement sur le numérique. Leur exploitation est en cours et permettra dans les mois qui viennent de saisir dans quels domaines du recrutement les outils numériques sont mobilisés et avec quelle intensité. Cette enquête va permettre de faire éclater la catégorie « numérique » pour étudier les logiques d’utilisation des outils très différents qui se cachent derrière cette dénomination générique.


Qu’en est-il des opérateurs traditionnels de l’intermédiation ?

 

Je vais peut-être vous surprendre, mais celui qui a le plus bougé, c’est peut-être Pôle Emploi. Avec le numérique, son modèle d’intermédiation s’est profondément transformé, particulièrement depuis 2012.

 

La « mise en offres d’emploi » de la demande de travail émanant des employeurs et la circulation de cette information a toujours été une des missions traditionnelles du service public de l’emploi, et ce de manière universelle. Avec une double dimension, à la fois normalisatrice et centralisatrice : formaliser les offres en les codifiant selon des modèles et des nomenclatures définis centralement ; centraliser leur diffusion pour offrir le maximum de possibilités d’appariement, conformément à une représentation walrassienne du marché du travail. Cela a donné lieu, de la part des services publics de l’emploi nationaux, à de considérables « investissements de forme » (pour reprendre les termes de l’économie des conventions), c’est-à-dire à la mise au point de syntaxes et de nomenclatures homogènes permettant aux informations de s’échanger sur toute l’étendue du marché.

 

Puis est venu Internet, dont on a pu penser qu’il allait enfin permettre, justement, de réaliser pleinement le modèle walrassien d’un marché du travail parfaitement transparent, arbitré par un « commissaire-priseur » central. Certains ont cru que cela allait advenir lorsque Monster, premier site d’offres d’emploi d’envergure (job board) s’est créé en 1995. Mais c’est un peu le contraire qui s’est produit : en fait les job boards se sont vite multipliés, avec chacun ses propres investissements de forme, si bien que le premier effet du numérique a été de segmenter le marché plutôt que de l’homogénéiser.

 

La prolifération des job boards a produit une double hétérogénéité : syntaxique, en ce que les données sur les offres y sont chaque fois structurées différemment, mais aussi sémantiques, parce que les sites n’utilisent pas les mêmes termes pour désigner les emplois et les compétences. Et pour cause : ils ont tout intérêt à conserver leurs mises en forme propres pour différencier leurs services en proposant aux recruteurs et aux candidats des modalités de rencontre spécifiques.

 

Au bout du compte, personne n’a réussi à centraliser ni à homogénéiser le marché : pas plus les services publics de l’emploi à l’échelle nationale qu’un Monster opérant à l’échelle mondiale. Et cette configuration a permis l’émergence à partir des années 2000 à de deux nouveaux types d’intermédiaires informationnels sur le marché numérique du travail :

 

• Les « agrégateurs », à savoir des méta-sites qui agrègent les offres d’emploi collectées par différents job boards. Mais ils le font sans les traduire en un langage commun : la recherche s’appuie essentiellement sur les mots-clés en texte intégral, ce qui limite grandement la possibilité d’avoir une vue complète des opportunités disponibles. En outre certains grands sites refusent jusqu’à nouvel ordre l’agrégation de leurs offres, comme Le Bon Coin ou… Pôle Emploi.
• Les « multi-diffuseurs », qui établissent et entretiennent des centaines de passerelles permettant aux entreprises d’envoyer leurs offres vers les différents job boards en les « traduisant » dans le langage propre à chacun d’entre eux.

 

Pour résumer, le paysage actuel se compose d’une couche constituée d’une multitude de job boards doté chacun de ses investissements de forme spécifiques, et d’un nombre restreint d’agrégateurs, interposés entre candidats et job boards, et de multi-diffuseurs, interposés entre recruteurs et job boards. L’intermédiation dans l’intermédiation en quelque sorte.

 

Ce que vous dites des « investissements de forme » interroge : le recrutement par Internet est-il à ce point une affaire de langage ?

 

job_online

Tout à fait. Prenons l’exemple de Google, qui depuis l’année dernière multiplie les initiatives sur le marché de l’emploi en ligne, avec d’un côté un progiciel de recrutement pour petites entreprises, baptisé Google Hire, et, de l’autre un agrégateur d’offres d’emploi, Google For Jobs. Avant ces deux initiatives, Google avait discrètement lancé un service, tout à fait central dans sa stratégie, apportant une forme de réponse à la problématique du langage. Cloud Job Discovery est une API (c’est-à-dire un dispositif permettant la communication et l’échange de données entre systèmes tiers par le biais d’un service web) fondée sur des ontologies d’intitulés d’emploi et de compétences.

 

Une ontologie est un objet qui se différencie des nomenclatures, telle que le Rome (Répertoire Opérationnel des Métiers et des Emplois) de Pôle emploi par exemple. Une nomenclature est une structure hiérarchisée par niveaux, emboîtés les uns dans les autres, autoritaire en ce qu’elle contraint les usagers à se plier à sa terminologie. Une ontologie est un dispositif plus souple qui permet de dresser une représentation (ou cartographie) des relations sémantiques au sein d’un champ lexical donné.

 

Google a analysé des millions d’offres d’emploi disponibles en ligne pour dresser ensuite de gigantesques cartes sémantiques reliant entre eux les investissements de forme produits par les différents job boards, ou encore par les entreprises elles-mêmes. À la différence d’une nomenclature, l’ontologie produite par Google ne crée pas vraiment un langage commun, mais plutôt un corps de liens entre différents langages. C’est ce que j’appelle un « méta-investissement de forme ».


Jusqu’ ici vous n’avez pas parlé d’argent. Il s’agit pourtant bel et bien d’un marché. Qui paie quoi ?

 

Avant internet, le recruteur et le candidat payaient tous deux le support d’intermédiation. Le recruteur pour l’insertion de l’annonce, le candidat pour sa consultation. Ce dernier achetait par exemple le Figaro, qui était réputé pour ces annonces d’emploi, ou se connectait sur minitel au « 3617 Cadremploi », facturé 3,48 francs par minute, ce qui à l’époque représentait un coût important.

 

Mais Monster a mis en œuvre un modèle économique différent, qui s’est imposé ensuite de manière quasi universelle sur le web : seul le recruteur paie, la mise à disposition des offres restant gratuite pour le candidat. En termes économiques, c’est un marché « biface » dans lequel le versant candidat est subventionné. En France, la loi de cohésion sociale de 2005 a d’ailleurs sanctuarisé ce principe en interdisant de faire payer des offres aux chercheurs d’emploi.

 

Les agrégateurs d’offre d’emploi relèvent d’un principe similaire mais appliqué de manière différente : sur Indeed, le principal acteur mondial, la consultation est gratuite pour les candidats, et les diffuseurs (recruteurs finaux ou job boards), s’ils ne paient pas pour l’insertion de leur annonce, sont fortement incités à consacrer un budget à la visibilité effective de leurs offres lors des recherches des candidats, via un système au « coût par clic ».

 

Tout ceci n’est pas sans conséquence sur le service rendu : sur les job boards comme sur les agrégateurs, le client, c’est avant tout l’entreprise.

 

Et Pôle emploi dans tout ça ?

 

internetemploi

L’institution est en train de changer totalement de paradigme. Revenons en arrière : en 1945 l’Etat (les bureaux de main-d’œuvre à l’époque) dispose du monopole du placement des demandeurs d’emploi, et l’ANPE en héritera à sa création en 1967 (même si de fait il était déjà devenu largement théorique). Elle le perdra en 2005 avec la loi de cohésion sociale précitée. Pourtant, elle restera, et après elle Pôle emploi, principalement évaluée par sa tutelle à l’aune de sa « part de marché », c’est-à-dire de la part des offres qu’elle aura collectées par elle-même. L’indicateur n’est abandonné qu’en 2012, et ce n’est finalement qu’à partir de cette date que Pôle emploi intègre expressément le fait que sa mission d’intégrateur central du marché du travail n’a plus lieu d’être.

 

Dès lors, prenant acte de la multiplication des job boards, il décide de devenir lui-même agrégateur et multi-diffuseur. La première fonction monte en charge très vite tandis que la seconde tarde à démarrer, Pôle emploi avançant prudemment sur ce point du fait des fortes résistances que continue de susciter en interne le partage des offres avec d’autres intermédiaires. Si l’agrégation marche si bien c’est que les jobs boards apprécient l’arrivée de cet agrégateur qui tout en étant gratuit leur assure une très large audience auprès des chercheurs d’emploi. Au point qu’aujourd’hui, sur les quelque 600 000 offres accessibles sur le site de Pôle emploi, environ les deux tiers proviennent, après agrégation, de sites extérieurs.

 

L’agrégation de Pôle emploi est fondée sur la signature d’une convention avec chacun des sites partenaires, au nombre de 140 aujourd’hui. Le problème, c’est que ces partenaires ne « parlent » pas le ROME. Le système d’information de Pôle emploi affecte bien un code ROME à chaque offre agrégée, mais il le fait avec difficultés : son taux d’échec serait en baisse, mais toujours compris entre 15 et 30 %. On voit là, encore une fois, l’importance de la problématique du langage.

 

Cette question s’insère plus globalement dans celle de la diversité des investissements de formes, qui conduit à faire subir aux flux d’offres des partenaires un traitement automatisé pour les faire converger vers les formats et les exigences de emploi. Ce traitement comprend quatre phases, dont chacune implique la perte d’offres : homogénéisation syntaxique des offres, « romage », dédoublonnage, et pour finir contrôle de conformité (élimination des offres illégales, discriminatoires ou frauduleuses). La question de la qualité et de la moralité des emplois offerts via l’agrégation entretient d’ailleurs un débat assez vif au sein de l’opérateur public, avec en arrière-plan ce dilemme : un demandeur d’emploi a-t-il surtout besoin d’offres nombreuses, ou bien d’offres sélectionnées selon leur qualité ?

 

La multidiffusion a quant à elle débuté très lentement. Pôle emploi a choisi de commencer par l’expérimenter dans quelques régions, puis l’a étendue courant 2015 à l’ensemble du territoire, mais en se limitant aux offres difficiles à satisfaire, et en se fixant un plafond de 25 000 offres et d’une vingtaine de partenaires. C’est l’évolution du paysage institutionnel et juridique qui a accéléré les choses. Il s’agit d’une part de la Loi Lemaire de 2016 « Pour une république numérique », qui conformément au principe de l’open data impose d’ouvrir les bases de données publiques aux citoyens d’ici octobre 2018. Cela vaut pour les offres de Pôle emploi mais aussi pour celles des sites partenaires qu’il agrège, et qui ne souhaitent pas forcément en élargir l’accès : voilà qui peut changer la donne dans ses relations avec certains d’entre eux. D’autre part, dans le même sens, un règlement européen d’avril enjoint tous les services publics de l’emploi des États membres de partager avant la fin 2018 leurs offres – y compris celles des job boards partenaires – avec leur réseau européen, nommé EURES. Pôle emploi a pris les devants et vient d’ouvrir une API qui permet de réutiliser ses offres (pour le moment seules celles qui lui ont été adressées directement), sous condition de licence. D’ici la fin de l’année prochaine, ce dispositif devra donc également intégrer les offres de ces partenaires, pour satisfaire tant aux exigences européennes qu’à celles de la loi Lemaire.

 

Quel rôle restera au service public de l’emploi dans ce marché ouvert ? À mon sens, celui de mettre en œuvre des dispositifs permettant une circulation fluide d’une information de qualité. Et pour cela, une piste à travailler est à mon avis la participation des internautes à la construction des outils de coordination, que ce soit en ouvrant des droits en écriture sur le Rome, pour en faire une ontologie co-construite et partagée, ou en mettant en place des systèmes de notation des émetteurs d’offres d’emploi, pour donner une meilleure visibilité aux partenaires dont les annonces sont de qualité.

 

Pour en savoir plus :

 

Yannick Fondeur est chercheur au Cnam, membre du Laboratoire Interdisciplinaire pour la Sociologie Economique (UMR 3320) et du Centre d’Etudes de l’Emploi et du Travail.

– Yannick Fondeur, Google et le marché numérique du travail, Connaissance de l’emploi n° 136, CNAM-CEET, mai 2017,

 

– Yannick Fondeur, « Les offres d’emploi sur Internet : vers la « transparence » du marché du travail ? », Connaissance de l’emploi n° 132, CNAM-CEET, novembre 2016

 

– Yannick Fondeur, « Centralisation des offres d’emploi et « transparence du marché du travail » : un paradigme de l’action publique à l’épreuve du numérique », à paraître dans Economies et Sociétés, série socio-économie du travail.

 

 

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